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(Louis Bailly, in A.B.C, huitième année, n° 91, juillet 1932)
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(Louis Bailly, in A.B.C, huitième année, n° 91, juillet 1932)
On raconte cette histoire sur les balcons de Belgrave Square et dans les tours de Pont Street ; les hommes la chantent le soir sur la route de Brompton.
Le jour où elle accomplit ses dix-huit ans, Miss Cubbidge, du n° 12, square du Prince-de-Galles, n’aurait pas pu imaginer qu’avant une année révolue, elle se serait éloignée pour toujours de cette informe bâtisse oblongue qui, pendant si longtemps, avait été sa demeure. Et si, de plus, on lui avait dit que, dans moins d’un an, tout souvenir du square ci-dessus et du jour où son père fut élu par une enthousiaste majorité, pour prendre part à la direction des affaires de l’Empire, se serait absolument effacé de sa mémoire, elle aurait seulement répondu de ce ton affecté qui lui était habituel : « Allons donc ! »
Il n’y eut pas un mot à ce sujet dans les journaux ; la police du parti de son père ne prit aucune précaution en vue de cet événement ; pas une insinuation ne se glissa dans les soirées où se montrait Miss Cubbidge ; personne ne lui prédit ceci : un dragon effrayant, revêtu d’écailles d’or qui faisaient un grand bruit quand il volait, devait surgir du cœur même de la Fiction, et pendant la nuit, autant qu’on peut le savoir, traverser Hammersmith, arriver à Ardle Mansions, et là tourner à gauche, ce qui l’amènerait juste devant la maison du père de Miss Cubbidge.
Le soir, Miss Cubbidge s’asseyait solitaire sur son balcon, attendant que son père fût créé baronnet. Elle portait des souliers de marche, un chapeau et une robe décolletée, car elle venait justement de poser pour son portrait et ni le peintre ni elle n’avaient rien vu d’extraordinaire à cette étrange combinaison. Elle n’entendit pas le bruit des écailles d’or du Dragon et ne remarqua nullement parmi les innombrables lumières de Londres la petite lueur rouge de ses yeux. Tout à coup sa tête s’éleva, resplendissante d’or, au-dessus du balcon ; il n’avait pas du tout l’air d’un dragon jaune à ce moment-là, car ses brillantes écailles reflétaient toute la beauté qui enveloppe Londres le soir et la nuit seulement. Elle cria au secours, mais son appel n’était adressé à aucun chevalier ; elle n’aurait même su quel chevalier appeler ; elle ne se demandait seulement pas où pouvaient bien être les vainqueurs de dragons des anciens jours romanesques ; quel plus puissant gibier ils poursuivaient peut-être, ou quelles guerres ils entreprenaient : peut-être étaient-ils occupés juste en ce moment à préparer le départ pour Armageddon.
Le Dragon enleva Miss Cubbidge du balcon de la maison de son père, square du Prince-de-Galles, ce balcon peint d’un vert foncé qui devenait plus noir chaque année ; il ouvrit ses ailes bruyantes, et Londres tomba derrière eux comme une ancienne mode. L’Angleterre aussi tomba derrière eux avec la fumée de ses usines et aussi la ronde terre matérielle qui va bourdonnant autour du soleil, poursuivie et harcelée par le Temps, et enfin les anciens et éternels pays de la Fiction apparurent à leurs yeux au bord des mers mystiques.
Vous ne vous seriez jamais imaginé Miss Cubbidge caressant d’une main un dragon irréel, tandis que de l’autre elle jouait avec des perles apportées du fond des déserts marins. Les Princes de la Fable, les Gnomes, les Elfes mythiques s’empressaient autour d’elle. Ils remplissaient de perles de grandes coquilles et les déposaient à ses pieds ; ils lui offraient des émeraudes dont elle entrelaçait ses longues tresses noires, des fils de saphirs pour border son manteau. Une moitié d’elle-même continuait à vivre, l’autre moitié s’identifiait à l’ancien temps et à ces contes sacrés que racontent les nurses quand tous les enfants sont sages, que le soir est venu, que le feu brûle bien et que le bruit régulier des flocons de neige sur les carreaux ressemble au pas furtif de quelque créature effrayante dans les anciennes forêts enchantées. Si, au premier abord, elle regretta cette modernité élégante au milieu de laquelle elle avait été élevée, la vieille chanson de la mer mystique murmurant des contes de fées adoucit d’abord, puis consola son chagrin ; elle oublia même ces réclames de pilules qui sont si chères à l’Angleterre ; elle oublia le jargon politique et les choses qu’on discute, et les choses qu’on ne discute pas, et elle fut bien obligée de se contenter comme divertissement de voir passer les grandes galères chargées de trésors en route vers Madrid et le joyeux pavillon noir des pirates et les mignons nautiles et les navires des héros qui faisaient le commerce du Roman, ou des princes à la recherche des îles enchantées.
Ce n’était pas par des chaînes que la retenait le Dragon, mais par un des anciens enchantements. Pour quelqu’un à qui les bienfaits de la presse quotidienne avaient été si longtemps accordés, on croirait que les enchantements auraient été vite usés et les galères, et toutes ces choses désuètes. Mais étaient-ce bien des siècles qui passaient auprès d’elle ? ou des années, ou aucun temps du tout ? Elle n’en savait rien. Si quelque chose indiquait la fuite des heures, c’était seulement, sur les collines, le son du cor des Elfes ; si des siècles passaient auprès d’elle, l’enchantement qui la liait lui donnait aussi une éternelle jeunesse et gardait toujours allumée la lampe qui brûlait à côté d’elle, et sauvait de la ruine le palais de marbre sur le rivage de la mer mystique.
Et si le temps ne passa pas du tout, son unique instant sur ces plages merveilleuses fut pareil à un seul cristal reflétant des milliers d’images. Si ce fut un rêve, ce rêve ne connut ni aurore, ni déclin. La marée mugissait et parlait tout bas de mythes et de mystères, tandis qu’auprès de cette dame captive, le Dragon d’or rêvait, endormi dans son bassin de marbre ; à quelque distance du rivage, tous les songes du dragon se dessinaient faiblement sur le brouillard qui couvrait la mer. Aussi longtemps qu’il rêvait, c’était le crépuscule ; mais quand il s’élançait hors du bassin, la nuit tombait et la lumière des étoiles se reflétait sur ses humides écailles d’or.
Le Dragon et sa captive avaient peut-être vaincu le temps, ou peut-être, ils n’avaient jamais eu affaire à lui ; tandis que dans l’univers que nous connaissons, Roncevaux faisait rage par exemple, ou des batailles encore à venir, je ne sais dans quelle partie du monde de la Fiction le Dragon l’emporta. Peut-être devint-elle une de ces princesses dont la Fable aime à raconter l’histoire ; mais qu’il nous suffise de savoir qu’elle vécut au bord de la mer. Les rois gouvernèrent ; plus tard, la démocratie ; les rois revinrent ; bien des cités retournèrent à la poussière d’où elles étaient sorties ; et toujours elle demeurait là, et son palais de marbre ne fut jamais détruit, ni la puissance du sortilège par lequel la retenait le Dragon.
Une seule fois, un message du monde dans lequel elle vivait auparavant lui parvint ; il fut porté par un vaisseau de perles à travers la mer mystique ; c’était un simple billet écrit par une amie de pension qu’elle avait laissée à Putney ; un simple billet tracé d’une nette petite écriture ronde et qui était conçu en ces termes : Il n’est pas convenable que vous demeuriez là-bas toute seule. »
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(Lord Dunsany, Le Livre des merveilles, traduction française de Marie Amouroux, Paris : Eugène Figuière, 1924 ; illustration de Sidney Herbert Sime)
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☞ Édition originale : Lord Dunsany, The Book of Wonder, a Chronicle of Little Adventures at the Edge of the World, illustré par Sidney Herbert Sime, London: William Heinemann, 1912.
Dieu est le lieu des esprits comme l’espace est le lieu des corps.
MALEBRANCHE.
I
Il y a un peu moins d’un an, le monde littéraire était convié à une représentation singulière. Un simple particulier avait loué la salle de la Renaissance, pour y faire jouer, par une troupe de province, un pamphlet dialogué intitulé Maria Stella.
De ce pamphlet, je ne dirai rien, sinon qu’on s’attendait à de fortes tempêtes dans la salle, bien qu’on n’y fût admis que sur carte d’invitation nominative. Ces prévisions ne se réalisèrent point. De toutes les sociétés parisiennes, le monde littéraire est encore, aujourd’hui, le moins mal élevé. Aussi, bien que ce fussent des excentriques qui dominassent dans ce public non moins extraordinaire que la pièce, il n’y eut ni gros mots, ni voies de fait, et l’on n’échangea que des altercations suffisamment attiques.
Vivant depuis bien longtemps en ermite, j’aurais sûrement perdu le plus grand charme d’un spectacle qui n’était pas sur la scène, si le hasard ne m’avait placé entre d’aimables boulevardiers connaissant à fond leur tout-Paris.
D’une part, c’était le poète marseillais, Clovis Hugues, avec son héroïque épouse ; de l’autre, M. Bonnetain, reporter théâtral du Figaro, que je connaissais pour lui avoir parlé une fois. Ces voisins furent d’une courtoisie qui ne laissait pas de m’étonner un peu de la part du poète marseillais, véritable type de faune de l’époque préhistorique, et cependant c’était le plus complaisant.
À l’heure des entractes, au moment où tout l’orchestre se retournait et quel orchestre ! si quelque visage extraordinaire me frappait, je n’avais qu’à m’adresser à lui pour savoir immédiatement le nom de son propriétaire.
Or, il en fut un qui n’attira pas seulement mon attention, mais celle de toute la salle. C’était celui d’un homme grand et élégant, aux traits nobles et fins, empreints d’une singulière mélancolie. Il n’y avait de bizarre en lui qu’une épaisse chevelure grisonnante, en coup de vent. Cette excentricité n’était pas d’un gentleman, mais pouvait être d’un gentilhomme.
En effet, l’inconnu me rappelait, quoique plus jeune et plus svelte, une glorieuse épave de l’époque romantique que j’avais souvent rencontrée dans le faubourg Saint-Germain, au temps de ma jeunesse : Barbey d’Aurevilly. Il me sembla que l’homme que j’avais en face de moi devait être de la même famille d’écrivains, et comme tout ce qui est excentrique a le don d’intéresser les femmes, ce fut instinctivement à ma voisine que je demandai le nom de l’inconnu.
« Villiers de l’Isle-Adam, » répondit-elle sans rien ajouter, comme si je devais savoir le reste.
Je ne savais rien du tout du Villiers de l’Isle-Adam que j’avais sous les yeux, mais, en revanche, j’ai touché quatre fois dans ma vie à l’île de Rhodes, et j’ai vu encore debout cette église de Saint-Jean qui fit explosion, il y a trente ans, avec la poudre enfermée dans ses souterrains, à l’insu de tout le monde. Or, c’était Philippe Villiers de l’Isle-Adam, issu d’une des plus anciennes familles de France, qui avait défendu Rhodes contre les Turcs en 1522, en qualité de quarante-troisième grand maître de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem, et il avait dû capituler faute de poudre. On avait accusé de trahison un commandeur de la langue de Portugal, qui avait été jugé, condamné et exécuté de ce fait, et au bout de près de quatre siècles, le hasard était venu confirmer ce jugement. Des poudres avaient été dissimulées sous l’église de Saint-Jean, dans des souterrains inconnus de tout le monde. Des maraudeurs turcs avaient découvert des barils qu’ils croyaient sans doute pleins d’or ; ils en approchèrent une lumière qui y mit le feu. Quoique cette poudre datât de quatre siècles, l’explosion fut telle qu’elle pulvérisa une bonne partie de la ville, la plus curieuse. Aujourd’hui, il ne reste plus de l’église Saint-Jean qu’un vaste entonnoir qui ressemble au cratère d’un volcan.
Six mois après la représentation de Maria Stella, j’appris la mort du descendant plus ou moins authentique de Philippe de Villiers. De son vivant, sa réputation n’avait pas franchi les limites de son cercle. J’ai remarqué qu’il en est ainsi de presque tous les écrivains gentilshommes. Alfred de Musset a eu toutes les peines du monde à se faire connaître avant sa mort, malgré l’un des plus beaux genres poétiques dont puisse s’enorgueillir l’humanité, et, malgré un talent de premier ordre, Barbey d’Aurevilly, son contemporain, n’a été véritablement connu qu’après sa mort.
Je crois qu’il n’est pas difficile de rendre compte de cette apparente anomalie. Le public ne demande pas mieux que d’être juste ; quoique ce soit depuis longtemps l’esprit ultra-démocratique qui domine chez lui, on ne peut pas dire qu’il soit l’esclave d’aveugles préjugés, lorsqu’il laisse croupir dans l’obscurité, et souvent dans l’abandon, des hommes de la trempe de Villiers de l’Isle-Adam. Ni Barbey d’Aurevilly, ni Alfred de Musset ne sont morts riches. La raison en est singulière au premier abord, puisqu’ils écrivaient pour les riches.
Malheureusement, le nombre en est si restreint, que l’on se ruine en écrivant pour eux. De même que les petits ruisseaux font les grandes rivières, ce sont les petits sous qui font les millions en littérature. Aussi le seul Mécène de notre siècle est-il Sa Majesté tout le monde. Or, si cette majesté ne méprise pas le génie, elle met vingt ans à comprendre ce que les esprits cultivés saisissent du premier coup. Le chef-d’œuvre de Barbey d’Aurevilly a été démarqué par Ohnet et s’est vendu à des centaines d’éditions, tandis que l’original n’a rien rapporté à son auteur et n’a été connu qu’après son imitation. Il est vrai que les gloires posthumes restent, tandis que des autres on peut dire : Morte la bête, mort le venin. Triste consolation pour des âmes d’élite telles que celle de Villiers de l’Isle-Adam !
Et cependant, lorsque j’ai lu son Ève future, c’est-à-dire l’une des productions les plus savantes et les plus subtiles de notre époque, lorsque surtout je l’ai lue dans un recueil populaire, ce qui m’a le plus étonné, c’est qu’une œuvre d’une intelligence aussi difficile, d’une psychologie aussi délicate ait pu avoir un pareil succès, même posthume, car les analyses qu’on en avait données prouvaient péremptoirement que ceux qui en avaient rendu compte n’en avaient pas compris le premier mot.
En effet, Villiers de l’Isle-Adam n’est pas seulement gentilhomme et chrétien comme Barbey d’Aurevilly, il est, de plus, spiritualiste et psychologue, comme ne l’est pas Bourget. Certes, on ne l’aurait pas lu s’il n’avait pas mis en scène Édison et s’il n’avait pas enveloppé ses fines études ontologiques dans une sorte de linceul spiritiste, qui est une véritable mystification pour le lecteur vulgaire, mais une mystification à laquelle il se laisse prendre, parce qu’elle l’irrite et le force à lire ce qu’il en croit comprendre.
Sous ce rapport, Villiers de l’Isle-Adam procède directement d’un autre écrivain gentilhomme qu’il a étudié à fond, Edgar Poe ; avec cette différence qu’il pénètre bien plus profondément que lui dans les arcanes intimes du moi. Aussi le laisserait-on de côté, si l’on ne croyait retrouver en lui la science vulgairement appliquée de Jules Verne. Mais les vulgarisations de ce dernier écrivain sont à l’usage des enfants, tandis qu’il faut être terriblement adulte et terriblement pénétrant pour saisir la pensée intime qui se dégage du mécanisme de l’Ève future, et, si jamais ce livre est tombé sous les yeux d’Édison, je doute fort que cet apôtre du réalisable en ait compris le premier mot.
Aussi me semble-t-il indispensable, pour le but que je me suis proposé, de l’analyser en quelques lignes qui inspireront, je l’espère, le désir de lire l’original. Indépendamment du fond, qui est de premier ordre, il se recommande par un style sobre, élégant et nerveux comme celui d’Edgar Poe, sans qu’on puisse y rien découvrir qui tienne du pastiche. L’expression est amenée par la pensée et elle se trouve toujours à sa hauteur. C’est le plus grand éloge qu’on puisse faire de l’écrivain et d’un écrivain.
L’auteur débute par un portrait d’Édison, qui prouve qu’il n’est pas sa dupe. L’inventeur du phonographe et du téléphone a été surfait. C’est, avant tout, un Yankee, esclave du pratique. Il est à la tête d’une société fondée pour exploiter ses inventions et surtout celles des autres, auxquelles il donne une valeur marchande toute spéciale, en les publiant comme de lui. Ce genre de collaboration a donné de trop beaux résultats dans la littérature, pour qu’on ne l’appliquât pas à l’industrie. Ce mercantilisme quand même n’empêche pas le célèbre électricien de posséder des qualités de premier ordre, dont la première est une sincérité sans limite, vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis des autres. Aussi, je ne crois pas que le beau livre de Villiers de l’Isle-Adam lui inspire jamais le désir de fabriquer une Andréide, d’après les plans si étudiés de l’écrivain français.
