Un soir, qui fut un soir d’effarement, on représenta au théâtre Antoine-Gémier, loué pour la circonstance, une pièce abracadabrante dans laquelle il était question d’un train express cheminant sur des rails en mou de veau… Ce seul et caractéristique détail, qu’on cite encore aujourd’hui quand il fait très chaud, suffit à donner une idée de ce que c’était que cette pièce.
Son auteur, M. Raymond Roussel, n’a pas voulu s’arrêter en si bon chemin. Passant du drame au livre, il a écrit un roman et de gigantesques affiches illustrées ont appris aux Parisiens ahuris qu’on le trouvait « dans toutes les librairies. » Son titre : Locus Solus. Son sujet… Ah ! dame, c’est ici qu’il est difficile d’être clair… Car ce sujet embrasse les Césars et leur fortune, le Soleil et la Lune, les états des Babiboniens transférés, comme on sait, des Serpents aux Nacédoniens, le régime dépotique qui le cède au démocrite, le Japon, le mou de veau et bien d’autres choses encore…
Pour s’en rendre compte au surplus, il suffit de considérer, sur ces affiches, diverses scènes illustrées des principaux chapitres avec les « légendes » dont elles s’accompagnent. On y voit notamment (c’est transcrit textuellement) :
François-Charles Cortier découvrant, gravé en caractères runiques sur l’os frontal d’une tête de mort un mystérieux document qui lui révèle que son père est un assassin…
Le coq Mopsus qui, en projetant des lettres de sang sur une plaque d’ivoire, compose sur le nom de Faustine un acrostiche paraphrasant l’aventure de Chrysomallo…
Le grand diamant rempli d’aqua-micans où, parmi des ludions et des hippocampes, le résidu authentique de la tête de Danton articule des bribes de discours…
La hie aérienne à miroirs exécutant d’elle-même sous la seule influence du soleil et du vent une mosaïque de dents humaines…
Voilà. Ce n’est peut être pas très clair, mais Locus Solus n’est pas de ces romans vulgaires dont le titre laisse entrevoir toute l’affaire et dont le premier chapitre fait deviner la conclusion.
Le livre de M. Raymond Roussel est une encyclopédie, une « somme » des connaissances humaines et extra-humaines, un total inappréciable. Conçoit-on qu’en plus de ce que nous avons dit, on y voie encore (les affiches en font foi) le Fédéral, « statue de terre végétale qui, érigée à Tombouctou, sert à guérir, avec le seman-controu qui croît dans sa main droite, les crises d’aménorrhée de la reine Dahl-Seoul, » qu’on y voie Roland de Mendebourg « à qui une brusque douleur due à un monogramme stellaire imprimé dans sa nuque inspira en 1175 la découverte de la boussole » ?…
Ah ! la boussole !… Roland de Mendebourg la découvrit, mais qui donc la perdit ?
Non point, certes, M. Raymond Roussel, puisqu’il nous montre encore la courtisane Chrysomallo fuyant Byzance et son éperon « revêtu d’un éclat glauque entraînant son pied malgré elle pour frapper son cheval… » etc., etc.
Quand on a lu pareilles choses, on en redemande – et c’est ce qui assure le succès de M. Raymond Roussel. Ses obscurs blasphémateurs sur lesquels il jette des torrents de lumière en sont pour leurs frais d’inintelligence et de calomnies. Le livre se vend. C’est justice. Car on n’en voit pas beaucoup comme ça !
VICTOR SNELL
(in La Renaissance politique, artistique et littéraire, deuxième année, n° 27, 4 juillet 1914)