À l’Institut, dans le local où trônent à l’ordinaire les pontifes de la science.

Messieurs les académiciens ne sont pas encore arrivés.

Une mâchoire et un crâne déposés dans une armoire en profitent pour se livrer à des épanchements intimes.
 

LA MÂCHOIRE. – Eh ! là bas.

LE CRÂNE. – Plaît-il ?

– Si je ne m’abuse, et autant que l’obscurité de cette armoire peut me permettre de le constater, nous sommes d’anciennes connaissances.

– Peut-être bien. D’où venez-vous ?

– Des environs d’Abbeville.

– Moi aussi.

– J’en étais sûre. Vous êtes ici…

– Pour démontrer à l’Académie l’existence de l’homme antédiluvien.

– Comme moi.

– Comme vous !… comme vous !… avec cette différence que vous n’avez rien démontré du tout, tandis que moi…

– Tandis que vous !… vous me faites de la peine… Qui étiez-vous donc de votre vivant pour faire tant le fier ?

– Moi… (À part.) Diable ! je n’avais pas prévu la question !… (Haut.) J’étais…

– Eh bien ?

– J’étais parrain de Noé ! (À part.) Elle est assez bien trouvée, celle-là.

– Parrain de Noé, vous ?

– Oui, madame la mâchoire.

– Farceur !

– Hein… vous osez me manquer de respect ?

– Dites que je rétablis la vérité : on la connaît, la charge. Moi qui vous parle, moi qui ai été présenté aux suffrages des corps, moi dont toute la France a parlé, savez-vous d’où je viens ?

– J’avoue…

– D’un vitrier du temps de Henri II.

– Pas possible !

– Lequel s’étant assis pour casser une croûte dans un grotte voisine d’une carrière de la localité, a été surpris par un éboulement… Et voilà !

– Ah ! par ma foi, elle est bonne.

– Eh bien alors, confidence pour confidence. Qui êtes-vous ?… Là, sans balançoire.

– Je suis…

– Allons donc ! de la franchise.

– Tant pis… Pour une mâchoire défiante, vous m’avez l’air d’une bonne vivante ; je vais tout vous conter.

– Voilà qui est parler.

– Apprenez donc que tout fossile que vous me voyez, je suis le crâne d’un rempailleur de chaises d’Abbeville, décédé il y a dix ans d’une indigestion de moules.

– C’est splendide !

– M’étant trouvé en état d’exhumation, – ces choses-là peuvent arriver à tous les crânes, pas vrai ? – j’ai tenté un bon paysan qui avait appris qu’un savant des environs d’Abbeville payait très cher tous les débris qu’on lui apportait.

– Le roman se corse ; c’est dramatique comme du Ponson du Terrail.

– Le bon paysan m’a emporté.

– Je vois cela d’ici.

– Verni.

– Parfait !

– Trempé dans une décoction qui m’a donné une teinte suffisamment bistrée, puis il est, par une belle nuit, allé m’enfouir dans un trou creusé laborieusement.

– Ah ! l’honnête homme ! le galant homme !

– Il y a quinze jours, ce savant en question m’a déterré.

– Musique à l’orchestre !

– À ma vue, il a failli se trouver mal.

– Paff !… coup de tam-tam.

– Il m’a expédié ici incontinent.

– Et vous attendez le moment de comparoir devant l’aréopage vulgairement connu sous le nom d’Académie !

– C’est toi qui l’as nommée.

– Admirable, resplendissant !

– N’est-ce pas que j’ai l’air presque authentique ?

– Presque est de trop ; d’ailleurs, des savants, c’est fait pour la mystification.

– Ils vont me décerner un brevet d’antédiluvianisme.

– Appuyé de considérations morales, philosophiques, religieuses, internationales et synthétiques.

– Saperlotte ! si l’ombre de mon rempailleur me voit du haut du ciel, sa demeure dernière, elle sera joliment flattée !

– Il y a de quoi. Mais chut !

– Qu’est-ce ?

– Les académiciens qui arrivent.

– Diantre ! du recueillement ; s’ils vous entendaient…

– Il n’y a pas de danger. Ils sont sourds pour la plupart !

– C’est égal, j’ai de l’émotion.

– Celle qui est inséparable d’un premier début ; mais allez-y gaiement.

– Vous croyez que je joue assez bien mon rôle ?

– Crânement, c’est le mot.

– Très joli ! très joli ! Vous êtes une mâchoire d’esprit.

– Peuh ! on fait ce qu’on peut. D’ailleurs, je me sens ici en pays de connaissance, et cela me met à l’aise.

– Silence ! Des pas s’approchent… On vient peut-être m’extraire pour me soumettre à ces messieurs.

– Instant solennel.

– Chère amie, au revoir. Priez pour feu mon rémouleur !

LA MÂCHOIRE, philosophiquement. – Et dire que toutes les sciences humaines en sont à peu près là !
 
 

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(Paul Girard, in Le Journal amusant, n° 390, 20 juin 1863 ; cet article fait suite à la découverte de la mâchoire de Moulin-Quignon par Boucher de Perthes le 28 mars 1863. Caricatures de Thomas Nast, in Harper’s Weekly, 19 août 1871, et d’Antoine Lesaint, « La Semaine cléricale, » in La Lanterne, journal politique quotidien, trente-et-unième année, n° 11566, mardi 22 décembre 1908)