Il sait bien que c’est une chimère, mais cette chimère, l’auteur a réussi à la rendre si vraisemblable, que son livre trouve des lecteurs en dehors du monde savant.
Quoi qu’il en soit, pour cette fois, Édison, au lieu d’exploiter, se trouve exploité, et cette mystification n’est pas l’une des moins ingénieuses d’une œuvre qui est le comble de l’ingéniosité. Quant à moi, si j’étais riche, je chargerais un mécanicien et un électricien de premier ordre de construire une Andréide d’après les indications de Villiers de l’Isle-Adam ; il échouerait à coup sûr, mais cet échec serait instructif.
Maintenant, essayons, en quelques pages, de donner une idée d’une œuvre aussi touffue.
Un jeune lord, du nom de Celian Ewald, a rencontré sur son chemin une Écossaise peu cruelle qui, chassée de sa famille par une aventure scandaleuse, est venue à Londres pour essayer d’exploiter, sur les planches, une merveilleuse beauté dont elle n’a qu’une vague conscience. En attendant, elle accepte lord Ewald, parce que, lui dit-elle ingénument, elle espère qu’il lui fera un beau cadeau quand il la quittera.
Bref, c’est une âme de dinde dans un corps de déesse. Ce contraste shoking finit par exaspérer le beau gentilhomme, qui est amoureux du corps de sa maîtresse, et essaye vainement d’y découvrir une âme.
Miss Alicia Clary reste, en dépit de tous ses efforts, d’une bêtise amère, et si encore elle n’était que bête ! « Mais elle est atteinte de ce prétendu bon sens négatif dérisoire, dont les observations ne portent jamais que sur des réalités insignifiantes, sur celles que leurs passionnés zélateurs appellent emphatiquement les choses terre à terre. » Ainsi s’exprime l’écrivain gentilhomme. Zola dirait crûment : nature épicière ; mais Villiers de l’Isle-Adam est tout le contraire d’un réaliste, et cette réaction est chez lui, en ce moment, un charme de plus.
Quoi qu’il en soit, cette dissonance finit par agacer tellement lord Ewald, qu’il a pris le parti de se brûler la cervelle.
Il raconte ses peines à Édison, auquel il a rendu jadis un service signalé.
« Mais, lui dit celui-ci, vous ne vous apercevez pas que cette femme serait l’idéal féminin pour les trois quarts de l’humanité moderne. Ah ! quelle bonne existence des milliers d’individus mèneraient avec une telle maîtresse, étant riches, beaux et jeunes, comme vous.
– Moi, j’en meurs, dit lord Ewald, comme à lui-même, et c’est, par analogie, ce qui constitue en moi la différence entre le pur-sang et les chevaux vulgaires. Ah ! qui m’ôtera cette âme de ce corps ?
– Eh bien ! c’est moi, dit l’électricien. Mais n’oubliez pas qu’en accomplissant votre ténébreux souhait, je ne cède qu’à la nécessité. »
Sur ce, il montre au seigneur anglais un bras de femme d’une admirable perfection, qui semble fraîchement coupé ; il lui ordonne de lui serrer la main ; cette main répond à sa pression ; ce bras, c’est l’électricité qui l’anime. C’est un fragment d’Andréide, ou si vous voulez, d’une imitation humaine.
L’écueil désormais à éviter, c’est que le fac-similé ne surpasse pas physiquement le modèle. La science a multiplié ses découvertes, les conceptions métaphysiques se sont affinées, il nous est permis de réaliser désormais de puissants fantômes, mystérieuses présences mixtes, dont les devanciers n’eussent même jamais tenté l’idée, dont le seul énoncé les eût fait sourire douloureusement à l’impossible. « Eh bien, puisque cette femme vous est si chère, je vais lui ravir sa propre présence. Je vais vous démontrer, mathématiquement et à l’instant même, comment, avec les formidables ressources actuelles de la science, et ceci d’une manière glaçante peut-être mais indubitable, comment je puis me saisir de la grâce de cette femme, de son geste, des plénitudes de son corps, de la senteur de la chair, du timbre de sa voix, du ployé de sa taille, de la lumière de ses yeux, du reconnu de ses mouvements, de la personnalité de son regard et de ses traits, de son ombre sur le sol, de son apparaître, du reflet de son identité ; enfin, je serai le meurtrier de sa sottise, l’assassin de son animalité triomphante. Je vais d’abord réincarner toute cette extériorité qui vous est si délicieusement mortelle en une apparition dont la ressemblance et le charme humains dépasseront votre espoir et tous vos rêves ! Ensuite, à la place de cette âme qui vous rebute dans la vivante, j’insufflerai une autre sorte d’âme, moins consciente d’elle-même (et encore qu’en savons-nous ? et qu’importe !) mais suggestive d’impressions mille fois plus belles, plus nobles, plus élevées… J’arrêterai au plus profond de son vol la première heure de ce mirage enchanté que vous poursuivez en vain dans vos souvenirs ; et la fixant presque immortellement, entendez-vous ? dans la seule et véritable forme où vous l’avez entrevue, je tirerai de la vivante un second exemplaire transfiguré selon vos vœux ! Je doterai cette ombre de tous les chants d’Antonia du conteur Hoffmann, de toutes les mysticités passionnées de la Ligeia d’Edgar Poe, de toutes les séductions ardentes de la Vénus du puissant musicien Wagner. Enfin, pour vous racheter l’être, je prétends pouvoir et vous prouver d’avance encore une fois, que positivement je le puis, faire sortir du limon de l’actuelle science humaine, un être fait à notre image, et qui nous sera, par conséquent, ce que nous sommes à Dieu. »
« Peste ! a dû se dire le grand électricien, si jamais ce livre lui est tombé sous les yeux, quelle ironie ! et comme il se moque de nous ! »
Mais combien de braves bourgeois ne croient pas en Dieu, et croient que la science moderne a de ces puissances-là !
Aussi le bon Villiers de l’Isle-Adam est-il rangé parmi les mystiques, lorsqu’il n’est qu’un délicieux mystificateur de la race d’Hamilton.
« Quoi ? réplique lord Ewald, vous pouvez reproduire l’identité d’une femme, vous né d’une femme !
– Mille fois plus identique à elle-même qu’elle-même, oui certes ! puisque pas un jour ne s’envole sans modifier quelques lignes du corps humain. Est-ce qu’on se ressemble jamais à soi-même ? Alors que cette femme, vous et moi-même, nous avions d’âge une heure vingt, étions-nous ce que nous sommes ce soir ? Se ressembler ! Quel est ce préjugé des temps lacustres ou troglodytes !
– Vous la reproduirez avec sa beauté même, sa chair, sa voix, sa démarche, son aspect enfin ?
– Avec l’électro-magnétisme et la matière radiante, je tromperais le cœur d’une mère, à plus forte raison la passion d’un amant. Tenez, je la reproduirai d’une telle façon que si, dans une douzaine d’années, il lui est donné de voir son double idéal demeuré immuable, elle ne pourra le regarder sans des pleurs d’envie et d’épouvante.
– Mais entreprendre la création d’un tel être, murmura lord Ewald pensif, il me semble que ce serait tenter Dieu.
– Aussi ne vous ai-je pas dit d’accepter ! répondit à voix basse, et très simplement, Édison.
– Lui insufflerez-vous une intelligence ?
– Une intelligence ? non ; l’intelligence, oui. »
À ce mot titanien, lord Ewald demeura comme pétrifié devant l’inventeur ; tous deux se regardèrent en silence.
Une partie était proposée, dont l’enjeu était scientifiquement un esprit.
Sur ce, le moderne nécromant introduit le lord dans un profond souterrain où il dissimule sa nouvelle Galatée ayant déjà les apparences de la vie, sauf la tête qui est cachée sous un voile noir. Elle cause, marche, leur offre du xérès. Subitement, Édison lui ordonne de se coucher sur une table de dissection, pour montrer au lord son anatomie interne. La partie la plus curieuse est assurément l’appareil vocal. C’est un phonographe perfectionné, capable d’une conversation de sept heures, variable d’après un clavier qui se trouve dissimulé dans un collier. Chaque pierre de ce collier répond à un état de l’esprit.
« Mais après ? dit lord Ewald.
– Après, reprend l’impitoyable électricien, je vous défie bien d’en tirer autant de votre Alicia Clary en chair et en os.
– Enfin, ce n’est pas un être cependant, objecte lord Ewald tristement.
– Oh ! les plus puissants esprits se sont toujours demandé ce que c’est que l’être en soi. Hegel, en son prodigieux processus antinomique, a démontré qu’en l’idée pure de l’être, la différence entre celui-ci et le pur néant n’était qu’une simple opinion. L’Andréide seule résoudra du moins la question de son être, je vous le promets.
– Par des paroles ?
– Par des paroles.
– Mais, sans âme, en aura-t-elle conscience ?
– Pardon : n’est-ce pas précisément ce que vous demandiez en vous écriant : Qui m’ôtera cette âme de ce corps ? Vous avez appelé un fantôme identique à votre jeune amie, moins la conscience dont celle-ci vous semblait affligée. L’Andréide est venue à votre appel. Voilà tout. »
Lord Ewald, tout à fait grisé par cette magie de la science, consent à tenter l’expérience complète. On fait venir la malheureuse Alicia. Sous prétexte de faire sa statue en pied, une artiste mystérieuse lui vole son apparence par le moyen de la photosculpture, tandis que l’on fait copier scrupuleusement ses toilettes, et surtout certaine robe bleue qui lui va à ravir. La pauvre créature se prête docilement à ce pillage de son être. Cependant, si obtuse que soit son intelligence, au dernier moment, elle a comme un pressentiment.
Enfin, tout est prêt pour l’épreuve solennelle. Hadaly, c’est le nom de l’Andréide, doit être présentée le soir même.
« Vous ne la reconnaîtrez pas, dit Edison ; c’est plus effrayant encore que je ne croyais.
– Eh bien, messieurs, leur crie en entrant miss Alicia Clary, est-ce que vous conspirez, que vous parlez à voix basse ? Et cependant, ajoute-t-elle, j’ai à parler à lord Ewald, j’ai quelque chose sur le cœur ; vous m’avez donné à entendre, par un mot très surprenant, je ne sais quelle énigme absurde. Permettez que nous fassions un tour de parc. »
Lord Ewald consent d’assez mauvaise grâce. Habitué à l’entendre ressasser des niaiseries intéressées ou banales, il en attend avec patience quelques nouveaux spécimens. Et cependant, si le magicien avait trouvé le secret de dissoudre un peu le voile de poix qui obscurcissait le maussade esprit de cette belle personne ! Mais elle se taisait, n’était-ce pas déjà beaucoup ?
Tout à coup elle lui dit : « Je vous trouve triste depuis quelques jours ; n’avez-vous rien à m’apprendre ? Je suis une meilleure amie que vous ne pensez. »
Stupeur de lord Ewald ; il lui passe un bras autour de la taille et, entraîné par une illusion d’autrefois, il se met à lui parler d’amour. Elle ne l’interrompt point comme d’habitude par quelque stupidité. A-t-elle compris, pour la première fois, le doux et brûlant murmure de ces propos passionnés ? Une larme coule tout à coup du bout de ses cils sur ses joues pâles.
« Ainsi, tu souffres, dit-elle, et c’est par moi ?
– Ô mon amour ! » murmure lord Ewald éperdu.
Cette seule parole humaine avait suffi pour y réveiller on ne sait quelle espérance.
« Ah ! insensé, je rêvais le sacrilège d’un jouet, dont le seul aspect m’eût fait sourire. J’en suis sûr. Ô ma bien-aimée, je te reconnais, tu existes, ton cœur bat. »
Il n’achève pas. Alicia Clary se lève, et, appuyant sur ses épaules ses mains chargées de bagues, dont chacune est la touche d’un clavier :
« Ami, dit-elle d’une voix inoubliable, ne me reconnais-tu pas ? Je suis Hadaly.
– Non ! répond lord Ewald ; qui es-tu ?
– Ne te souviens-tu pas, dit-elle, de ces instants où, voilé par une demi-veille et sur le point d’être ressaisi par les pesanteurs de la raison et des sens, l’esprit est encore tout imbu du fluide mixte de ces rares et visionnaires sommeils ? Tout homme en qui fermente dès ici le germe d’une ultérieure élection et qui sent bien déjà ses actes et ses arrière-pensées tramer la chair et la forme future de sa renaissance, ou, si tu veux, de sa continuité, cet homme a conscience en et autour de lui, tout d’abord de la réalité d’un autre espace inexprimable, et dont l’espace apparent où nous sommes enfermés n’est que la figure. Ce vivant éther est une illimitée et libre région, où, pour peu qu’il s’attarde, le voyageur privilégié sent se projeter, sur l’intime de son être temporel, l’ombre anticipée et avant-courrière de l’être qu’il devient. Une affinité s’établit donc entre son âme et les êtres encore futurs pour lui de ces occultes univers contigus à celui des sens ; et le chemin de relation où le courant se réalise entre ce double monde n’est autre que le domaine de l’esprit que la raison, exultant et riant dans ses lourdes chaînes pour une heure triomphale, appelle avec un dédain vil, l’IMAGINAIRE. »
C’est là que vit ce qui fut, ce qui sera, en d’autres termes, les âmes en retrait d’emploi. Ce sont ces êtres réduits à leur quintessence qui s’agitent dans la rare fiction du rêve ou de la rêverie. Ils n’ont pas d’yeux pour regarder ; n’importe, ils regardent par un chaton de bague, par le brillant d’un bouton. Ils n’ont pas de poumons pour parler, mais ils s’incarnent dans la voix du vent ou le craquement d’un meuble. Ils n’ont pas de formes ni de visages visibles ; ils s’en font avec les plis d’une étoffe, les figures d’un cadre ou d’un album, et le premier mouvement de l’âme est de les reconnaître.
Rien n’est admirable comme tout ce merveilleux discours d’Hadaly, surtout lorsqu’elle s’écrie en terminant : « Oh ! ne te réveille pas de moi ! Ne me bannis pas sous un prétexte que la raison traître, qui ne peut que m’anéantir, déjà te souffle tout bas. Qui suis-je ? me demandais-tu. Mon être ici-bas, pour toi du moins, ne dépend que de ta libre volonté. Attribue-moi l’être ; affirme-toi que je suis ! renforce-moi de toi-même et, soudain, je serai tout animée à tes yeux du degré de réalité dont m’aura pénétrée ton vouloir créateur. Comme femme, je ne serai pour toi que ce que tu me croiras. Tu songes à la vivante ? Compare. Déjà votre passion lassée ne t’offre même plus la terre – moi, l’impossessible, comment me lasserai-je de te rappeler le ciel ? »
Il est inutile de décrire la stupeur de lord Ewald vis-à-vis d’une poupée si singulièrement stylée. N’est-ce qu’un phonographe muni de rouleaux pour sept heures de conversation ? Qu’importe ! Il promet à l’Andréide de renoncer au suicide, et ils se donnent rendez-vous dans son château patrimonial. Mais, comme il est impossible de faire voyager ensemble Alicia et sa réédition si heureusement corrigée, Hadaly, qui vit et meurt à volonté, fera la traversée dans un superbe cercueil en ébène, enfermé lui-même dans une caisse de camphrier rembourrée de coton.
L’étrange couple va retrouver Édison, qui emballe soigneusement son chef-d’œuvre. Auparavant, il détache de ses talons deux fils métalliques, très fins, qui lui permettaient de circuler dans le souterrain ou dans le parc, sans cesser d’être en communication avec un récepteur de téléphone, car, aux yeux d’Édison, Hadaly ne pouvait être autre chose. Cependant, il y a, dans les paroles prononcées par le fantôme, des choses qu’il ne s’explique point. Dès qu’il a expédié lord Ewald et son cercueil, il entre dans un cabinet où se trouvait son auxiliatrice, c’est-à-dire la jeune dame qui avait exécuté, par le moyen de la photosculpture, la statue de miss Alicia. C’était elle qui, au moyen des deux fils invisibles pour lord Ewald, faisait parler et mouvoir l’automate. Or, Édison la retrouve morte, son récepteur à la main. C’est son esprit qui s’est servi du mécanisme de l’électricien pour causer avec lord Ewald.
Quelques jours plus tard, Édison apprend, par les journaux, que le paquebot qui portait lord Ewald et ses deux femmes a sombré en mer à la suite d’un incendie. Il a essayé, vainement, d’arracher le cercueil aux flammes, sans se préoccuper autrement de la pauvre Alicia Clary, qui s’est embarquée dans une chaloupe, toute seule, et a chaviré avec elle.
Le lord est sauvé par un paquebot français. À la première station télégraphique, il reçoit un télégramme d’Édison, auquel il répond : – Ami, c’est de Hadaly seule que je suis inconsolable, et je ne prends le deuil que de cette ombre. – Adieu, lord Ewald.
