CONFÉRENCE LUE DEVANT LA Société

des Gentlemen connaisseurs en assassinat

DE LONDRES

 
 

On ne connaît guère de Thomas de Quincey, en France, que sa qualité de mangeur d’opium, et les fragments de ses Confessions traduits par Baudelaire et cités par M. Bonnetain dans son roman l’Opium. On pourra voir, par cette traduction abrégée d’une de ses plus célèbres fantaisies, que le « Mangeur d’opium anglais » a été aussi un humoriste remarquable, joignant l’amertume ironique d’un Swift à la verve pince-sans-rire de certains conteurs américains.
 
 

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Messieurs,

 

Votre comité m’a imposé la tache difficile de lire devant vous une conférence sur l’assassinat considéré comme art. Difficile, cette tâche l’est devenue spécialement depuis les éclatants progrès réalisés, à notre époque, dans la branche de l’art qui fait l’objet de nos études. On commence à voir aujourd’hui qu’il ne suffit pas, pour constituer un bel assassinat, de deux ganaches, – à tuer et à être tuée, – d’un couteau, d’une bourse, et d’une lande sombre. Le dessin, Messieurs, le groupement, le jeu des ombres et des lumières, la poésie, le sentiment : tout cela apparaît désormais indispensable pour donner du sérieux aux entreprises de cette nature. Et comme la pratique et la théorie doivent avancer pari passu, le public en est venu à exiger, dans le style même de la critique appliquée aux principes de l’art, quelque chose d’une perfection correspondante.

Et d’abord, qu’il me soit permis de dire un mot ou deux à certains freluquets, qui affectent de parler de notre société comme si elle avait, en quelque degré, des tendances immorales. Immorales ! Jupiter me protège, Messieurs ! Que veut-on dire là ? Je suis, je n’ai jamais cessé d’être pour la moralité, et pour la vertu, et pour toutes ces choses : j’affirme, j’affirmerai toujours (qu’il en résulte d’ailleurs ce qui voudra !) que l’assassinat est une ligne de conduite impropre, hautement impropre. Mais ensuite ? Toute chose a deux manches, par où on peut la prendre. L’assassinat, de même. On peut le prendre par son manche moral (ainsi que font, d’habitude, les magistrats) et ce côté, je l’avoue, est son côté faible. Mais on peut aussi le prendre par son manche esthétique, c’est-à-dire dans ses rapports avec le bon goût.

Lorsque nous apprenons, d’aventure, qu’un assassinat va être commis, tâchons, par tous moyens, à le traiter moralement. Mais je suppose que l’acte est accompli ; que le pauvre homme assassiné est au bout de ses peines, et le scélérat qui a fait la chose, disparu, comme un coup de feu, nul ne sait où ; je suppose enfin que nous avons travaillé de notre mieux, à la fatigue de nos jambes, pour faire trébucher le gaillard dans sa fuite, mais sans résultat. Eh bien ! je le demande, à quoi bon désormais y mettre de la vertu ? Nous avons assez donné à la moralité ; c’est maintenant le tour du goût et des beaux-arts. L’affaire a été fâcheuse, certes, bien fâcheuse ; mais nous ne pouvons l’améliorer. Qu’on nous laisse donc tirer le meilleur parti possible d’une mauvaise affaire. Et comme il est impossible d’en rien tirer dorénavant pour des buts moraux, qu’on nous laisse la traiter esthétiquement et voir la tournure qu’elle prend sous ce nouvel aspect. Telle est la logique d’un homme sensible. Et qu’en résulte-t-il ? Nous séchons nos larmes, nous avons la satisfaction de découvrir qu’une façon d’agir qui, au point de vue moral, était choquante et sans fondement, devient, au point de vue des principes du goût, une performance pleine de mérite. Ainsi tout le monde est content. Le dilettante, qu’une préoccupation trop exclusive de la vertu n’a pas manqué de faire paraître boudeur et bilieux, commence à se sentir tout guilleret. Et l’hilarité générale reprend son cours.
 

