À notre ami et compatriote, H. Ernest-Delahaye, nous devons la communication de ces sonnets et de ces dessins inédits du grand poète ardennais Paul Verlaine ; nous lui en témoignons ici notre vive reconnaissance.

Ce fut en octobre 1895, quelques mois avant sa mort, que Verlaine adressa le sonnet des Pingouins et celui des Colibris à son vieil ami Ernest Delahaye. À sa Dédicace, il joignit les amusants dessins qui suivent. C’était une habitude chez lui d’illustrer sa prose ou ses vers : ses lettres à Cazals, publiées dans la Revue Blanche, du 15 novembre et du 1er décembre 1896, en sont une preuve, ainsi que la nombreuse correspondance inédite que nous avons pu voir nous-même chez l’éditeur Vanier.

Ici, à vrai dire, sonnets et dessins tirent plus leur intérêt de leur originalité que de leur valeur intrinsèque. Mais, si les dessins n’ont plus le « trait ferme et incisif de jadis, où chaque coup porte, comme chez les maîtres japonais » (1), dans ce Verlaine et ce Delahaye vus tour à tour en pingouins et en colibris, on sent toujours la simplicité naïve, sans aucune étude et sans aucune science, de l’artiste, qui resta toute sa vie un enfant.

Quant aux sonnets, ce sont de pures dédicaces, et il ne faut pas chercher dans le subtil enchevêtrement de leurs phrases ces vers que M. Jules Lemaître compare à « de petits diamants de poésie naturelle » et qui caractérisent Sagesse, Amour, Jadis et Naguère, Romances sans paroles, et tant d’autres chefs-d’œuvre.

 

JEAN BOURGUIGNON

 

VERLAINEDE2

 
 

INSÉPARABLES

 

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À ERNEST DELAHAYE.

 
 

I

 
 
Dans ce Paris où l’on est voisin et si loin
L’un de l’autre, que c’est une vraie infortune
De s’y voir, de s’y savoir tels, vu ce besoin
L’un de l’autre, pourtant, qui, donc, nous importune.
 
Et ce désir commun à nos deux âmes, l’une
De l’autre et de nos esprits mutuels, pingouin
L’un et l’autre figé sur un écueil témoin
Par le flot qui s’oppose et la croissante brune !
 
Si bien qu’ils sont là nos esprits, quelles, ô ces
Âmes nôtres ! sont là, pauvres monstres blessés,
Par la faute plutôt des gens moins que des choses.
 
Voulons-en seulement salement à Paris
Et, las de ces sacrés éloignements moroses,
Soyons donc non plus des pingouins, des colibris !
 
 

II

 
 
Deux colibris parisiens, deux cancaniers
Sans cesse en disant les fausses et les vraies
Nouvelles, disputant à propos d’elles, gaies
Ou tristes, — et bavards n’ayant point de derniers.
 
Ou soyons, si Paris nous distance quand même,
Ville importune en sa trop factice grandeur,
Comme autrefois des persécuteurs de facteurs —
Pas des lettres, toujours la même et la suprême.
 
Mais si drôle en raison des dessins sans talent
Aucun, mais amusants pour de pleines journées,
Envoyons-nous, morbleu, des lettres par fournées !
 
Soyons le colibri, non l’oiseau triste et lent,
Ou plutôt soyons deux copains, légers de langue
Et prompts de main, croquis farce et drôle harangue.

 

 VERLAINEDE
 

(1) Félix Régamey, Verlaine dessinateur (1896, Paris, Floury).

 

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(in Revue d’Ardenne & d’Argonne, scientifique, historique, littéraire & artistique, quatrième année, n° 2, janvier-février 1897)