Ainsi finit cette œuvre charmante et saisissante, interrompue par la mort de l’auteur, car Hadaly a donné rendez-vous à lord Ewald dans son château, et elle s’y serait certainement rendue, si son second auxiliateur n’était mort, comme sa première auxiliatrice.
Quel pouvait être le plan de cette seconde partie ? Il est assez clairement indiqué par le contraste même du lieu qu’a choisi l’auteur. La première se passe dans le Nouveau Monde, nouveau à toute espèce de titres, et chez son représentant le plus en vogue, Édison. La seconde aurait eu pour théâtre tout ce que l’ancien monde possède de plus féodal, un château de la vieille Angleterre, dans lequel tout aurait été à l’avenant.
Je ne doute point que Villiers de l’Isle-Adam ne préférât le vieux monde à l’actuel, qui lui a si chichement mesuré sa place. C’est sur ces données qu’il m’a paru curieux de composer le canevas de la seconde partie de l’Andréide. Naturellement, elle sera mauvaise ; mais les dilettanti du monde de l’imaginaire y trouveront encore quelque chose à glaner.
(À suivre)
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(Claude-Sosthène Grasset D’Orcet, « Fantaisies romantiques – nouvelles, » in Revue britannique, reproduisant les articles des meilleurs écrits périodiques de l’étranger complétés par des articles originaux, soixante-sixième année, tome II, 1er mars 1890 ; illustrations de Raphaël Drouart pour L’Ève future de Villiers de L’Isle-Adam, Paris : Henri Jonquières, 1925)
Parmi tous les fakirs dont s’enorgueillissait la principauté hindoustane de Janneymaar, il n’y en avait pas de plus vénéré que le vieux Kolla-Terral.
Sa vie était fertile en miracles. Il avait accompli les actions les plus extraordinaires à la grande admiration de ses compatriotes enthousiasmés. C’est ainsi que, dans ses moments d’extase, – et perfectionnant à merveille le jeu fameux des mages qui, en quelques instants, font germer et croître des tiges de blé dans le creux de leurs paumes, – il avait réussi à se faire pousser d’immenses poils dans la main. Ou bien mieux que ses congénères qui, rien qu’en fixant un sujet de leurs regards insoutenables et métalliques, lui extraient de la bouche des crapauds et des scorpions, il était capable, par des passes magnétiques, de leur tirer les vers du nez. Parfois encore, à l’imitation des derviches tourneurs, il entrait en transes et tournait à perdre haleine tout ce qu’on voulait : des pieds de chaise, des poteries grossières, des obus de tous calibres.
Kolla-Terral était à la fois tout puissant, famélique, irrésistible et vermineux. Son propre pouvoir l’éblouissait et quelquefois il en perdait la « boulh. » (1)
Pourtant, à la longue, il ne lui suffit plus de commander aux éléments, aux « khréduls » (2), aux animaux et aux plantes. Il voulut terminer sa carrière par un prodige incomparable. C’est alors qu’il songea à vaincre les limites de la nature humaine et à supprimer non seulement la maladie et la vieillesse, mais aussi la mort.
Il avait vaguement entendu parler d’un secret merveilleux, connu de ses ancêtres, mais dont la formule s’était trouvée perdue par la suite des temps et qui procurait l’immortalité à ceux qui la possédaient.
Il médita alors longuement, se livra à de terribles pratiques religieuses, macéra de longs jours dans un « bhokal » (3), s’obtura les yeux avec du papier collant et s’anéantit dans une insondable extase.
Au bout de sept ans et trois mois, il bondit soudain sur ses pieds décharnés. Une fureur prophétique et divinatoire le possédait. Se précipitant sur un vieux crocodile empaillé qui ornait à lui seul le fond de sa cabane, il déchira de ses ongles démesurés le ventre du saurien et y fouilla frénétiquement. Un nuage de poussière et de paille moisie se répandit dans la pièce. Mais bientôt Kolla-Terral sentit sous sa main un objet dur qu’il arracha triomphalement. C’était un petit coffret tout vermoulu en bois de gaufrier. Il l’explora et en sortit un morceau de vessie de tarentule parcheminée, tout couvert d’une écriture inconnue. Et le saint se mit à lire avidement. Soudain, il poussa des hurlements de possédé. Le secret était là.
« Pour vivre éternellement, dévoilait-il, il faut sans jamais s’arrêter remuer, nuit et jour, le pouce de la main gauche, en le repliant, puis en l’étendant constamment. De plus, il est indispensable d’immortaliser chaque partie du corps en y promenant pendant huit jours ledit pouce en perpétuel état d’agitation et en invoquant Brahma, Siva, Vishnou et autres divinités favorablement connues. »
À part l’orthographe sans doute archaïque des noms de dieux, Kolla-Terral comprit tout, lumineusement. Une frénésie prosélytique s’empara de lui. Comme un vivant exemple, il parcourut les rues, les places, les promenades et les marchés, en remuant son doigt avec vigueur et sérénité. À l’admiration de tous, il se l’agita successivement dans le nez, dans les oreilles, devant les yeux et sur l’abdomen. Et nombreux étaient ceux qui l’imitaient, attendant anxieusement le résultat de l’épreuve.
Un soir, il s’arrêta devant les marches d’un palais et s’y assit. Il voulait, ce jour-là, immortaliser sa bouche. Il y introduisit son gros orteil de la main gauche toujours frémissant et attendit. Mais, brisé par ses veilles, il s’endormit peu à peu. Une grande paix s’étendit sur lui et, tout en sommeillant, il sourit de bonheur.
Alors, tous les passants qui s’attroupèrent autour de lui connurent que le miracle était réalisé. Le secret de Kolla-Terral avait vaincu la mort, et de plus il permettait de remonter aux sources de la vie. Radjpoutes et manants tombèrent le front dans la poussière et comprirent en cet instant que le divin ascète, non seulement ne périrait jamais, mais qu’en suçant son pouce avec béatitude, il retombait tout doucement en enfance.
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(1) « Boulh, » mot hindou qui signifie « notion des objets extérieurs. »
(2) « Khréduls, » paysans de la principauté de Janneymaar.
(3) « Bhokal » signifie « complet état d’insensibilité. »
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(Albert de Teneuille, « La Page du dimanche, » in Le Matin, trente-neuvième année, n° 14088, dimanche 15 octobre 1922 ; Edgar Ende, « Fragmente, » huile sur toile, 1936)
Nos sens sont des valets donnés par la nature, à peu près comme ces domestiques de confiance, installés dans l’intimité d’un gendre par la belle-mère soucieuse d’assurer le servage du pauvre homme.
Traîtres et fourbes autant que les scapins gagés, nos serviteurs intimes, les cinq sens, sont en outre garantis contre toute pensée de révolte de la part de leurs maîtres ; aucun industriel n’ayant encore ouvert bureau de remplacement pour les nez, les yeux, les oreilles ou les langues, pris en flagrant délit d’abus de confiance.
C’est pourquoi, depuis saint Thomas, les moins disposés à se laisser abuser par les sens ont dû, faute de mieux, se contenter en toute circonstance, d’un « J’ai vu, j’ai touché du doigt, » comme équivalent à « j’affirme, je suis, cela est positif, indéniable, j’ai prouvé. »
Et pourtant !…
Des États d’Amérique, berceau du spiritisme contemporain, j’apporte une histoire :
Les principaux héros, – les victimes, si l’on veut, – sont deux artistes connus, de savants docteurs, d’honorables New-Yorkais, appartenant à la Society, » toutes sortes de gens qui ne passent pas pour crédules. Donc, le caractère des témoignages, leur nombre, tout écarte l’idée d’une mystification.
Quant aux détails, recueillis de vive voix, ils sont scrupuleusement conformes à ceux des comptes rendus publiés sur cette curieuse affaire par les journaux scientifiques du Nouveau-Monde.
Condamné par une violente tempête de neige à la solitude inusitée de son riche atelier, – qui est bien l’un des plus luxueux de la Cinquième Avenue (cette avenue de Villiers new-yorkaise), – enfoncé dans le rocking-chair confortable qui le berçait doucement au coin d’un feu clair, le célèbre Julian Sax feuilletait distraitement un volume nouveau afin de tuer les heures désœuvrées d’une soirée de l’hiver dernier.
Au centre de l’atelier, sous la clarté blanche des douze bougies du lustre en verre de Venise, un lourd chevalet de travail supportait la dernière ébauche.
Tout à coup, fond sur la maison une rafale furieuse. Les vitraux de la baie grelottent dans leurs châssis de plomb ; sans doute mal équilibrée sur son support, la toile glisse et s’étale sur le tapis.
« Fichu temps ! » murmure le peintre en frissonnant.
Il se lève de sa chaise, va replacer l’ébauche avec précaution, et regagne sa place, au foyer. Les pincettes à la main, déjà il commence à taquiner la bûche, quand, dans le silence d’une accalmie, un bruit singulier lui fait tourner la tête.
Là-bas, vers le fond de la vaste pièce, Sax entend comme un pas, étouffé dans l’épaisseur de la moquette, et, presque aussitôt, une chute sourde, celle d’un corps vivant, qui s’abat contre le coffre vermoulu de la grande horloge flamande, dressée dans le coin le plus reculé de l’atelier.
« Maudite bête ! ici Puppy ! s’écrie Julian, brandissant ses pincettes. Encore le roquet de la vieille ! Attends un peu ! Je vais t’en donner, des paysages de Sax, pour faire herboriser les chiens de la voisine ! »
Et voici l’artiste en chasse.
À travers les chaises, les escabeaux, parmi les tables chargées de bibelots, derrière les rideaux, les portières, partout, Sax furète, fouille en vain.
Dans l’atelier, rien. Ah ! cette porte ouverte sur la chambre à coucher ! Julian se précipite, ramène le battant sur lui, bouleverse chaque meuble. Rien encore ! Le peintre jette un coup d’œil à la fenêtre. Close.
« Par ou ce damné chien s’est-il sauvé ? »
Un coup de timbre résonne à la porte de l’escalier ; Sax va ouvrir. C’est son ami Charles Lynnel, l’animalier bien connu, dont l’atelier est sur le même palier que celui de Julian.
« Tu arrives à temps, dit ce dernier au visiteur ; tu vas m’aider. »
Et Charles, mis au courant, reprend avec Julian la poursuite interrompue. Enfin, après quelques instants d’inutile battue, Lynnel part d’un éclat de rire.
« Il n’y a pas plus de Puppy dans cette chambre que sur ma main !… Tu peux t’en rapporter à moi ! Tu t’es endormi sur ton livre, et tu as rêvé chien. Ça porte bonheur… Je vais dormir. Fais-en autant. Il vente à ne pas mettre un chat dehors.
– Tu as peut-être raison ! Bonne nuit, » dit Julian résigné.
Demeuré seul, Sax éteint les bougies du lustre, va s’enfermer dans sa chambre, et commence à se déshabiller.
« C’est drôle tout de même, se dit le peintre à lui-même. Il m’avait bien semblé… Enfin ! Couchons-nous. »
Il met une grosse bûche à son feu, baisse le gaz, se glisse entre ses draps, et finit par s’endormir.
Deux heures après, minuit achevait de sonner quand l’artiste se réveilla brusquement. Il ouvrit tout grand les yeux et les oreilles.
Des tisons usés s’échappaient des lueurs mourantes qui rougissaient de vagues et fugitifs reflets les ombres noires de la chambre. Au-dehors, la tempête était apaisée. Un silence profond avait envahi l’avenue, endormie sous son manteau de neige.
Saisi d’un trouble indéfinissable, Julian dresse l’oreille.
Oh ! cette fois, il ne se trompe pas ! Il entend, le doute est impossible… Il entend le souffle pesant d’une respiration courte, vibrante, saccadée. C’est par ici, dans la direction du foyer, vers ce coussin de velours. Le roquet frileux s’y sera blotti, sans doute, attiré hors de sa cachette par la chaleur de l’âtre, dont les dernières rougeurs ne permettent de distinguer ni la forme ni la couleur.
« Pour le coup ! » menace Julian, qui bondit hors du lit, court au bec de gaz, et, d’un coup de pouce, illumine la chambre d’une clarté subite.
En trois pas, Sax est sur le coussin. Son pied nu frôle une masse charnue dont le contact le fait frissonner ; un grouillement de membres moites et gigotants glisse entre ses jambes qui s’embarrassent. Et crac ! Voilà le peintre à terre en toilette de nuit, se débattant dans le vide.
Quand, retrouvant son équilibre, l’artiste parvint à se relever, l’insaisissable roquet avait disparu, sans même que M. Sax ait eu le temps d’apercevoir poil ou patte.
Julian Sax, capitaine au brave 7e des Volontaires new-yorkais et vétéran de la bataille de Bull-Run, Julian Sax n’est pas pour s’étonner facilement.
Cependant, le mystère prolongé du chien fantastique l’agace et le trouble à la fin. Malgré l’heure indue, il va sonner à la porte de Charles Lynnel qu’il oblige à s’habiller.
M. Lynnel écouta en silence le récit de toutes ces choses invraisemblables, et d’un ton sérieux :
« Vous avez chez vous un burglar, mon cher Julian. Il faudra bien que nous le trouvions ! Ou bien, vous avez vidé seul une bouteille de whiskey et cela vous a donné le cauchemar… À moins que tu n’aies simplement inventé cette bonne farce pour te moquer de moi. Auquel cas, je me permets de trouver l’heure mal choisie. »
Sax ne soufflait mot, absorbé par sa rêverie.
Lynnel était complètement vêtu. Julian le prit par le bras et, le ramenant à son atelier, l’entraîna vivement vers la chambre à coucher.
Arrivé au milieu de la pièce, Charles s’arrêta, promena sur les meubles en désordre un long regard scrutateur, et tendit l’oreille.
Subitement, il tressaillit. Du fond de la chambre, vers le lit, s’élevait, distinct dans le silence de la nuit, un soupir profond, quelque chose comme un sanglot contenu.
« Il y a quelqu’un de ce côté ! » s’écrient à la fois les deux peintres qui se précipitent vers le lit.
Lynnel saute à pieds joints sur les couvertures, enjambe matelas et traversins, et, de la main droite, à tâtons, explore la ruelle obscure. Aussitôt, il poussa un cri :
« Je tiens quelque chose – un bras – de fille – par ici ! Ah ! petite voleuse ! »
La « petite fille » gémit, se défend, résiste. Derrière les rideaux une sorte de lutte s’engage. Mais le peintre est le plus fort ; et la coupable est, malgré sa résistance, amenée sous la lumière du jour.
Une double exclamation sort à la fois de la bouche des deux hommes.
« Où est-elle ? Je ne vois pas !
– Ni moi ! Je ne vois rien… si ce n’est mes mains vides…
– Comme moi…
– Je sens pourtant bien un bras, un petit corps nu. Je touche une poitrine haletante, ma main caresse une peau qui a le velouté du satin.
– C’est cela ! Et je ne vois rien, – rien. Voilà qui est extraordinaire !…
– N’entends-tu pas des plaintes sourdes, des gémissements étouffés ?
– J’entends tout cela.
– Voyons, du calme. Nous avons toute notre raison ce me semble, et je suis sûr de n’être pas aveugle… car je distingue tous les objets de la chambre, tout, excepté l’être ensorcelé auquel je suis en peine de donner un nom, esprit, ange, démon. C’est un phénomène inouï ! Entre ces deux mains qui palpent et auscultent, entre mes doigts qui pressent, au travers de ce corps fantastique, dont je sens le contour délicat et la chaleur douce contre ma chair, j’aperçois la lumière jaune du gaz éclairant le mur, sans trace d’ombre ni de pénombre. Nous sommes les dupes de quelque illusion inexplicable. Eh bien, attendons le jour, nous finirons bien par nous rendre compte !… »
Les deux amis avaient repris une partie de leur assurance.
« Surtout ! tenons bon, ne lâchons pas ; ne laissons pas échapper le « corps du délit, » dit Julian Sax, tout à fait résigné à l’invraisemblance de son aventure.
Avec tous les égards dus à un visiteur de cette importance, les deux peintres transportèrent sur le lit de Julien « l’enfant » invisible, qui se laissa faire sans résistance, et tomba bientôt dans une sorte d’immobilité somnolente.
« Il ou elle dort, reprit Lynnel à voix basse.
– Entends-tu la respiration égale, l’inspiration profonde ? C’est égal, ne la quittons pas. On ne saurait garder trop de précautions avec les anges du bon Dieu.
Mais tout de même, nous devons avoir deux drôles de têtes déguisés en nourrices au service d’un pareil poupon !… »
Et chacun, la main posée sur la dormeuse, comme deux gendarmes de planton près d’un prisonnier, ils s’installèrent sur le lit, en attendant le jour.
Dans l’avenue, les premières clochettes des laitiers tintaient déjà, et l’incroyable cataracte qui voilait la vue des deux amis n’était pas encore tombée. L’être chimérique reposait toujours sur le lit. Charles Lynnel et Julian tinrent conseil, ensuite de quoi, Charles s’en fut soumettre le cas aux lumières du savant docteur Miller.
