M. Wilbur Wright, conquérant des airs, et qui met toute sa joie dans l’action, n’a sans doute pas le temps de lire d’anciens contes. Au demeurant, ses aventures réelles dépassent toutes les fictions, et il peut ne se soucier que médiocrement de la littérature d’imagination, lui qui fait réellement des prodiges. Les contes ! cet homme d’audace en détruit la fable, eût-elle naguère paru d’un joli et mélancolique symbole, avec ses étonnants « records. » Il y avait ainsi une belle histoire fantastique, qui est devenue soudain singulièrement démodée ; c’était celle de ce naufragé, abordant dans une île inconnue, seul survivant de l’équipage d’un vaisseau anéanti par la tempête, nouveau Robinson livrant une lutte contre la nature hostile. Une nuit, il entendait au-dessus de sa tête un frémissement mystérieux, ressemblant à des bruits d’ailes, et, sous la clarté de la lune, il distinguait des sortes de grands sylphes. Un peuple de femmes volantes planait sur l’île. L’une d’elles, curieuse de l’unique habitant de ce désert, descendait vers lui, l’examinait, s’entretenait avec lui, puis s’enfuyait avec ses compagnes pour revenir le lendemain ; et c’était, peu à peu, un roman d’amour entre l’abandonné et cette créature à demi céleste, consentant à s’arrêter parfois sur la terre. Mais quelles alarmes étaient celles du solitaire, rivé au sol, car un caprice de son aérienne amie pouvait l’éloigner de lui pour toujours, et il n’avait pour la retenir que ses prières passionnées. Et, une fois, en effet, lasse de sa fantaisie, elle prenait son large vol dans l’espace et le quittait, le laissant dans l’horreur de sa détresse… Il semble, aujourd’hui, que cet amant, torturé par l’impossibilité de la poursuite, était bien peu ingénieux, puisqu’il n’avait pas l’idée de construire aussitôt un aéroplane. Ainsi les vieilles légendes s’effondrent-elles, qui disaient la fragilité des espoirs humains et les anxiétés de captiver les chimères, devant les modernes exploits des aviateurs…
 

 
 

Mais encore n’y avait-il là qu’une idée poétique. Bien qu’il ait autre chose à faire qu’à feuilleter de vieux livres, je signale à M. Wilbur Wright un certain Voyageur aérien, fruit des rêveries d’un auteur anonyme du dix-huitième siècle (Amsterdam et Paris, rue et hôtel Serpente, 1787). Les gens de science, les inventeurs hardis ont parfois trouvé un grain de sagesse dans les folles conceptions des utopistes ou des simples amuseurs, et une futilité peut se transformer, reprise et pétrie par un cerveau puissant, en une forte pensée. Je ne sais si c’est le cas, et il faudrait, assurément, une fameuse métamorphose du point de départ. Et puis, je ne suis jamais monté qu’en ballon libre, ce qui laisse, présentement, des souvenirs comparables à ceux des antiques diligences ! Ce Voyageur aérien ne manque pas, toutefois, de quelque facilité d’invention. Il ne se bornait pas, en effet, au problème de se maintenir dans les airs à l’aide d’une ingénieuse machine ; il prétendait résoudre celui qui consiste à se rendre maître du vent, à en faire un docile esclave. Il faut bien convenir que c’était par des moyens encore assez ingénus.

Le héros du conte est un Suédois des contrées extrêmes de son pays, attentif à observer la nature. Il ne lui a pas été malaisé, d’ailleurs, de se rendre compte des ravages des vents glacés du Nord, d’une force et d’une rapidité à quoi rien ne résiste, formidables éléments perdus…

