Quel pays charmant et comme je voudrais à jamais y vivre ! La vie s’y écoule douce, facile, entre les plaisirs de la veille et ceux du lendemain. Aujourd’hui ce sont les courses, demain ce seront les grandes chasses dans les plaines du Rhin, le tout entremêlé de pêches dans la Mürg et de représentations théâtrales.
La ville est jolie, quoiqu’elle ait un peu trop les allures d’un village d’opéra-comique. L’Oos la traverse, en bruissant gentiment sur son lit de cailloux. L’Oos est un ruisseau microscopique, grand comme la main.
Un géant altéré le boirait d’une haleine.
Le nain vert Obéron jouant aux bords des flots
Le sauterait d’un bond sans mouiller ses grelots.
mais ne vous y fiez pas ; au premier orage, il se transforme et menace de tout emporter.
Sur les bords de l’Oos sont de gracieuses villas à moitié enfouies sous les arbres, des hôtels plus ou moins aristocratiques, tels que l’hôtel de la Cour de Bade, l’hôtel de Russie, l’hôtel d’Angleterre, l’hôtel de Saint-Pétersbourg.
Ce dernier, il y a quelque vingt ans, s’appelait tout bonnement l’hôtel du Soleil, et c’est là que Gérard de Nerval eut une de ces nombreuses mésaventures dont sa vie de poète fut émaillée.
*
Il visitait l’Allemagne, en compagnie d’Alexandre Dumas, alors dans tout l’enivrement de sa gloire naissante.
En sa qualité d’auteur arrivé, Alexandre Dumas, tenait la caisse. Or, un beau matin, il partit pour Munich, emportant avec lui l’argent de la communauté. Il ne devait être absent que deux jours.
Une semaine se passe, puis deux, puis trois ; le grand homme ne revenait pas. Gérard lui écrivait lettres sur lettres. Dumas se contentait de répondre que les Allemands lui faisaient fête, que les rois voulaient le voir, etc. Il consentit cependant à lui envoyer une traite qu’un M. Eglé, établi à Francfort, tirait sur son père, négociant à Strasbourg.
Il restait encore six francs au doux bohème. Plein d’un joyeux espoir, il partit pour Strasbourg.
Arrivé chez M. Eglé père, il lui tendit la lettre à travers un guichet.
Ce dernier, petit vieillard ratatiné, à lunettes vertes, prit la lettre, l’examina gravement, puis sans mot dire la rendit à Gérard.
« Et l’argent ? demanda ce dernier, inquiet.
– L’argent ? répéta le petit homme. Écrivez à M. Eglé fils que M. Eglé père dit qu’il n’est qu’un polisson. »
Puis il ferma brusquement le guichet.
Très désorienté et n’ayant plus que trente sous pour toute fortune, Gérard prit le parti de retourner à Bade, non par le chemin de fer, mais à pied. C’était tout ce qu’il pouvait s’offrir.
Il s’engagea bravement dans la forêt Noire. En chemin, il rencontra un grand individu maigre et à barbe inculte, qui lui fit une peur effroyable. C’était un ouvrier français qui se rendait à Constantinople. Ils lièrent cependant conversation.
« Combien avez-vous pour faire le voyage ? demanda Gérard.
– Cinquante francs, » répondit l’ouvrier, en faisant sonner son gousset.
Le poète fut stupéfait et se dit que du moment où l’on pouvait aller de Paris à Constantinople avec cinquante francs, trente sous suffisaient largement pour aller de Strasbourg à Bade.
Mais il comptait sans son hôte. À la nuit tombante, il arriva à une auberge isolée. Il fallait y passer la nuit. Comme il ne voulait pas écorner son trésor, il prétexta qu’il n’avait pas faim et se contenta de demander une chambre.
Désolation ! Voici que l’hôtelier se figure qu’il a affaire à un prince déguisé voyageant incognito et qui le couvrira d’or le lendemain matin On lui prépare la chambre nuptiale ; on met des draps blancs au lit. L’hôtelier, sa femme, les deux domestiques l’escortent en portant des flambeaux.
Gérard se couche en frissonnant. Il pense à son budget. Mais, bast ! il s’endort en rêvant qu’Alexandre Dumas fait son entrée à Vienne sur un char triomphal et lui envoie une nouvelle traite sur M. Eglé.
Le lendemain, il demande sa note d’un air digne, et d’un air digne aussi l’hôtelier lui présente un papier où chambre, flambeau, draps, etc., tout était mentionné article par article. Le total atteignait le chiffre respectable de 2 francs 40 centimes. Et l’on sait que Gérard n’avait que trente sous.
Il ne perdit pas la tête. D’un geste superbe, il tendit ses trente sous au domestique, et, lui remettant un semblant de valise, il lui ordonna de l’accompagner jusqu’à Bade.
Le maître de l’hôtel du Soleil paya les 2 fr. 40. Le domestique repartit, croyant de plus en plus qu’il avait servi un prince. Quant à Gérard, il attendit patiemment un nouvel envoi d’Alexandre Dumas. Cette fois, il reçut de beaux frédérics d’or collés avec de la cire sur du papier ; ce qui lui permit de payer son hôtelier et de sortir la tête haute de l’hôtel du Soleil.
Hélas ! tous les touristes qui passent par Bade n’en ont pas autant.
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Le mois de septembre, à Bade, a une physionomie toute particulière ; il commence dans le bruit, dans le tumulte des courses ; il finit dans le calme et dans une sorte de recueillement. Les journées sont devenues plus courtes, on sent que le soleil va se voiler et que les fleurs vont disparaître ; aussi jouit-on avec plus de délices des derniers parfums et des derniers rayons.
C’est le moment des longues promenades aux environs : au château d’Eberstein, à la tour de Mercure, au rendez-vous de chasse, à la Chaire du Diable. – On se met en route le matin. Il faut traverser la montagne, ceinte encore d’un voile de vapeurs irisées qui peu à peu se dissipe. L’air frais et piquant vous réveille ; les hauts sapins vous envoient comme des bouffées de vie et de santé.
Que de sentiers perdus sous bois, que de légendes à tous les carrefours ! Çà et là des pierres gigantesques, débris de quelque burg oublié, des cascades qui tombent en bondissant du haut des rochers, couverts de mousse. Parfois une éclaircie se fait à travers le feuillage, et alors vous apercevez la splendide vallée de la Mürg, verte, avec une foule de villages coquettement assis au bord de l’eau.
Et l’on se sent anéanti en face de cette grande nature ; on admire, on a envie de tomber à genoux ; et quand on a bien exploré la montagne, escaladé les rochers, descendu dans les ravins, on revient harassé de fatigue sans doute, mais le cœur plein et la lèvre souriante.
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(A. Mauduit, in Les Petites affiches de la mode, revue des magasins, n° 12, juillet 1868 ; chronique reprise dans La Fantaisie parisienne, littérature, théâtre, musique et modes, n° 3, en septembre 1868)