Celui-ci commença par rire, puis, sur les instances du peintre, célèbre, sérieusement alarmé pour la raison de son client, il finit par se laisser entraîner à l’atelier de Sax, bien sûr de pénétrer du premier coup d’œil tous ces prétendus mystères ; mais vaguement sur ses gardes contre une mystification de rapin.
L’air bonhomme et souriant à demi, l’air de l’anatomiste positif qui ne se paie pas d’à peu près et ne prononce qu’après avoir examiné par lui-même, l’air du savant qu’on n’abuse pas aisément avec de faux semblants, l’air du chimiste patient qui ne se rapporte qu’à l’expérience, ne se rend qu’à l’évidence, notre illustre docteur pénètre avec Lynnel dans la chambre de Julian, s’approche du lit, vide en apparence.
Alors, chose incroyable, invraisemblable, inouïe, mais authentique, le célèbre professeur de l’Académie de médecine de New-York voit, de ses yeux clairs et perçants, de ses yeux habitués à lire dans le miroir du microscope et sur la face menteuse des malades, de ses deux yeux bien ouverts, le docteur Miller VOIT clairement, distinctement, moulée dans l’épaisse laine de la couverture qui se tasse et change de forme incessamment sous un poids mouvant mais invisible, il VOIT une empreinte, comme d’un corps d’enfant de deux ans à peine.
Le docteur avance sa main, habile à l’auscultation du nu, et ses doigts, au toucher si sûr, si subtil de maître chirurgien, ses doigts chercheurs s’arrêtent au poli dodu, satiné d’un épiderme délicat qu’il sent frissonner à son contact. La caresse de sa main se promène sur les méplats et les rondeurs charnues d’un petit torse enfantin, le long des formes exquises d’une mignonne poitrine, d’un cou gracile et flexible ; elle remonte jusqu’au visage aux traits menus, avec des joues poupines, creusées de fossettes, une bouche minuscule, garnie de deux rangs de quenottes aiguës, un nez imperceptible, aux narines mobiles, et des yeux clos de paupières frangées par de longs cils soyeux. Au-dessus d’un front droit, une forêt de boucles légères, foisonnant, d’une incroyable finesse.
Muet, très pâle, au milieu d’un silence profond, le docteur écarquille ses paupières ; mais en vain. Ses yeux donnent un formel démenti à ses mains qui constatent et touchent. Ses doigts expérimentés témoignent de l’existence, de la présence réelle d’un être vivant sur ce lit ; et cependant, le regard du savant nie tout simplement la vérité de ce corps dont il sent contre sa chair frémir la chair nue, palpitante de chaleur et de vie ; son regard ignore une force, dont l’effet se montre évident à sa vue dans l’étoffe animée de la couverture grimaçante !
Étonné d’abord, puis déconcerté, le visage du docteur disait maintenant sa stupéfaction, en face d’une énigme où sa science était impuissante. Mais pour cacher son trouble aux deux artistes, il essaya de dire quelque chose, et, du ton le plus assuré qu’il pût prendre :
« Très curieux ! en effet. Extraordinaire ! Positivement sans précédent !… Mais ne perdons pas la tête, je vous prie. Voyons plutôt cela au jour, de tout près ! »
Le lit est traîné jusqu’à la fenêtre, et les blonds rayons d’un soleil radieux, traversant la haute verrière, inondent le lit, la chambre, ainsi que les trois hommes, d’une belle lumière couleur de l’or.
Voyons ! est bientôt dit ; mais le lit semble vide comme auparavant. Torse, visage, chevelure bouclée, rien n’apparaît, cependant que l’empreinte changeante tord la surface de la couverture sous le rayon du soleil !
« Bien particulier, indeed ! » reprend le docteur Miller après un silence. Puis avec une indifférence affectée : « Poursuivons notre exploration au grand jour… bien que jusqu’ici, nous n’en ayons pas tiré grand avantage !… »
Et le docteur eut un petit ricanement nerveux qui voulait être plaisant, pour le moins.
Alors, comme un chef de clinique fait, au lit du malade, sa démonstration pratique pour l’instruction des élèves, il reprit à haute voix son enquête médico-légale :
« Je sens, à n’en pas douter, une poitrine à la peau douce et tiède, avec un battement rapide qui semble indiquer le cœur. Voici un bras, une petite jambe ; le poignet, la cheville sont attachés comme chez un prince du sang, les ongles du pied et de la main sont bombés délicats, d’une petitesse admirable !… Oh ! qu’est cela ? Vers l’épaule droite ?… Oui ! Ma foi ! Un aileron, avec des plumes d’oiseau, moelleuses sous la main comme un duvet. Tiens ! celui de gauche a, vers son milieu, une brisure et pend inerte, au bout de son moignon. Messieurs ! Si je ne me trompe, nous avons – je ne dirai pas sous les yeux – mais entre les mains un spécimen si longtemps refusé à l’examen de la science, des anges bouffis de Raphaël ou des amours de Watteau ! Quel dommage que nous ne puissions nous aider de la vue pour contempler cette incarnation miraculeuse des rêves des poètes et des peintres !… »
Le professeur s’interrompit dans ses railleries qui dissimulaient mal un extrême embarras ; et, d’une voix sérieuse :
« Le « petit » soufre de son aile brisée ! Sous ma pression, il résiste et se débat. Écoutez ! on dirait un gémissement ! »
Les deux artistes restèrent pétrifiés d’émotion. À leurs oreilles, un bruit arrivait, très distinct, une plainte douloureuse, inarticulée, mais très perceptible, un grognement sourd, échappe à la bouche de l’enfant surnaturel dont forme et couleur semblaient interdits à leur vue par quelque sortilège au-dessus de la raison, par un charme plus puissant que toutes les lois de la physique.
Le professeur lâcha son patient invisible ; le grognement douloureux cessa aussitôt.
Tout à coup, le docteur poussa un cri.
« Du sang ! »
Et il agitait contre la vitre, pour mieux voir, ses doigts, teints d’une liqueur rosée qui faisait une tache humide sur la blancheur de sa peau, comme un sang vermeil, fraîchement épanché d’une blessure.
M. Miller ne riait plus. Son visage avait la pâleur des draps.
Enfin, littéralement suffoqué, abasourdi, il sauta sur son chapeau, balbutia quelques mots inintelligibles et gagna la porte de sortie, en priant les deux peintres de garder pour eux le secret de cette folie contagieuse…
Cette étrange affaire s’ébruita pourtant, et l’on a publié les noms de plus de cinquante personnes qui ont rendu visite à l’hôte invisible du peintre Julian Sax.
Et si vous allez à New-York, vous pourrez lire sur les registres de l’Académie des sciences de cette ville le procès-verbal des expériences tentées par la commission spéciale nommée dans le but de déterminer la nature exacte de ce phénomène incroyable, sans précédent connu.
Sur le journal spécial, on relève les indications suivantes : Poids du corps, 25 livres 7 onces. Chaleur 64° Réaumur. Si vous faites visite à M. Julian Sax, dans son atelier, il vous fera admirer un moulage en plâtre du bras droit de « l’enfant, » moulage d’une beauté merveilleuse.
Quant au sexe, les témoignages sont muets, et nous perdons peut-être l’unique occasion de savoir, une fois pour toutes, si les femmes sont anges ou démons…
Le « phénomène » dura cinq mois de la sorte. L’« enfant invisible, » pendant tout ce temps, parut reprendre des forces, sans pourtant quitter jamais le lit du peintre. Il ou elle s’était peu à peu apprivoisé, semblait sensible aux caresses de Julian, et manifestait sa joie à son approche, par de petits cris inarticulés. Sa nourriture ?
Aucun indice n’a montré qu’il ou elle en fît usage. La brisure de l’aile gauche semblait s être remise d’elle-même.
Un jour l’« enfant invisible » donna les marques d’une agitation extraordinaire. Julian Sax comprit que son pensionnaire était malade. Le toucher, seul moyen de communication possible, et dont les peintres et les visiteurs se servaient, comme des aveugles, le toucher révéla que la petite bouche de l’enfant s’ouvrait comme pour demander à boire.
Julian imagina de lui offrir du thé qu’on venait de servir. L’« enfant » avança ses lèvres, à la coupe, et but quelques gorgées du breuvage chaud. Par un phénomène inexplicable d’après les lois connues de l’optique, le liquide, en quittant la tasse de porcelaine, devenait aussitôt invisible comme la bouche qui le recevait ! Cette expérience fut la dernière.
Presque aussitôt après, le mystérieux enfant fut pris d’un tremblement violent ; ses petits membres s’agitaient en convulsions frénétiques, les ailes battaient avec un bruit de plumes très perceptible. Sous la main nue du peintre, la poitrine du petit être se soulevait dans un râle. C’était l’agonie de cette étrange existence.
Une heure durant, ces signes inquiétants se manifestèrent avec une force croissante. Subitement, tout mouvement s’arrêta. Le corps de cet être sans nom cessa de remuer.
Dans sa main, Julian sentit la petite main de l’enfant devenir tout à coup inerte. Puis il sembla au peintre que tout le mystère de cette incarnation invisible prenait fin. Ces muscles, cette petite tête, cette poitrine, ces membres délicats dont il caressait le contour, il lui sembla qu’ils se dissolvaient, se vaporisaient, s’évanouissaient entre ses doigts. Puis, plus rien, nulle trace. L’être mystérieux avait rendu l’esprit et s’en allait comme il était venu…
L’émotion causée par cette très curieuse aventure est encore vive parmi les savants d’outre-mer.
La majorité des pasteurs l’attribuèrent sans hésitation à Belzébuth.
« Folie contagieuse, obsession, suggestion, illusion endémique, de même nature que celle des anabaptistes et des convulsionnaires, » me dit le docteur Miller, au moment où je le quittai, après avoir noté les derniers détails de cette histoire que je dédie sans commentaires à Messieurs de la Physiologie.
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(Jehan Soudan, in La Vie populaire, n° 35, 1er mai 1884 ; Le Nord illustré, n° 17, dimanche 11 mai 1890 ; La Lanterne, supplément littéraire, huitième année, n° 514, dimanche 16 août 1891 ; avec une postface de Marc Madouraud : « Où un plagiat peut aussi présenter des qualités, » in Le Boudoir des Gorgones, revue de littérature étrange et fantastique, n° 12, Dijon : Les Aventuriers de l’Art Perdu, avril 2005 ; repris en volume dans le recueil Histoires de l’autre monde ; mœurs américaines, préface par Armand Silvestre, Paris : Charles Marpon et Ernest Flammarion éditeurs, 1884 ; réédité en 1889 chez le même éditeur, collection « Auteurs célèbres, » sous le titre : Histoires américaines illustrées. Collage de Max Ernst pour Une Semaine de bonté ou les sept éléments capitaux, volume III, « La Cour du dragon, » 1934)
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(in The Nation, a weekly journal devoted to politics, literature, science & arts [New York], volume XXXIX, n° 1002, jeudi 11 septembre 1884)
Le premier qui l’aperçut fut un bonnetier emmitouflé dans un pardessus confortable ; il entrait chez lui, l’âme heureuse, le nez turgescent sous la bise. Les affaires marchaient à souhait. Sa joie se pouvait-elle traduire autrement que par un coup de pied administré dans le derrière du matou ? Résigné comme tous les humbles, il se releva sans miauler, et repartit, rasant les murs.
Efflanqué, les os incurvés en forme de petits cerceaux autour d’un ventre fantômal, le chat longeait le trottoir avec, dans ses grandes prunelles tristes, une crainte de tous les êtres. Ses oreilles loqueteuses retombaient de chaque côté de sa tête. Il vacillait en avançant, comme un homme qui a trop bu. Sa queue démesurée, encore allongée par sa famélique maigreur, se collait sous l’abdomen vide, le frangeant de touffes étranges, de pincelets mouillés de brume. C’était un pauvre bougre de chat, un chat du peuple, soumis sans haine et sans révolte à sa lugubre destinée, un de ceux qui vont, dénichant parmi les ordures les vieux os et les vieilles croûtes.
Rien que sa couleur banale, grisâtre, le montrait surabondamment… Oui, c’était bien, en effet, un pauvre bougre, digne tout au plus de la dent des chiens ou de crever dans un coin, derrière quelque mur en ruine.
Il ignorait la douceur des caresses. Jamais une gamine, en mal d’affection, ne l’avait pris sur ses genoux, n’avait, avec des mots câlins, baisé sa pelure tigrée, sa morne pelure que l’humidité plaquait sur son corps transparent, pour, peut-être, empêcher de voir au travers. Seuls, des coups de pied, des coups de fouet, conséquences d’une indignation généreuse.
Avec des précautions, des délicatesses, l’œil aux aguets, comme s’il avait l’intuition de commettre une faute, il dispersait les amas de feuilles. Puis, quelque chose entre les dents, il dérapait d’un galop fou, se tapissait au creux d’une porte et déchiquetait, allongé pour mieux savourer le festin. Mais ce jour-là, malgré d’infinies tentatives, il n’avait rien pu découvrir. Les tas d’ordures ne lui dévoilaient que du papier sordide ou des chiffons indigestes. Et le pauvre bougre, à jeun depuis la veille, commençait à la trouver mauvaise. Sa peau, distendue sur les cerceaux d’os, se plissait, ainsi qu’un habit trop grand. Il avait comme un voile d’ombre sur ses prunelles amandines. Pour comble de malheur, la pluie s’était mise à tomber : une pluie de mars qui ruisselait, glaciale, sur les pavés irréguliers ; et le vagabond, comprenant qu’il en serait vite chassé, n’osait pas franchir les ruisseaux pour marcher sur le trottoir lisse…
Au loin, des cloches s’ébranlèrent, assourdies par l’averse. Des horloges tintinnabulèrent midi. Et des odeurs ironiques de soupe aux choux arrivèrent, par bouffées chaudes, vers le matou qui grelottait. Alors, il tenta de s’éloigner, de fuir ces exhalaisons, cette hantise, ce supplice. Mais ses pattes s’ankylosaient, ses tripes se cabraient sous le fumet impitoyable ; et la faim battait des marches éperdues sur le tambour de ses flancs décharnés !… Il tomba contre une borne, à l’abri du vent, et il dormit, anéanti.
*
Les grands nuages s’effaraient au ras des toits. Ils chevauchaient en des bonds noirs, disparaissaient petit à petit, durant que là-bas un rai de soleil teintait d’or les maisons mouillées. Le pauvre bougre s’étira. La lumière lui redonnait de l’espérance. Il risqua hors de l’abri sa tête craintive et, sûr du beau temps, avec presque de la légèreté dans la démarche, il repartit à l’aventure.
Sur le pas d’une porte, des gamins s’ébattaient, hilares.
« Mince de rigolade ! fit le plus grand. Passe-moi la vieille gamelle. On va la lui attacher à la queue. »
Tout près d’eux, quasi-confiant en cette enfance, le matou dévorait un os, sa première trouvaille. Il se délectait, les yeux mi-fermés, de ce balthazar inattendu.
« Attends ! doucement !… Ne le lâche pas ! »
Le grand le tenait entre ses genoux, le serrait à l’étrangler.
« Attache bien ! Fais attention !… Il pourrait mordre. »
Mais le pauvre chat n’avait pas accoutumé de récalcitrer. Il se laissait exécuter, un peu d’os émergeant de ses dents pointues, sans un soubresaut de révolte.
« Ça y est ! Un… deux… trois… lâche tout ! »
Aux seuils voisins, les commères s’ébaudissaient.
Poussant un miaulement affreux, le chat s’élança. La gamelle rouillée le suivit, avec des râles de ferraille.
« C’est tout de même crevant, dit un boucher. Pille, Brutus !… Au chat ! Au chat ! »
Le nommé Brutus était un dogue formidable. Il ne se fit pas prier pour obéir.
« Kss ! Kss ! » hurlait son maître, battant des mains.
Le chat galopait, vertigineux, suivi de près par le molosse. Au coin d’une rue, un roquet se joignit au dogue. Puis un fox, puis un lévrier qui bondissait, élégant comme un grand seigneur, et d’autres, et d’autres toujours.
Affolé par les aboiements, par le fracas de l’objet traîné, le matou s’était arrêté. Il considérait la meute, hérissé, la moustache terrible, les griffes prêtes. Il ne pouvait reculer, car la gamelle s’interposait, mouvant obstacle. Et, résolu pour la première fois, l’œil héroïque, il attendait.
« Pige-moi ce coup de gueule ! vociférait un coiffeur, le peigne aux cheveux. Il l’a estourbi… »
Lassés de le voir immobile, les chiens s’éloignaient un à un. Le coiffeur réintégrait sa boutique, narrant aux clients le spectacle. L’autre, cependant, avait pu se relever, claudicant, baveux, en lambeaux. Il repartit, tirant sur la corde, et la ferraille gémissait, lamentable, derrière lui…
*
« Oh ! oh ! un chat avec une gamelle à la queue ! crièrent des gosses qui revenaient de l’école.