Si on les asservissait, pourtant, si on les obligeait à être utiles, au lieu de faire le mal ? Notre homme médite sur cette idée et, un beau jour, il se met à l’oeuvre, pour tenter au moins l’expérience. Il embauche une troupe de solides ouvriers et il s’installe, avec eux, sur le bord de la mer, devant laquelle il fait établir, en demi-cercle, des milliers de pieux, s’enfonçant profondément dans le sol du rivage. Il les relie par d’épaisses traverses et forme ainsi une digue d’une telle masse qu’elle défie les ouragans, et il a la satisfaction de constater que la fureur des vents, ne pouvant plus raser la terre, va se perdre dans les airs. Mais ce n’est là qu’un commencement. Il surélève sa construction de deux étages, édifiés d’une façon tout aussi robuste, puis, dans cette surface inébranlable, il pratique des panneaux à coulisses, où le vent s’engouffre, mais selon la liberté qu’on veut bien lui donner. Cette rude besogne étant achevée, on se demande quel parti va en tirer l’inventeur. Il garde encore un mystérieux silence, et fait fabriquer nombre de légers esquifs, ressemblant à des traîneaux à voiles. C’est alors qu’il se livre à sa grande épreuve ; il s’embarque dans un de ces traîneaux, après avoir donné l’ordre de n’ouvrir qu’à demi un des panneaux du rez-de-chaussée ; la voile se gonfle, et, en un instant, il est commodément transporté à une dizaine de lieues de la digue. Le voici ravi du succès, et il recommence, après s’être placé sur un échafaudage établi devant le premier étage de sa construction. Le vent, passant par le panneau qu’on n’a fait fonctionner qu’à moitié, le pousse cette fois fort loin, dans la direction qu’il a choisie. Qu’est-ce donc quand il part du second étage dans les mêmes conditions ? Il arrive tout droit à Paris, où son entrée cause quelque surprise, et l’on estime, communément, qu’il a voyagé sur un bolide, mais il conserve pour lui son secret, et on sourit, croyant à une boutade de sa part, quand, aux questions sur sa profession, il répond avec assurance : marchand de vent.
 

 
 

À la vérité, si les détails du départ sont abondants, il y a une lacune dans les particularités du retour. Il assure que, en donnant plus ou moins de souffle, au moyen des panneaux à coulisses régulateurs, il va exactement où il veut aller, mais le « voyageur aérien » ne dit guère comment il revient en Suède. A-t-il établi une autre station sur les bords de la Méditerranée, en domptant le mistral ? Toujours est-il qu’il parcourt sans cesse l’espace, grisé de vitesse, se rendant d’un bout à l’autre du monde, au gré de son désir, aussitôt réalisé comme par magie, mais il n’y a eu d’autre sorcellerie que celle de son génie. Quand, par hasard, il a fait une petite erreur de compte et n’a pas assez minutieusement calculé la distance, il y a toujours une montagne toute prête à accueillir sa nacelle, lasse de sa course. Il n’y a, affirme-t-il, rien de moins dangereux que ce mode de transport.

Mais on était au dix-huitième siècle, et il fallait bien qu’il se mêlât un peu de philosophie à cette fantaisie scientifique, et peut-être se peut-elle appliquer, par manière de petite leçon morale, aux aviateurs qui vont être légion. Notre homme est si bien habitué à la rapidité vertigineuse qu’il l’apporte en toutes choses, et dans ses façons de voir, de juger, de comprendre et même de réfléchir. Bien qu’il semble avoir vaincu le temps, il n’a plus le temps de rien ; il ne vit plus : il effleure la vie, et tout est superficiel pour lui. Il est un peu la victime de sa mobilité incessante ; après avoir été si merveilleusement ingénieux, il n’a plus que des clartés vagues sur tout, et il perd un peu la notion du réel, dévoré qu’il est par la hâte, fût-elle sans objet. Il en va de même pour ses sentiments (car on attend bien un peu de galanterie). Brave, séduisant, aimable, il commence des conquêtes qu’il n’achève point, et qu’il ait intéressé la sensibilité de la belle Parisienne Liriane ou qu’il ait fait soupirer l’incomparable Espagnole Antonia de Zayas, il oublie de poursuivre ses avantages, ou il est incapable d’avoir une ombre de patience. Il passe, il ne fait plus que passer, il ne sait plus que passer…

Peut-être y a-t-il là une vision de l’avenir – d’un avenir rapproché, maintenant – quand les machines volantes sillonneront le ciel, car il n’est guère de révolution matérielle qui n’influe sur la mentalité générale.
 
 

_____

 
 

(Paul Ginisty, « Au jour le jour, » in Journal des débats politiques et littéraires, cent-vingtième année, n° 356, mercredi 23 décembre 1908. Illustration de François Schuiten, 2009 ; gravure anonyme extraite de La Découverte australe par un Homme-volant, ou Le Dédale français, Nouvelle très-philosophique de Restif de la Bretonne, [1781] ; gravure de Marillier pour « Les Aventures du voyageur aérien, histoire espagnole, » extraite des Voyages imaginaires, songes, visions et romans cabalistiques, tome XXIII, Amsterdam et Paris, rue et hôtel Serpente, 1786. Il s’agit de l’édition citée par Ginisty ; l’édition originale était en fait parue à Paris, chez André Cailleau, en 1724)