– Si on l’attachait à ce volet ? conseilla un blondin. On tirerait dessus, avec des cailloux ! »
Et, joignant le geste à l’avis, il empoigna la gamelle, en attacha l’anse au crochet, et repoussa le tout d’un coup de pied. Puis, jetant à terre leurs cahiers, les gamins s’escrimèrent contre la sinistre escarpolette. Les pierres, à chaque choc, ensanglantaient la peau grisâtre du matou, obligeant sa tête à un mouvement latéral.
« C’est rigolo ! clamait un d’entre eux, qui faisait partie d’une société de gymnastique… Tête… droite !…
– Tête… gauche !… » répondait un autre, en face.
La queue du chat, presque détachée d’un coup de dent, ne tenait plus à son corps que par un lien de chair. Son œil gauche pendait hors de l’orbite. Ses mâchoires, en s’entrouvrant sous la douleur, laissaient couler un filet rouge qui glissait, se mêlait à la boue noire de la robe…
Bientôt, lassés du jeu cruel, les gosses s’en allèrent.
*
Par-dessus les toits, le soleil pâle agonisait.
L’horizon saignait, empourpré comme le martyr. Et, dans cette fin tragique de la journée, le pauvre bougre vit la Mort !… Sa prunelle s’agrandit, épouvantée… Mais un peu de la gloire crépusculaire l’effleura, – telle une main sororale… Alors, sous cette suprême caresse, il frissonna… Deux larmes humaines, terrifiantes, s’enflammèrent parmi son sang, coulèrent le long des mâchoires, mettant une lueur en l’œil exorbité… Puis la tête du pauvre Bougre retomba, ainsi qu’une chose…
Au volet de la maison bourgeoise, un lambeau velu tournoya toute la nuit, attaché par une ficelle…
–––––
(Fernand Mysor, « Un Conte par jour, » in La Dépêche, journal de la démocratie, quarante-quatrième année, n° 16372, mercredi 21 mai 1913 ; « Contes et nouvelles, » in La Patrie créole, organe des intérêts généraux de l’île de la Réunion, treizième année, n° 3739, dimanche 6 juillet 1913 ; Théophile Alexandre Steinlen, « Chat errant, » pastel et craie sur papier, c. 1899)
On racontait dans ce salon des histoires d’intersignes et de tables tournantes. C’est là, vous l’avez peut-être remarqué, une conversation qui revient périodiquement dans les réunions. Il semble qu’il faille, de temps en temps, comme une cure collective de surnaturel à des gens qui, dans le cours ordinaire de la vie, s’en passent fort bien…
Le Dr Bertrand, qu’on savait s’être intéressé jadis à l’occultisme était évidemment devenu le centre de la conversation.
Quelqu’un venait d’avancer l’explication habituelle, et affirmait que les guéridons tournaient sous l’impulsion inconsciente de ceux qui formaient sur leur plateau la « chaîne des mains. »
« Ce ne me paraît pas toujours possible, fit observer Bertrand. On peut aller, sans se compromettre, jusqu’à voir dans ce phénomène une extériorisation de forces psychiques encore peu connues.
Nous recélons certainement en nous des énergies que nous connaissons mal, dont nous n’avons pas appris à devenir les maîtres, mais que dans certains cas nous parvenons à projeter tant bien que mal hors de nous, et qui s’en vont remuer une table, ou une chaise, souffler dans l’obscurité à la face d’un voisin. C’est le cas des médiums.
Je me rappelle toutefois un cas assez étrange, où même cette explication me semble un peu courte.
J’avais dîné un soir chez un de mes amis, et après le café nous avions décidé de faire tourner une table. C’était chez lui une distraction courante, mais que je considérais, moi, comme un simple jeu de société, car je déniais alors toute existence aux esprits frappeurs et autres.
C’était l’hiver ; nous étions assis devant un grand feu clair, avec mon ami, sa femme et sa sœur. Le guéridon, débarrassé des tasses et des cendriers, commençait à bavarder sous nos huit mains, qui se touchaient par le petit doigt. À bavarder ?… Je devrais dire à balbutier, car rien n’est plus monotone et plus lent que cet alphabet frappé par un pied de table. Pour peu que vous ayez deux r ou deux s dans un mot, il faut écouter frapper deux fois dix-sept ou dix-huit coups avant de les avoir compris…
Bref, on obtenait du guéridon les réponses courantes, des prédictions assez vagues pour ne pas redouter un prochain démenti, quand je me rappelai l’histoire de ce mathématicien, qui avait si fort embarrassé une table tournante en lui demandant quel était le logarithme de 9. Je priai qu’on me laissât tenter une épreuve analogue. Mon ami, avec l’intrépidité d’un croyant, me pressa de la commencer.
Je demandai alors quel avait été, de 1906 à 1927, le pourcentage de régression de la mortalité par tuberculose en Suède. Je vous avoue que je n’en savais rigoureusement rien. Je me rappelais seulement avoir entrevu ces colonnes de chiffres dans une revue médicale que je devais avoir chez moi…
Sans hésitation, la table frappa deux coups, puis neuf ; un pourcentage de 29 %. Je notai les chiffres sur mon calepin, en promettant de contrôler et de téléphoner dès le lendemain le résultat. Mon ami était si certain d’avance de l’exactitude du renseignement fourni par son guéridon, qu’il proposa subitement une expérience qu’il jugea lui-même sortir du cycle habituel.
Il se tourna de mon côté : il allait faire en sorte qu’il me fût impossible d’expliquer le mouvement de la table par nos pressions inconscientes sur elle.
« Pouvez-vous, demanda-t-il poliment à l’esprit qui habitait le guéridon, le soulever, à cinquante centimètres du sol, et faire en même temps entendre un bruit dans un autre coin de l’appartement, dans le plafond, par exemple ? »
La table frappa un coup décidé : elle acceptait ; mais elle quelque chose à dire. Cinq coups : é ; dix-neuf : t ; cinq : é ; neuf : i ; sept : g ; 14 : n ; éteign…
– Vous voulez qu’on éteigne ? »
Un court « oui, » puis le silence… On éteignit le lustre. Le salon n’était plus éclairé que par les bûches qui flambaient dans l’âtre. Nous restions les mains à plat sur la table, assez impressionnés. Je risquai une ou deux plaisanteries. On se récria :
« Vous allez tout faire manquer ! »
Dix minutes peut-être se passèrent ; j’étais convaincu de l’insuccès, et je murmurai :
« C’est long ! »
À ce moment, la table fit un véritable bond, qui nous rejeta tous les quatre en arrière ; en même temps, un fracas effroyable retentissait au-dessus de nos têtes, comme si toutes les poutres du plafond avaient été cassées par un genou monstrueux. Les deux femmes poussèrent un cri ; la sœur de mon ami balbutia :
« Rallume, rallume vite ! »
Quand la lumière inonda de nouveau le salon, je les regardai tous les trois. Les deux dames étaient fort pâles. Lui triomphait, mais il avait eu peur : cela se sentait à son sourire mal assuré, à l’énervement de ses doigts qui semblaient émietter quelque chose.
« Eh bien ? me demanda-t-il.
– C’est évidemment troublant, concédai-je. Seulement, vous ferez bien de ne pas trop multiplier ces séances, si ces dames tiennent à leur sommeil. »
Elles jurèrent leurs grands dieux qu’elles ne recommenceraient jamais… »
*
« En rentrant chez moi, mon premier soin fut d’aller tout droit à la bibliothèque et d’en retirer la revue où je savais trouver les statistiques de la lutte contre la tuberculose. Dans la colonne qui indiquait le pourcentage de régression, je lus : Écosse : 68 %, Hollande : 51,4 %, Suède : 29 %.
29 ! Je regardai les deux chiffres avec une véritable stupeur : c’étaient ceux que j’avais inscrits sur mon carnet quand la table les avait eu frappés. Cette divination, jointe au souvenir du bond qu’avait fait le guéridon et de l’effrayant craquement qui avait semblé fendre tout le plafond, me troublait, je l’avoue, et quand je passai dans ma chambre pour m’y coucher, ce fut sans grand espoir de m’endormir.
Comme je n’aime point les nuits blanches inutiles, car ma profession m’oblige assez souvent à faire de la nuit le jour, j’ouvris un tiroir pour y chercher un tube de gardénal. De cette façon, j’échapperais aux tables tournantes à l’instant où je le jugerais bon…
Je venais à peine de le découvrir dans un amas d’échantillons pharmaceutiques, comme tous les médecins en reçoivent, qu’un coup de sonnette prolongé me fit sursauter. Ce fut la fenêtre que j’ouvris, car elle donnait sur la rue. En me penchant, j’aperçus, devant la porte, une mince forme féminine. Je demandai :
« Qu’est-ce que c’est ?
– Il faut que vous veniez chez nous. »
La voix était celle d’une toute jeune fille, et le visage qui se levait vers la fenêtre, éclairé par le bec électrique voisin, me parut étroit comme une figure d’enfant, mais, en même temps, creusé d’ombres qui le modelaient, comme une physionomie tragique de femme.
« Qui est-ce qui est malade ?
– Il faut que vous veniez.
– Où est-ce ?
– À la Chapelle-aux-Loups. »
C’est un hameau à six kilomètres, sur le bord de la rivière.
« Attendez-moi ; je descends. »
J’étais en somme assez reconnaissant aux tables tournantes de m’avoir empêché de me coucher à l’heure habituelle. Il était 11 heures et demie ; j’aurais dû être endormi depuis une heure. Or, aucune servitude du métier médical ne m’a jamais autant pesé que ces réveils brusques dans mon premier sommeil…
Je descendis au garage, relevai le volet de fer et sortis la voiture. La messagère m’attendait sur le trottoir.
La première chose qui me frappa, moi qui arrivais, équipé comme un explorateur polaire, avec bottes et gants fourrés, pelisse et écharpe, ce fut de la voir grelotter dans son petit manteau noir.
« Montez ! »
Quand elle fut assise auprès de moi, je la regardai : une gamine de seize ans peut-être, avec des traits maigres et osseux, un regard farouche qui s’enfuyait et que je ne parvins pas à trouver.
« Qui est-ce qui est malade chez vous ?
– …
– Je vous demande qui est malade ! »
Cette obstination à ne pas me répondre commençait à m’agacer. Je venais de lancer le moteur ; je le laissai tourner.
« Si personne n’est malade chez vous, c’est inutile que je me dérange… Qui est malade ?
– Tout le monde. »
La réponse, si c’en était une, était de celles qui exigeraient un si long temps pour vous apprendre quelque chose, que l’on préfère les négliger. C’est ce que je fis, et je démarrai. Je traversai la ville endormie avec ma compagne muette, recroquevillée sur la banquette ; je pris le premier pont sur la rivière. Après cela, c’était tout droit, le long de l’eau, et les peupliers défilèrent, frappés un à un par la lumière des phares.
La Chapelle-aux-Loups… Vous connaissez le coin : la rivière qui s’élargit forme là une sorte de grand étang encombré de roseaux, bordé d’un côté par des falaises de granit rouge, de l’autre par des bois qui ne s’arrêtent guère qu’à la route.
« C’est là… »
Toute blanche dans le jet des phares, une étroite maison semblait s’être retenue à peine au bord du talus. La porte était ouverte, et, sur le seuil, un homme et une femme m’attendaient. Ce devait être grave pour que l’on guettât mon arrivée avec cette impatience, car d’ordinaire, en campagne, la maladie ne parvient guère à hâter les allures et les gestes. Il faut qu’elle se plie elle-même au rythme de la vie, qui est lent.
Donc, on m’attendait… J’éteignis les phares et la maisonnette sembla disparaître, car elle n’était point éclairée de l’intérieur. Ce fut seulement quand j’entrai qu’une lampe à pétrole, baissée jusqu’au bleu, fut remontée. J’aperçus d’abord une course de bicyclettes qui se poursuivait sur l’abat-jour, puis un homme et une femme debout de chaque côté de la table.
Dès qu’un médecin entre dans une chambre, son œil – et c’est presque automatique — cherche le lit et son client. Or, ici, les deux lits, où les édredons bombaient, n’étaient point défaits.
« Alors, où est le malade ? »
L’homme se gratta la tête sans répondre ; ce fut la femme qui, en tortillant le bout de son tablier, expliqua :
« Malades, mon pauvre monsieur, on l’est quasiment tous. On a, comme qui dirait, les sangs tournés par ce qui se passe ! Y a des moments où on a cru devenir fous !… Moi, je voulais point vous déranger. C’était le curé que j’aurais voulu : c’était vantié mieux son affaire que la vôtre. C’est le patron qu’a voulu vous faire venir ; c’est point mâ, dame !
– C’est pourtant vrai que c’est mâ, attesta l’homme, un grand paysan sec. V’là ce qui se passe, tout comme. Ça a commencé y a trois jours !
– Mais quoi ? »
Alors, avec une grande simplicité, il me déclara :
« Le revenant !
– V’là trois jours qu’i mène un train d’enfer, gémit la femme. Pour sûr que je n’resterons point là !
– C’est dans le grenier qu’i fait son sabbat, on dirait que l’plafond va s’écrouler ! »
Malgré moi, je repensai au craquement qui, dans le salon de mon ami, m’avait fait courir un frisson dans les épaules, mais je n’en protestai qu’avec plus de mauvaise humeur :
« Alors, c’est pour cela que vous m’avez fait me déranger ?
– Dame, s’excusa la femme, c’est-i pas pire qu’une maladie ?
– En tout cas, déclarai-je en mettant mes gants, ce n’est pas pour ces maladies-là que je suis médecin. Vous mériteriez que je vous applique le tarif de nuit, pour vous moquer ainsi du monde ! »
Je marchai vers la porte.
La femme dit alors :
« Vous pouvez bien attendre dix minutes ; ça commence toujours au premier coup de minuit. »
Instinctivement, je regardai la pendule qui battait son lent tic-tac dans le coin. Elle marquait minuit moins sept. Je refis un pas vers le milieu de la chambre.
« Mais enfin, dis-je, qu’est-ce qui se passe ?
– Voilà, dit le père. Y a trois jours, on se réveillait, la mère et moi, parce que quelque chose venait de tomber dans l’grenier, juste au-dessus d’nous. Ça m’a étonné, vu qu’y a qu’du grain et du foin, mais ça s’est r’mis à cogner, et que j’te cogne !… J’ai pris la lanterne et j’suis monté, mais y avait ren. La gamine-là, qui couche dans la soupente, criait tant qu’é’ pouvait. Même qu’elle avait fermé sa porte au verrou, en entendant les coups. J’étais pas redescendu qu’ça a recommencé. C’était comme si, avec un marteau, on tapait su’ le plancher, mais des coups à tout casser… V’là qu’il est minuit ; ça ne va point tarder… »
Je ne pus m’empêcher de chercher, sur le plafond enfumé, un peu au-dessus du lit, la place où les coups allaient pleuvoir. Minuit sonna. Les douze coups se répétèrent deux minutes après, sans que le moindre bruit se fît dans le plafond. J’attendis jusqu’à minuit dix et je partis, furieux, après les avoir traités d’imbéciles. J’avoue que j’étais en même temps fort déçu… »
*
« Le lendemain, un peu avant midi, la femme se présenta chez moi. Je la trouvai dans mon petit salon d’attente, un panier noir sur les genoux ; elle m’apportait un poulet, « pour le dérangement, » dit-elle.
La démarche apaisait quelque peu mon dépit et je me mis à rire.
« Alors, vous voilà débarrassés. Vous aviez rêvé cela ! »
La bonne femme, la tête basse, répondit seulement :
« Quand vous êtes parti hier, on s’est couchés, pas vrai ?… Et ça a recommencé….On ne restera point dans c’te maison-là, pour sûr, surtout pour la pauv’ garçaille qu’est aux trois quarts morte de peur ! »
Je sentis, toute raidie, cette obstination paysanne contre laquelle tout échoue, le raisonnement comme la menace. Je ne pus, pourtant, m’empêcher de dire :
« C’est dommage que cela ne se soit pas décidé dix minutes plus tôt ; en somme, je lui ai fait manquer l’heure, à votre revenant !… »
Elle baissa la tête plus bas, mais sur son visage étroit la même peur animale était empreinte. La moquerie ne l’entamerait pas plus que le reste.
Elle dit, sans me regarder :
« Fau’rait qu’vous r’veniez. »
Je répondis, car une idée venait brusquement de me traverser l’esprit :
« Je n’ai point l’intention de passer toute ma nuit chez vous. Si j’y vais, ce sera tantôt ; attendez-moi tous les trois, vous, votre mari et votre fille. »
Elle haussa ses épaules maigres.
« I’ se passera ren, à une heure pareille !…
– On verra. »
Ce fut en vérité très vite fait. J’arrivai vers 3 heures de l’après-midi. Je regardai la fille dans les yeux, en ordonnant :
« Mène-moi à ta chambre ! »
Elle se troubla, pâlit, balbutia :
« Mais, pourquoi que…
– Monte !… Venez aussi, vous autres ! »
C’était une soupente avec un lit de fer et une armoire de bois blanc, éclairée par un vasistas. Je montai sur une chaise, l’ouvris, y passai la tête et les épaules, et inspectai le toit. C’était un toit en tuiles en pente douce, sur lequel s’ouvrait, à quelques mètres, un second vasistas qui, lui, éclairait le grenier… Je descendis, de plus en plus certain que j’étais sur la bonne voie. Je m’approchai du lit et, d’un seul coup, je relevai à la fois la paillasse et le matelas. Il y avait, caché là-dessous, un poids de cinq kilos, au bout d’une corde.
Je vous fais grâce du reste : la fille, les bras levés pour se garer des claques, les jurons et les menaces du père, mon intervention… J’aurais voulu savoir pour quel motif elle galopait ainsi sur le toit, toutes les nuits, d’un vasistas à l’autre, pour faire descendre son poids dans le grenier et y sonner l’alarme, mais, butée, farouche, elle ne desserrait pas les dents, même quand je me fus interposé entre elle et la lourde main de son père. Je déclarai pourtant :
« C’est maladif, c’est nerveux : il n’y a pas à lui en vouloir… »
Allez donc savoir, de fait, ce qui passe par la tête d’une fille de paysan alcoolique – car l’homme l’était visiblement – à cet âge de formation ! Celle-ci jouissait de faire peur, comme d’autres jouissent de faire souffrir… Toutefois, vous me croirez facilement si je vous dis que cette aventure n’était point faite pour augmenter ma foi dans les esprits frappeurs. J’étais fort tenté, en remontant dans ma voiture, de mettre, si l’on peut dire, dans le même sac l’esprit de la Chapelle-aux-Loups et celui qui s’était manifesté dans le plafond de mon ami. »
*
« Le lendemain, je n’y pensais plus et je sursautai vraiment, en rentrant du cinéma, vers 11 heures et demie, sous une neige qui commençait à tomber dru, quand je me trouvai face à face avec cette femme qui s’abritait dans l’encadrement de ma porte.
Ce fut parce que je ne pensais plus du tout à ces sottises que je mis tout ce temps à la reconnaître, et aussi parce que ce visage maigre était plus vieux que son âge : un visage qui avait vécu déjà.
Quand j’eus reconnu la fille de la Chapelle-aux-Loups, je fus tenté de crier, en pleine rue :
« Ah ! non. Cela suffit ! »
Puis je me dis que, cette fois, il ne pouvait s’agir que d’un malade et je me contentai de demander, comme à sa première venue :
« Qui est-ce qui est malade ?
– Personne ! »
Cela recommençait ! Et pourtant le visage que j’avais devant moi, c’était un visage… comment dire cela ? Oui… dénoué par la peur. L’avant-veille, les yeux fuyaient ; cette fois, ils étaient tout dilatés et plongeaient dans les miens. J’y voyais luire comme une lueur démente ; l’expression sournoise avait disparu, c’était une impatience affolée qui maintenant tourmentait les traits, figés, deux jours plus tôt, dans une méfiance haineuse.
« Ça a recommencé hier soir. Mais pour de vrai, c’te fois !… Dès qu’ j’ai entendu, j’ai descendu avec le père et la mère. Ça a passé dix fois, pendant une grand’ demi-heure.
– Mais quoi ?
– Les pas. On est sûrs qu’i va revenir ce soir… Celui-là, vous ne l’empêcherez pas !… »
Fut-ce cette sorte de défi qui me décida, ou ces grands yeux sombres, effarés, des yeux de malade, vraiment, à qui je devrais peut-être mes soins ? Je ne sais. Toujours est-il que, cinq minutes plus tard, nous roulions vers la Chapelle-aux-Loups, et je pestais contre la neige qui formait verglas sur ma glace.
Comme la première fois, le père et la mère nous attendaient sur le seuil, mais les visages, là aussi, étaient creusés bien plus profondément que l’avant-veille par l’effroi… Ils m’expliquèrent qu’alors qu’ils s’étaient couchés, quelqu’un avait marché au-dessus de leur tête, avec des souliers ferrés, puis le pas avait descendu l’escalier. Ils avaient crié :
« C’est-i’ toi, Gustine ? »
Mais, juste à ce moment, leur fille appelait d’en haut, plus effrayée qu’eux encore…
Le pas avait alors traversé la salle et marché vers la porte. Ils n’avaient point entendu ouvrir cette porte, mais des coups avaient été aussitôt frappés comme du dehors… L’homme avait quand même secoué son épouvante, s’était levé, avait allumé la lampe, était allé crier à la porte :
« Qui est là ? »
Comme une réponse, le pas avait recommencé, partant de nouveau du fond du grenier, le traversant tout entier, puis il avait lourdement descendu l’escalier, frappé le sol de terre battue de la pièce, sans que rien fût visible, et il s’était arrêté de nouveau à la porte. On avait alors refrappé deux coups, toujours du dehors. Le fermier avait brusquement ouvert : le chemin était vide !
L’atroce promenade du fantôme aux souliers ferrés avait continué pendant près d’une heure ! Jamais il n’avait dévié de sa route, traversant la salle en diagonale depuis l’escalier du grenier jusqu’à la porte. Eux trois s’étaient blottis dans la vaste cheminée, avec la terreur que le pas lourd ne vînt à se rapprocher d’eux… C’était là que le jour les avait trouvés. Dès le matin, la mère était allée à l’église et dans l’après-midi le curé, avec son surplis, était venu réciter des prières et asperger la maison d’eau bénite. Ils l’avaient fait monter jusque dans le grenier… »
*
« Cela les avait un peu calmés, mais, avec la nuit, leurs terreurs les avaient repris et ils m’avaient envoyés chercher, afin de n’être pas seuls quand minuit allait sonner, dans quelques minutes.
Leur angoisse était si visible que je m’efforçai de les rassurer : cela se passerait comme la dernière fois. Minuit sonnerait, et tout serait dit.
Le père hocha la tête.
« C’est que c’est plus pareil !…
– C’est possible, répliquai-je ; dans ce cas, ce sont les nerfs qui sont malades et on les soignera. »
La femme, derrière moi, traduisit :
« Vous croyez qu’on est fous. Non, on ne l’est point. »
Elle jeta un coup d’œil vers l’horloge, où l’aiguille de fer atteignait le point de minuit. Il se fit dans la caisse de bois un grincement de rouages, comme un raclement de gorge rouillée, puis le premier coup sonna. Je dressai la tête, la respiration coupée, parce qu’on marchait, au-dessus de nous…
On marchait, mais si lourdement, et de façon si décidée, que je ne doutai pas un seul instant qu’il n’y eût quelqu’un là-haut.
Le pas traversa la grenier en long et je l’entendis descendre. Je pris la lampe et la levai au-dessus de ma tête pour éclairer l’entrée de l’escalier, qui débouchait à quelques mètres, au bout de la pièce.
Celui qui marchait en était maintenant au dernier degré. Il allait sortir, j’allais le voir…
Il n’y eut que le changement de son que fait un pas lorsque, après un escalier de bois, il aborde un sol de terre battue. Les souliers cloutés sonnèrent sur la terre dure pendant quelques secondes qui me parurent un siècle. Puis le pas cessa net à la porte. On eût dit que celui qui était là hésitait à sortir, mais je l’entendis, un instant après, qui frappait de dehors deux coups espacés, mais nets.
Je l’ENTENDIS, car, pour moi, cela ne pouvait faire aucun doute, c’était quelqu’un qui marchait. Il ne pouvait s’agir d’une hallucination, d’une suggestion, d’une panique collective : il y avait un être invisible qui arpentait le grenier, descendait l’escalier, traversait la pièce, frappait, et recommençait.
Car le circuit infernal ne cessait pas. À peine les deux coups étaient-ils frappés du dehors que, là-bas, dans le fond du grenier, du côté de la réserve de foin, la marche effrayante reprenait.
Une seule chose empêchait les trois témoins qui m’entouraient de hurler ou de s’enfuir, une seule chose me gardait à moi un reste de sang-froid : c’était la régularité même de cette épouvantable promenade. Les pas ne déviaient jamais d’une ligne. On les eût comptés qu’on en eût, à chaque circuit, retrouvé le même nombre.
L’homme, la femme et la fille avaient reculé sous le manteau de la cheminée, où quelques bouts de trique achevaient de se consumer. À un moment, l’homme les rapprocha machinalement du bout du pied. Une flamme jaillit, claire et tranquille, comme si une chose terrifiante ne se passait pas à quelques mètres de là.
L’instant le plus atroce était celui où le redoutable marcheur traversait la salle. Son approche vous étreignait d’une anxiété telle que, malgré moi, j’avais reculé jusqu’à me trouver le dos au montant noir de la cheminée. Pourtant j’aurais dû, je le sentais, agir, au lieu de me tapir contre les autres, le plus loin possible du redoutable itinéraire ; j’aurais dû barrer la route à ce bruit, me placer juste sur son parcours.
Cela me fut impossible. Il ne restait de stable en moi qu’une conviction étrange : je connaissais ce pas, il m’était presque familier…
Quand il cessa, aussi brusquement qu’il avait commencé, l’homme dit tout bas, auprès de moi :
« Si c’est comme hier, c’est fini pour c’te nuit ! »
La femme, elle, affirma presque mécaniquement :
« Je ne me coucherai point ! Je ne me coucherai point ! Je ne me coucherai point ! »
La fille claquait des dents.
Je dis, moi :
« Mais, je connais ce pas !… »
Maintenant que les idées revenaient, que le calme renaissait, je pouvais chercher… Tout à coup, je m’écriai :
« Mais, c’est l’« Anglais » ! »
On appelait ainsi une manière de géant idiot, un vieux vagabond tout voûté, dont la marche semblait une perpétuelle chute. Je l’avais rencontré cent fois le long des routes qu’il arpentait de son grand pas trébuchant, dans une constante recherche d’équilibre. Il allait, les yeux à terre, sans rien voir que le mouvement régulier de ses souliers énormes. L’on disait qu’il faisait ainsi plus de cinquante kilomètres par jour. Il couchait au hasard des granges, mais il devait avoir des ressources cachées, car on ne l’avait jamais vu mendier.
C’était ce pas, qui ne ressemblait à aucun autre, que je venais d’entendre.
Quand j’avais crié ce nom de l’« Anglais, » le seul sous lequel on le connût, l’homme et la femme s’étaient regardés, comme s’ils venaient subitement de comprendre. J’avais surpris ce regard et je demandai :
« Vous l’avez vu, l’Anglais ? »
L’homme murmura :
« Oui, il y a deux jours…
– Vous vous êtes disputés ?
– Non…
– Mais, enfin, qu’est-ce qu’il y a eu ? »
Ce fut la femme qui se décida :
« Ben, il est venu demander à coucher dans le grenier. On n’a jamais voulu de personne, parce qu’ils peuvent mettre le feu. On lui a dit et il est parti, v’là tout. »
Je savais ce que cela signifiait : une porte claquée, sans explication, au nez du misérable, sitôt reconnu…
Mais la fille, à côté de moi, s’était redressée et, toute vibrante, accusait :
« C’est pas vrai ! Tu lui as rien dit, mais, toi (elle montrait son père), tu l’as poussé, et il est allé tomber assis su’ l’chemin, et puis, t’as lâché l’chien d’ssus !… I’ doit être mort, depuis, et c’est pour ça qu’i’ r’vient, c’est pour ça !… »
Je ne sais pas si la scène n’était pas plus atroce encore que la promenade du revenant : la voix stridente de la fille qui semblait avoir grandi, tant elle s’allongeait, toute tendue, pour lancer l’anathème ; l’homme et la femme, restés debout contre la suie de la cheminée, les yeux dilatés par l’épouvante, les flammes qui, dans les brandons, erraient au bas de leurs sabots.
Ils voulurent me retenir. Ils me suppliaient de rester jusqu’au jour. Je refusai d’abord, puis, devant leur terreur, j’eus peur, je l’avoue, de laisser un ou deux fous derrière moi, car je sentais la folie qui cognait à ces crânes.
Je bourrai donc une pipe et, en maugréant, je m’assis. Au bout d’une heure, on me fit chauffer du café ; d’une main qui tremblait, l’homme l’arrosa d’eau-de-vie. À deux heures du matin, ils purent manger. Je mangeai aussi.
La nuit se passa ainsi à écouter les justifications éperdues de la femme que ses instincts de marchandage avaient reprise peu à peu et qui semblait vouloir prouver au revenant qu’elle n’avait eu à son égard que de bonnes intentions. Elle s’interrompait pour affirmer :
« Pour sûr qu’on va s’en aller… »
L’homme, morne, et qu’un regret de sa maison, même hantée, mordait, répliqua :
« T’en aller, t’en aller ! Mais où qu’ tu iras ?
– Chez Adèle. »
C’était sa sœur.
L’homme haussait les épaules :
« Elle n’a déjà point trop de place…
– Ça n’fait ren, on me tuerait p’utôt que d’me faire rester là !… »
Je partis à 5 heures du matin ; c’était l’heure où ils commençaient leur journée. L’homme, qui allumait sa lanterne pour aller soigner ses bêtes, m’éclaira jusqu’à ma voiture.
« Je passerai pour ce que je vous dois, » murmura-t-il.
Je sentis qu’en plus de la peur du revenant, il s’alarmait encore de l’argent que l’atroce nuit allait lui coûter.
Je le revis le surlendemain. Il m’apprit qu’ils avaient quitté la Chapelle-aux-Loups pour vivre chez leur belle-sœur. Cela lui faisait plus de trois kilomètres, chaque matin, pour aller à ses champs, mais, au moins, ils dormaient. Malheureusement, cela ne pouvait point durer, car le beau-frère n’était point content : cela se comprenait.
Son visage ne s’éclaira que lorsque je déclarai :
« Vous ne me devez rien ! Je n’ai pas fait chez vous acte médical. »
Il murmura :
« On vous revaudra ça… »
Puis il partit. »
*
« Huit jours après, je passais en bateau devant sa maison.
Il était 11 heures, mais le givre blanchissait encore la campagne. Depuis le matin, nous chassions le canard dans ces vastes marais que forment par ici les dérivations des rivières. La maison était frappée par le soleil et presque pimpante dans la belle lumière d’hiver. Les fenêtres étaient closes, mais une rose demeurait, comme une tache pourpre, visible de très loin, sur le rosier accroché au crépi de la façade.
J’allais raconter à mes deux amis ma bizarre nuit dans cette masure, quand l’un d’eux montra les roseaux qui se hérissaient entre le chenal d’eau libre où nous étions et la berge.
« On jette un coup d’œil là-dedans ?
– Si on veut. »
Ils appuyèrent sur les rames et le bateau entra dans les roseaux avec un grand bruit de papier froissé. J’étais debout à l’avant, mon fusil prêt pour épauler. La maison avait disparu dans l’enchevêtrement des quenouilles brunes. J’apercevais déjà le talus de la berge, avec ses herbes toutes scintillantes de gel, quand, derrière moi, on dit :
« Tiens, qu’est-ce que c’est que cela ? »
En même temps, le bateau tourna et j’aperçus entre les roseaux, à ma gauche et tout contre la berge, une masse noire. Le bateau courait droit dessus. Mes deux amis s’étaient levés et, penchés, ils regardaient.
C’était un corps, un long corps gonflé par le séjour dans l’eau, mais que je reconnus tout de suite à ses gros souliers dont les bouts ferrés émergeaient de l’eau.
Il était couché sur le dos et la face de l’« Anglais, » mince pour un si grand corps, était parfaitement reconnaissable. Il me sembla pourtant que la stupeur immobile avait disparu de ce visage d’idiot. La tuméfaction en avait fait un visage gras d’homme bien nourri, où semblait vraiment s’épanouir la satisfaction d’une bonne plaisanterie.
Mais ce qu’il y avait peut-être de plus étrange, c’était l’obstination avec laquelle le noyé, incessamment ramené par le clapotis de la rivière, heurtait de sa tête la berge, et exactement, vous entendez bien, exactement en face de la porte où il était allé cogner aux douze coups de minuit. »
–––––
(Roger Vercel, prix Goncourt 1934, in Le Petit Journal, soixante-dix-neuvième année, n° 28970, lundi 20 juillet 1942 ; cette nouvelle a été reprise en volume dans le recueil Vent de Terre, Paris : Éditions Albin Michel, 1961)
J’aime l’eau mouvante, l’eau qui parle et à qui l’on répond comme à un être vivant, l’eau des fleuves et celle de la mer.
Mais c’est d’une autre impression que je vois le sommeil morose d’un marais. Cet inconnu sans issues dont les sources se cachent ; immobile, plein d’insondables fanges, de froides agitations en ses vases attiédies, d’existences glissantes, visqueuses, de bestialités à sang glacé, de glandes venimeuses, de baisers baveux, d’étreintes mornes, sans soleil, qui enfante et continue, pourtant, des générations pullulantes de monstres flasques, cette eau me donne la peur fiévreuse.
Cependant, quand j’ai peur, il faut que la nuit s’en mêle et que la lumière, ma seule amie, soit loin. Il est vrai que les ténèbres habitent la tourbe profonde des marécages et sont tout près de leur surface miroitante… Je les sais là, dans leur horreur indéfinie ; c’est ce qui explique ma terreur.
Connaissez-vous la Ribeyre d’Èbre ? Cette terre d’alluvion où le riz poussait des épis drus et pleins, quand les dernières gouttes de sang more greffé sur les Ibères faisaient encore un peuple étrangement mixte de conquérants doublés de patients travailleurs ?
Alors, la plaine savamment irriguée, mêlant l’eau fécondante à la richesse terrienne, donnait cent pour un aux semailles. Aujourd’hui, les rizières sont en chaumes, et cette race d’agriculteurs guerroyants n’est plus. L’Ibère, revenu à son atavisme grandiloquent, dédaigne le travail et se pavane, oisif et superbe, sous son royal soleil. Il a négligé de fermer les écluses du fleuve, d’entretenir la canalisation des cultures et, engouée, longuement pénétrée, la terre cède à l’élément aqueux, lequel creuse toujours son abîme de boue.
Des forêts de roseaux balancent leur souplesse sur les remous noirâtres, les lianes d’eau enlacent leur verdure glauque et des îlots d’humus protègent traîtreusement le monde des reptiles. Ailleurs, ils vivent peu ; l’homme les chasse, les tue, par dégoût ou par crainte. Mais, sous la couche humide et chaude des alluvions, pleine de proies grouillantes ou d’ailes sans essors, les amphibies repus atteignent un grossissement qui transforme leur aspect en des disproportions épouvantables et, avec les années, change de miévreuses couleuvres en monstres inattendus. Horribles créatures vraiment indescriptibles, non classées, jamais aperçues des savants, entrevues à peine par les apeurés tardifs du crépuscule qui fréquentent, malgré eux, ces bords incertains.
Les bergers rappellent leurs troupeaux et rentrent, avant l’heure où les plantes à tiges hautes s’abaissent sous le sillage serpentueux de leurs hôtes ; car les monstres aquatiques viennent, avant la nuit close, se vautrer dans la poudre des terrains secs.
J’avais pour guide un gentilhomme basque, don Miguel G…, le plus brave de Navarre, où ils sont tous braves. Il savait que, pour respirer le génie de son pays, je le cherchais parmi les légendes du sol. Ces récits rasent la terre, ils sont à hauteur d’homme ; pourtant, l’étranger les méprise et s’éprend, de préférence, de ceux de l’héroïsme qui court en chevauchées.
Cantonnés dans un humble ermitage, le plus rapproché qui fût de la région marécageuse, nous récitions le rosaire à l’ombre de ses voûtes. Un paysan, encore jeune et bien vêtu, s’arrêta sur le seuil et salua d’abord la Vierge de la Merci.
« Señor Christobal, lui dit mon guide, quand il eut terminé sa prière, s’il plaît à Votre Honneur de raconter l’histoire de ses fiançailles à cette dame française, elle vous en saura gré et priera pour vous et la señora Cattalina, votre épouse.
– Je le veux bien, don Miguel, pour elle et pour vous, qui êtes un caballero christiano. »
Il s’installa près de nous, en face de la plaine où ardaient en des vapeurs irisées et tremblantes les derniers embrasements du soleil.
« Ah ! que j’aime mon pays ! señora française, dit-il, levant en mon honneur sa boïna bleue. Par amour pour lui, afin d’y vivre et d’y mourir, je le quittai très jeune, encore adolescent, pour aller faire fortune en Amérique, comme beaucoup de ceux de la Ribeyre, qui peut nourrir ses enfants, mais ne les enrichit plus.
Avant de partir, un dernier soir, je vins garder mon troupeau et je m’assis, le cœur tordu de regrets et les yeux agrandis par la tristesse. Là-bas, près des roseaux que vous voyez d’ici, le vent joue entre eux comme dans les grandes orgues du couvent de Santa-Maria d’Irache, et ils se balancent de même que les mâts des navires de Passagès ; mais ce jour-là, ils frémissaient, et pleuraient mon départ, parce que je risquais de ne plus entendre le froissement de leurs feuilles, de ne plus voir les couleurs de cette contrée d’eau où l’arc-en-ciel demeure, de ne plus sentir le fort arôme de ses fleurs d’été et l’odeur de sa sève ensommeillée pendant l’hiver.
Le temps passait et le moment vint où je sifflais sur un ton aigu, fort, puis doucement, jusqu’à ne plus m’entendre, l’air d’Estella. Il faisait sortir des roseaux une longue couleuvre bleue, pivelée de rouge, qui venait manger dans ma main les restes de mon goûter. L’accoutumance me poussant, je sifflai entre deux sanglots.
Alors, un grand mouvement dans les herbes, un clapotement près de la rive, et une tête fine avec des yeux avivés se montra pour mieux écouter le chant qu’elle entendait à peine maintenant qu’il mourait entre deux lèvres closes. Elle se dressait debout pour happer les miettes de pain que je lançais. Son corps souple se tordait, ondulait sur la mesure de l’hymne de guerre, et je disais encore adieu à cette créature rampante destinée plus tôt que moi à la mort et que, selon les lois ordinaires à la durée des existences, je ne devais plus retrouver.
En Amérique, je me jetai dans le labeur, la lutte, la bataille du gain. La violence d’amour que je portais à mon Espagne me faisait tout souffrir pour la revoir plus tôt.
Je gagnai une petite fortune et je revins. Riche assez, j’étais jeune et fort. Je pus choisir ma fiancée parmi toutes les jeunes filles de mon village.
Ce fut la Cattalina, la plus belle, la plus sage, et j’aimai encore plus mon pays, parce qu’il était le sien.
Le soir de nos fiançailles, je devais la conduire chez sa marraine. Il nous plut de prendre le chemin le plus long, en longeant la Ribeyre d’Èbre. Je voulais, donnant ma vie à Cattalina, la donner tout entière, en la racontant depuis ses premières années et lui montrer les lieux où mon enfance s’était écoulée.
Nous marchions à petits pas, dans nos ombres réunies. Lorsque nous atteignîmes le groupe élevé des joncs, il me sembla qu’ils avaient étrangement grandi, au rebours du clocher, qui me paraissait plus bas qu’autrefois. Ces roseaux formaient une sorte de forêt assombrie, tant ils semblaient pressés et robustes de sève.
Cependant, au milieu de leur masse compacte, une allée ténébreuse les rejetait à droite et à gauche, comme habitués à la poussée journalière d’une force énorme, d’un effort continu, et prolongeait sa percée toute noire dans les fanges moutonneuses du marais.
Une crainte m’étreignit, de même qu’un pressentiment, et chassa de mon cœur l’extase où il nageait. Seul, je me serais défendu contre cette impression, mais ma fiancée était là… condamnée à partager le péril annoncé maintenant par une certitude… car, j’en étais sûr, un péril était là, prêt à surgir de cette boue insondable !
Pourtant, la honte attachée aux sentiments inavouables me dit réagir contre le fantôme de la peur… Qu’était ce danger inconnaissable pour l’homme qui avait bravé les pires aventures ?
« C’est là, ma Cattalina, que je sifflais la marche d’Estella quand j’étais berger. À ma voix, une couleuvre bleue venait partager mon pain et danser, debout sur le sable, dans la mesure du chant guerrier. »
Ce disant, persuadé néanmoins dans ma fausse bravoure que j’allais évoquer un malheur, je pris plaisir à moduler le rythme si connu dans toute la Ribeyre.
Mais, des profondeurs du sinistre couloir, un bruit semblable à celui d’une barque mise à flot, s’éleva… Je crus rêver d’abord… Immobile, cloué sur place, je perdis du temps à comprendre… à attendre.
Cependant qu’une chose monstrueuse et vivante s’avançait dans une natation serpentueuse, par bonds aussi, lourdement et très vite.
« Sauvons-nous !… » cria Cattalina en s’élançant.
Je la rejoignis, je saisis sa main et je courus, avec elle, follement…
Pourtant, un bruit pesant, flasque, nous accompagnait aussi… Il nous força à regarder en arrière… Un serpent goitreux, deux fois plus haut que nous, formidable, disproportionné, s’était mis à notre poursuite et commençait à prendre de l’avance sur nous.
« Ô Virgen, ô Immaculata !… Si nous arrivons avant lui à l’Ermitage, nous ferons brûler une lampe… à vos pieds… toute notre vie ! »
La Cattalina, paralysée par la peur, ne pouvait plus courir ; je la pris dans mes bras. Bondissant avec mon fardeau, je priais tout haut…
Obéissant à mon tour, et malgré moi, au charme fascinateur que j’exerçais autrefois sur le reptile, je chantais ma prière sur l’air de guerre d’Estella.
C’était la couleuvre des temps passés ; je la reconnaissais à ses bonds, à son souffle ; je le sentais sur mon cou, dans mes cheveux, il me glaçait jusqu’aux mœlles… et le dragon se rapprochait de plus en plus… et je cherchais à me figurer comment il m’embrasserait… Enlacerait-il mes pieds pour me faire rouler avec lui dans la poussière ? S’enroulerait-il à mon cou, afin de coller sa bouche froide contre ma bouche ?…
« Ô Virgen !… Ô Madre Santa !… Envoyez vos anges, afin qu’ils ouvrent votre tabernacle à ma bien-aimée… Je consens à mourir seul pour son salut ! »
La poussière soulevée par le serpent m’aveuglait, emplissait mes poumons, et la terreur de son contact me convulsait. Je ne distinguais rien… Je ne voyais plus le doux visage que le monstre allait couvrir de sa bave !… Encore quelques secondes battues par mes artères… Quelques coups frappés par mon cœur, dans ma poitrine qu’ils allaient rompre !…
« Ô Santa Madre de Dios ! cria Cattalina, la porte est ouverte… Soyez bénie !… »
Mes forces réunies dans un suprême effort me jettent dans la chapelle. Poussant sur nous la porte du refuge, nous appuyons contre elle tout le poids de nos corps.
À travers les ais disjoints, le souffle du reptile nous arrive, à peine sommes-nous séparés de lui… Enfin, ce souffle devient intermittent… il cesse… puis c’est un brisement, un choc, un écroulement de chairs et de liquide épais… et le silence. À genoux, le front heurtant les dalles, nous crions dans la joie de la délivrance :
« Ô bénigne ! ô secourable ! ô miséricordieuse Vierge de la Merci !… »
Le serpent maudit gisait, crevé dans une convulsion, sur le seuil de l’ermitage. »
Don Christobal se leva, renouvela l’huile de la lampe votive, se drapa comme un roi dans son manteau, nous salua et partit.
–––––
(« Marquise de Brunoy, » in Le Petit Journal, supplément illustré, sixième année, n° 220, dimanche 3 février 1895 ; repris sous la signature de la « Comtesse de Bourgade, » in La Semaine illustrée, lectures pour le dimanche, deuxième année, n° 42, dimanche 15 octobre 1899 ; in Le Progrès illustré, supplément littéraire, première année, n° 42, dimanche 15 octobre 1899 ; in Supplément illustré du Moniteur des Côtes-du-Nord, première année, n° 30, dimanche 15 octobre 1899 ; in L’Impartial de l’Est, supplément illustré, n° 42, dimanche 15 octobre 1899 ; in L’Avenir du Cantal, supplément illustré, première année, n° 3, dimanche 15 octobre 1899 ; in Le Pays de Montbéliard, supplément illustré, première année, n° 20, dimanche 15 octobre 1899 ; in Journal de Dreux, supplément illustré, première année, n° 20, dimanche 15 octobre 1899 ; in Le Télégramme d’Indre-et-Loire, supplément illustré, première année, n° 36, dimanche 15 octobre 1899 ; in Le Petit Méridional, supplément illustré, deuxième année, n° 42, dimanche 15 octobre 1899 ; in Le Petit Dauphinois, illustré, première année, n° 20, dimanche 15 octobre 1899 ; in L’Espoir illustré, journal de la famille, première année, dimanche 15 octobre 1899 ; in L’Indépendant de Saint-Claude, supplément littéraire illustré, première année, n° 3, samedi 28 octobre 1899 ; « Alarums and Excursions, » illustration de Maxfield Parrish pour The Golden Age de Kenneth Grahame, 1899 ; l’illustration intérieure de la nouvelle est extraite de sa publication dans La Semaine illustrée)
Ce fut vers le printemps que Sirmon Lovdak reparut au laboratoire. Interné dès le lendemain du jour où il s’était lui-même relié aux appareils, il n’avait pas tardé, dans le calme d’une vie végétative – seul traitement auquel il fut soumis – à récupérer des forces. Avec sa lucidité en partie revenue, le grand problème recommença de le hanter ainsi que son amour, résolu d’ailleurs à vaincre, puisque la mort même l’avait repoussé. Son système auditif conservait, inscrite avec une précision égale à celle de l’électrophone, la mémoire des messages qu’il avait tant entendu grésiller aux écouteurs. Il en imitait le bruit en signes graphiques, mais ne pouvait y parvenir d’une manière exacte, parce que la durée des signaux compliqués était la même que celle des signaux relativement simples : il eut alors l’idée de rendre la durée par l’espace. C’était là en quelque sorte une aberration. À tout autre, ce travail eût paru ne devoir servir à rien. Il employa d’abord les carrés et les rectangles, et puis les cercles. Le périmètre était une ligne fictive destinée seulement à contenir les figurations ; il obtint des représentations qui pouvaient être des idéographies, mais qui ne lui apprirent pas grand-chose, sauf que c’était une idée qui ne reposait sur rien ; – l’intuition lui vint pourtant que le message 33 et le message 77 étaient deux ensembles, et que les 33 et les 77 signaux dont ils se composaient étaient inséparables les uns des autres. Alors, il songea à les réunir. Mais dans quel ordre ? Il n’en savait rien. Et, dans sa cervelle encore ballottante, les idées s’inscrivaient désordonnées.
À l’asile, on le considérait toujours comme un aliéné. Lui-même n’était pas sûr de n’être pas demeuré fou. Le but et la portée de ses actes lui échappaient encore, vaguement reliés au monoïdéisme qui l’impulsait. Les aliénistes lui laissaient les aises les plus grandes : une salle lui était destinée, où il put dessiner. Ses idéogrammes l’occupaient : autour de lui, on le considérait et il se considérait presque lui-même – comme un innocent maniaque. Mais la force était grande qui le soulevait, malgré sa faiblesse.
Le jour vint où il avait disposé les uns à côté des autres les trente-trois petits cercles qui renfermaient des diamètres et des rayons disjoints, et des arcs, selon la multiplicité des détails de transmission. La figure fournie par tous les idéogrammes était un polygone, aux nombreux côtés. Instinctivement, il les compta et en trouva trente-trois ; alors, il passa à l’encre sur les figurations des signaux, effaça le crayon dessinant les cercles ; un pointillé lui apparut qui, rudimentairement, dessinait des figures : il était sûr que les multiples signes à eux tous représentaient une ou plusieurs figures. Mais l’on ne distinguait rien : il avait placé au petit bonheur les trente-trois représentations partielles.
À ce moment, il ressentit comme une commotion ; son intelligence revenue, plus aiguë que jamais, croyait deviner la solution, le fantastique problème : les trente-trois prétendus idéogrammes composaient un tout qu’il lui fallait reproduire ; – ceci, s’il s’agissait d’une figure connue, n’était qu’une affaire de temps : puzzle inédit et compliqué, mais dont la solution serait d’autant plus rapide que les premiers éléments en seraient plus tôt découverts.
Il alla trouver le médecin de l’asile pour s’en faire ouvrir les portes. Mais il se heurta à la placidité sceptique de l’aliéniste. Si jamais il croyait à la folie de Sirmon Lovdak, c’était bien à présent que celui-ci avait tenté de lui expliquer la découverte.
Le disciple n’avait que l’espoir d’être compris par le maître ; il lui écrivit. En attendant sa délivrance, il fit pour le « message 77 » le même travail que pour « le message 33. » Le polygone avait bien 77 côtés, mais le pointillé était tout aussi indéchiffrable. Pourtant, il était sûr d’avoir trouvé.
Il attendit longtemps… Zalobib Kodar était occupé à des recherches astronomiques : depuis longtemps, les constructeurs avaient perfectionné les télescopes dits à température constante, et les observateurs disposaient pour leurs examens du ciel de moyens jusqu’alors inconnus. Mais l’usage s’en était rapidement généralisé au point que leurs prodigieux miroirs paraboliques, larges de plusieurs mètres, semblaient désuets et que le savant rêvait déjà d’autre chose.
Immergé dans ses pensées, le flux sans cesse remontant du travail ne lui permit pas de prêter beaucoup d’attention à la lettre de son disciple jadis préféré.
Enfin, il songea à le tirer de l’asile.
Sirmon Lovdak reparut au laboratoire. Ce matin-là, Zalobib Kodar était penché sur des algèbres. Dès qu’il vit son ancien collaborateur, il adressa la parole, comme après une absence de quelques heures, à cet homme rescapé du tombeau vivant de la folie :
« L’électricité ? dit-il. Peuh ! il n’y a pas d’électricité… »
Mais Sirmon Lovdak s’était ressaisi ; il s’expliqua ; il n’avait pas quitté la veille le laboratoire… Zalobib condescendit à reconnaître que telle était la vérité :
« Dans leurs ondes-à-retour, eh bien ! il n’y a pas d’électricité ! C’est une force nouvelle, comparable certes à cette énergie que nous nommons électricité, mais infiniment plus puissante. Où la puisent-ils ? Je n’en sais rien, mais, si, comme voudrait de plus en plus nous le faire croire votre ascète, ils s’en servent périodiquement pour influencer la planète, je me demande comment l’énergie de leur astre suffit à leur en renouveler les sources. Où la puisent-ils ? Certainement, ailleurs que chez eux ; elle leur est extérieure… »
Cet étrange aperçu, qui forçait Sirmon Lovdak à concentrer toute son attention sur les paroles du Maître, risquait fort de fatiguer dès l’abord sa raison encore trébuchante ; Zalobib Kodar y songea heureusement, et, dès qu’il le put, s’intéressa aux propres hypothèses de son collaborateur.
Malgré tout son génie, il ne discerna pas tout de suite leur importance, et ne pressentit nullement que Sirmon Lovdak s’aiguillait sur la voie de la découverte. « Idée folle, » grognait-il. Pour un peu, il eût crié : « Idée de fou. » Pourtant, il permit à Sirmon Lovdak de s’installer, muni de tout ce qui pouvait favoriser ses recherches.
Peu de jours après, celui-ci lui montrait le polygone aux trente-trois côtés : c’était à peu près une sphère ; les traits et les points des soi-disant idéogrammes s’y découpaient en rouge sur fond bleu, et représentaient, grossièrement, mais sans doute possible, une « délinéisation » de la Terre. Le message 77 disposé de même ne représentait rien de connu.
Devant la table où s’étalaient les deux téléfigurations, Zalobib Kodar et le Fakir réfléchissaient : il leur parut bientôt indiscutable que le polygone 77 leur apportait une représentation schématique du monde inconnu où vivaient les Astraux. Leurs têtes ne tournèrent pas ; l’enthousiasme même ne les souleva pas de son fluide : ils avaient tant découvert déjà et avaient encore tant et tant à découvrir.
Alors, Zalobib songea au nouveau téléscope. Mais si puissant que pût devenir cet appareil, il serait impossible en s’en servant de décider lequel, de Mars ou de Jupiter, tendait vers le globe terraqué des bras invisibles à la fois fraternels et fratricides.
Le polygone 33 s’étalait toujours sur la table.
Une lueur éclaira subitement l’esprit de Zalobib Kodar : à n’en pas douter, la téléfiguration était soit la « vue » moyenne de la Terre, considérée par les Astraux, soit la « vue » la meilleure prise durant le temps que notre planète était la moins éloignée de nos correspondants célestes. À Sirmon Lovdak fut confié le soin de comparer les incidences : ce fut Jupiter qui recueillit le maximum de chances « pour. » – Mars était définitivement écartée de l’hypothèse.
Une conclusion s’imposait, provisoire pour demeurer prudente, mais infiniment plausible : le double message 33 et 77 constituait une simple tentative d’appel télégraphique venu de l’infini. Les co-habitants du monde, pour s’aboucher avec nous, appelaient tenacement : « la Terre, la Terre, – de Jupiter, de Jupiter » ; avec des moyens différents certes, mais absolument de la même façon que le baudotiste qui lance « Bruxelles- Paris, » pour communiquer par fil avec la ville destinataire.
La quasi-certitude où se trouvèrent les deux savants et le Fakir que c’était bien Jupiter qui, pour, peut-être, simplement « causer » avec la Terre occasionnait ici-bas ces terribles effervescences, – si elle ne fit pas avancer d’un pas la solution du gigantesque problème, permit à Zalobib Kodar de limiter ses recherches – relativement, tout au moins, à la source d’énergie pressentie intarissable, où puisaient les Astraux pour assurer l’énorme dépense nécessitée par les prodigieux messages et leurs formidables effets.
N’était-ce pas le fluide psychique humain lui-même, qui, « transformé, » leur fournissait leur énergie ?
Mais il n’en était pas de même quant à l’utilisation des ondes-à-retour : à présent que l’on connaissait, grâce à Sirmon Lovdak, les relations existantes entre la complexité des signes composant chaque partie du signal et la durée de la transmission de chaque signe, il était évident que, si les Astraux s’avisaient d’aller plus loin dans leurs tentatives de conversation, ils avaient à présent quelque chance d’être compris ; il fallait donc, pour les y engager, leur montrer que les messages 33 et 77 avaient été traduits et répondre à leur appel, de la façon la plus logique, en renversant l’ordre : Jupiter à présent devenait destinataire.
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Dans cette fin du XXème siècle où les progrès matériels des hommes, sinon hélas, toujours, leur ascension morale, étaient parvenus à cette altitude – les savants, depuis longtemps, avaient pris l’habitude de ne pas se prêter aux interviews déformateurs des journalistes : ils y avaient perdu évidemment un peu de leur prestige de « sorciers » ; ils y avaient gagné énormément en sérénité, – et le temps ordinairement consacré en polémiques, issues le plus souvent d’inavouées jalousies, était désormais du temps épargné. Ils ne communiquaient pour ainsi dire qu’entre eux. Et c’était en général à la veille de tomber dans le domaine public de la science courante, que les innovations, par d’obscurs vulgarisateurs, étaient révélées.
Cette fois, la nouvelle était trop grandiose et dépassait trop en intérêt général la portée d’une découverte de laboratoire pour ne pas être répandue. L’on cacha avec soin les terreurs ressenties à l’approche du nouveau cataclysme social qu’eût été la guerre, évitée à présent : élagués de toute hypothèse susceptible de fausser les recherches des autres savants éparpillés sur le globe comme une semaille géniale toujours prête à germer et mûrir pour les récoltes humaines, – les faits furent relatés sobrement pour les communications interscientifiques. Au public, il fut simplement révélé que l’on avait reçu de Jupiter une communication à laquelle on espérait pouvoir répondre.
À ce moment d’ailleurs, l’immense cuvette de cuivre qui s’étendait entre Tchad et Hoggar retenait l’attention des masses : des pluies diluviennes étaient tombées dans ces régions désertiques, et, de chott, le Tchad devenait un lac : un fleuve, torrentueux encore, mais qui s’assagirait à mesure que se creuserait son lit, des pentes du massif saharien, descendait jusqu’à lui, nouveau Nil alluvionnaire, qui ferait bientôt du Tchad une petite mer intérieure, et du pays une nouvelle pharaonnie. Ce changement presque soudain était-il dû au jeu des immenses miroirs optiques, ou à l’action des fluides venus d’un univers ? – l’on ne s’en expliquait pas encore la cause ; mais des légions de colons abandonnèrent les villes d’Europe et de l’Afrique du Nord pour aller vivre dans les oasis admirablement irriguées qui sortirent de terre comme jadis, en Amérique, les Villes-Champignons.
À n’en pas douter, plusieurs astres avaient noté l’apparition de ce gigantesque appareil optique sur la Terre, – car non seulement de Jupiter, qui certaines nuits alluma, au-dessus de ses voiles de nuages, des soleils électriques vus d’ici, minuscules comme des lampes, – mais d’autres planètes supérieures ou inférieures répondirent au signal terrestre.
La vie du monde apparut changée. Depuis l’interception des ondes, le calme était complètement revenu, avec la confiance en l’avenir et en l’effort.
Plus qu’en aucun autre homme, le bienfait s’en fit sentir en Sirmon Lovdak ; quoi qu’il advînt maintenant, il était sûr d’avoir conquis Élita, qui, l’autre soir, sous la nuit radieuse, – à mi-chemin des hommes et du ciel – s’était abandonnée. Mais le jeune savant n’était pas de ceux que leur bonheur rend oublieux de leurs idéales entreprises. Avant de songer à son amour, il était résolu à accomplir jusqu’au bout sa tâche. Il s’acharnait après le polygone 77, qu’il voulait absolument placer dans l’ordre imaginé par les Astraux : il ne devait pas tarder à recomposer (mais avec de grands détails, inconnus des Terriens, et que seuls des instruments futurs devaient permettre de vérifier) une délinéisation de Jupiter, – qui ne se limitait pas à ses bandes médianes !… Comment eut-il l’idée des photographies qui lui permirent de reconstituer un jour l’énorme sphère lointaine ? Ce fut un trait de génie : le cinématographe put reproduire alors aux yeux des savants accourus les mouvements mêmes de la planète.
Alors, Sirmon Lovdak se spécialisa dans ses recherches. Et de nouveaux messages, bientôt, révélèrent aux hommes la représentation des Joviens. C’étaient d’énormes êtres tout en tête, mais plats, et largement casqués d’os, comme d’une carapace géante : l’énorme masse de Jupiter et les typhons continuels qui balaient incessamment cette planète étaient cause de leur forme prodigieuse.
Bien des mois devaient s’écouler encore pourtant avant qu’un code spatial pût être établi. Mais déjà, Zalobib Kodar envisageait de quelles découvertes les êtres-cerveaux « jupitériens » allaient enrichir la pauvre science des hommes.
Lorsque ce temps viendrait, nul doute qu’une collaboration s’établît de planète à planète. Après les transes et les affres, voici qu’un espoir sublime ouvrait à l’avenir humain une porte inconnue, – et le vieux savant méditatif songeait que cet horizon nouveau avait enfin pu apparaître aux hommes, grâce à la paradoxale collaboration de la science expérimentale, de l’occulte intuition et de l’amoureuse folie…
FIN
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(Marcello-Fabri, in La Renaissance d’Occident, troisième année, tome V, n° 2, février 1922 ; illustrations de Jean-Paul Quint, extraite du numéro de La Baïonnette consacré à « la Guerre vue des autres Planètes, » quatrième année, n° 175, 7 novembre 1918, et de Roland Topor)
Conquérir cette énergie inouïe qui est celle
de la grandeur… sans mourir de la douleur que
l’on crée, une douleur telle que jamais encore
on n’en a vu la pareille !
Nietzsche : Volonté de puissance,
Le grand éducateur, 221.
La Voie Domitienne passe au cœur de ma ville. D’abord, Barthélemy l’entrepreneur a déterré une borne en démolissant la maison Berdaguer qu’un incendie ruina, voici déjà deux ans, et qui restait ainsi, ouverte et calcinée, objet de honte et ferment de désordre. Puis les commissaires sont venus, doctes, citant Tacite, César, compulsant Peutinger. Les hommes de dix-huit à cinquante-cinq ans ont été réquisitionnés, dotés qui d’une pelle, qui d’une pioche, et des tranchées se sont ouvertes où l’on recueille les monnaies phéniciennes en usage chez les Volques et les médailles puniques. Des chercheurs plus curieux qu’avisés ont trouvé un corps momifié sous l’une des dalles de la chaussée. La commission ne s’est guère préoccupée de l’incident. Par acquit de conscience, on a vérifié qu’il ne s’agissait pas d’un cimetière antique. Après une courte discussion, cette anomalie a été purement et simplement classée et l’on a continué à jalonner la voie maintenant bien définie. J’ajoute que ces grandes découvertes dont nos édiles se montraient fiers, ont finalement des conséquences fâcheuses pour notre petite cité, car la voie désormais excavée et perdue pour le trafic, traverse le foirail, coupe en deux la grande place, écorne l’hôtel des Trois-Valets, qui est le quartier général du commerce, bref apporte dans notre économie – et chose infiniment plus grave, avouons-le, dans nos habitudes de vieillards, nos belotes, nos promenades – des perturbations que ne compensent plus aucun agrément, aucune vanité de clocher. Les automobiles officielles ont quitté les lieux ; les terrassiers improvisés sont retournés à la serrurerie, à la forge, à la charrue, et la voie reste là, couchée au milieu de nous comme l’épine dorsale d’un monstre étranger à nos conventions et à nos coutumes. Rares, en effet, sont ceux dont la culture d’esprit leur permet d’animer ces pierres, ceux pour qui ce canal véhicule les eaux mystérieuses du passé et qui, dans leur sommeil, sont troublés par les foules bruyantes d’Annibal, les appels d’hommes et les cris d’animaux également incompréhensibles.
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La Voie. Il est vrai que nous avons trouvé le moyen de l’utiliser, tout en respectant et même en approfondissant son caractère sacré. Mais, outre que la chose ne doit pas s’ébruiter dans le doute où nous sommes d’être approuvés par l’Éducation Nationale et la Santé Publique, quelques-uns ressentent une sorte de malaise devant de telles dispositions, et pas seulement pour leur insolite ou leur arbitraire.
Depuis longtemps, le cimetière est surpeuplé. À cela, diverses causes : alors que la population ouvrière s’accroissait grâce aux tissages et aux ganteries, la superficie de l’enclos n’avait guère changé depuis le décret de l’An XII. On avait bien fait récemment une tentative d’extension du côté de la Roubine, mais devant les infiltrations qui polluaient les eaux, on dut renoncer au projet. Il s’y ajoute qu’avec les industries de luxe l’aisance a gagné peu à peu les classes jusqu’ici défavorisées et qu’il n’est plus guère de famille pour réduire ses défunts à un hébergement précaire. Chacun exige des concessions la pérennité du marbre. On conçoit, dans ces conditions, que la découverte d’une momie sous le dallage de la Voie Domitienne ait donné à penser même à des esprits routiniers et lents. Si les échecs de l’extension posaient à nos édiles des problèmes difficiles qu’une solution de fortune avait le mérite de masquer, un souci commun inclinait leurs administrés à confier leur dépouille à ce terrain qui semblait concilier les exigences de l’hygiène et de leur instinct de durée. Car ce prolongement de nos déchéances au-delà du terme nous blesse par son caractère excessif et surérogatoire. La momie était repoussante, édentée, tordue affreusement. En elle, la souffrance n’avait pu parvenir à son expression harmonieuse. Mais, tout compte fait, elle pouvait figurer dans un joyeux banquet, soigneusement calée, pomponnée. Peut-être eût-elle encore frémi devant une jeune beauté, juste nubile et fraîche comme l’œil ?
L’idée était dans l’air. Et quand le voiturier Étienne, rongé par une tumeur, eut exigé d’être enterré sous cette route royale, il n’y eut pas une voix pour le taxer de mégalomanie. À peine avait-on replacé la dalle qui lui servait de monument que mourut dans la démence une femme autrefois prodigue de ses charmes et qu’un de ses amants, dans la sollicitude que l’on a pour les ruines, désira aussi conserver. Puis ce fut Jérémie, homme âgé, singulier, passionné de folklore, à qui un faux air de pasteur avait valu de lourdes confidences. Il était pauvre et ceux qui avaient en lui un dépôt se cotisèrent pour désintéresser les employés de la mairie. Plus atroce était le secret, plus la somme fut importante.
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Ainsi se poursuivirent les inhumations, non sans que plusieurs d’entre nous, ceux qui avaient connu les rites, les bénédictions sur les tombes, s’interrogeassent en vain à qui, à quelle parade insigne était réservée cette voie triomphale pavée de nos souffrances. Oui, les anciennes églises étaient aussi dallées de plates-tombes. Mais sur ces souffrances-là on s’agenouillait, on priait, elles menaient droit au cœur de Dieu. Tandis que la Voie, elle, demeurait en attente, une attente, une appréhension que rien ne venait combler. Sans doute y voyait-on parfois la faune commune à tous les cimetières : des chats furtifs et ces hommes soupçonneux, rasant les murs, sorte de décrochages que la douleur humaine attire comme des rongeurs, pour qui c’est la pointe la plus fine du plaisir, ou son piment. On pouvait y voir également des cyniques, railleurs et bravaches, ou, à la dérobée, des gamins inconscients. Et nous, gens d’expérience, sensibles au danger que recèlent les choses et pressentant des significations profondes sous les motifs humains, nous étions moqués pour nos réticences.
Une nuit, nous fûmes fixés. Écartant nos rideaux, nous regardions la Voie briller faiblement sous la lune avec l’éclat triste du plomb fondu entre les talus de déblais. Alors passa le Conquérant. Rapide, aussi vite repris que livré par l’ombre. Cependant nous sommes, à pouvoir témoigner, une dizaine de vieillards, des plus âgés, promis à une mort très prochaine.
Le conquérant. Son allure est superbe. Chose étrange : il est seul.
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(Noël Delvaux, in Fontaine, revue mensuelle de la poésie et des lettres françaises, tome X, n° 58, 1er mars 1947 ; ce conte a été repris en volume dans le recueil Bal chez Alféoni, Paris : N.R.F., Éditions Gallimard, 1956. Maxfield Parrish, « Romance: Aucassin seeks for Nicolette, » huile sur papier, 1903)