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Fi ! Messieurs, fi ! dirons-nous, de ceux qui opèrent par le poison. Ne peut-on conserver la vieille et noble tradition nationale du coupement de gorge, sans introduire chez nous ces abominables inventions italiennes ? Mais si nous écartons ces dégradants procédés, nous trouverons, dans l’histoire, maintes œuvres d’un art excellent, et telles que nul n’aurait honte à les avoir faites. Tout amateur un peu candide devra, je pense, en convenir. Je dis candide, cependant ; car il y a bien des réserves à faire devant les cas de ce genre. Aucun artiste, dans l’art qui nous occupe, n’est jamais assuré de pouvoir réaliser son œuvre telle exactement qu’il l’a conçue. Des contretemps embarrassants peuvent surgir. Les gens peuvent ne pas consentir à se laisser couper la gorge tranquillement. Ils peuvent courir, ils peuvent ruer, ils peuvent mordre. Au contraire du peintre, qui a souvent à se plaindre de l’excès de torpeur de son modèle, l’artiste en assassinat est souvent dérangé par un excès d’animation chez la partie adverse. Il faut dire toutefois que cette tendance du meurtre à exciter le sujet et à l’irriter, tout importune qu’elle soit à l’artiste lui-même, est, à coup sûr, l’un des avantages principaux du meurtre pour le monde en général, en tant qu’elle favorise le développement du talent caché. Souvent, en effet, sous l’influence de la panique dont s’accompagnent nos artistes, on a vu se développer chez les victimes les talents les plus brillants pour le saut, pour la boxe, et, en un mot, pour tous les exercices gymnastiques : talents qui, sans cette occasion, fussent à jamais restés ignorés de leurs possesseurs, comme des amis de ceux-ci.

Récemment encore, durant un voyage en Allemagne, j’ai rencontré, aux environs de Munich, un membre distingué de notre société, que vous me permettrez de ne point nommer. Ce gentleman m’apprit que, se trouvant un peu fatigué des plaisirs trop froids (du moins, il les trouvait tels) de l’état de simple amateur, il avait quitté l’Angleterre pour le continent avec l’intention de pratiquer un peu lui-même dans la profession.

Il avait fait ses débuts à Mannheim.

« En face de mon logement, m’a-t-il raconté, demeurait un boulanger. C’était une sorte d’avare, et qui vivait seul. Fus-je attiré vers lui par la largeur de sa face, ou pour toute autre raison ? Je ne sais. Mais il est certain qu’il me plut, et que je me décidai à entrer en relation avec sa gorge, que – soit dit en passant – il portait toujours découverte, ce qui agaçait encore mon envie. Une nuit, tandis qu’il était occupé à fermer ses volets, j’entrai chez lui, verrouillai la porte, et, m’adressant à lui de la façon la plus courtoise, je lui fis connaître l’objet de ma visite. Je l’engageai en même temps à ne point faire de résistance, pour nous éviter, à tous deux, des désagréments inutiles. Puis je tirai mes ciseaux et me mis en posture d’opérer. Mais, à cette vue, le boulanger, que mes déclarations semblaient avoir frappé de catalepsie, s’éveilla dans une furieuse agitation :

« Je ne veux pas être assassiné ! criait-il. Pourquoi perdrais-je ma précieuse gorge ?

– Pourquoi ? répondis-je. Je serais heureux de vous en instruire ; mais le temps presse ; et puis, en vérité, que vous importe ? Sachez seulement que je suis un virtuose dans l’art de l’assassinat, que je désirerais me perfectionner encore dans quelques détails, et que je suis épris de la vaste surface de votre gorge.

– Ah ! c’est ainsi, fit le digne boulanger. Eh bien ! voyons si vous êtes aussi un virtuose dans un art d’une autre sorte. »

Et le voilà qui se dispose à boxer. L’idée même de le voir boxant, au début, me sembla grotesque. C’était un homme de cinquante ans, poussif et inerte ! Et cependant, malgré que je sois moi-même un maître dans l’art de la boxe, je dois avouer que cet homme m’opposa une défense si désespérée que je craignis bien, à maintes reprises, d’être roulé honteusement. Figurez-vous que, pendant les treize premières tournées, le boulanger eut, positivement, l’avantage. C’est à la quatorzième seulement que je repris le dessus, et il m’en fallut encore seize pour avoir raison de lui d’une façon définitive.

– Après quoi, dis-je à notre confrère, je présume que vous avez réalisé votre premier dessein ?

– Je n’y ai point manqué, me répondit-il ; et j’en ai ressenti une satisfaction d’autant plus vive que, d’une seule pierre j’avais fait deux coups, » entendant par là, j’imagine, qu’il avait à la fois roulé et égorgé son partenaire.

Mais cette histoire ne prouve-t-elle pas encore, Messieurs, quel extraordinaire stimulant des talents cachés est contenu dans la perspective sérieuse d’être assassiné ? Un boulanger impotent, cacochyme, à demi-cataleptique, et de Mannheim, a, sous cette unique inspiration, boxé durant vingt-sept tournées avec un boxeur anglais des plus distingués ; à tel point son génie naturel s’est trouvé exalté et poussé au sublime par la géniale présence de son assassin.

En vérité, Messieurs, devant de pareils exemples, nous sentons qu’il serait juste, peut-être, d’adoucir un peu l’extrême âpreté avec laquelle la plupart des gens parlent de l’assassinat. Ne supposerait-on pas, à les entendre, que tous les inconvénients et désavantages sont du côté de être assassiné, tandis qu’il n’y a que plaisir et profit du côté de n’être pas assassiné ?
 

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Je voudrais indiquer encore, en quelques mots, les principes esthétiques de l’assassinat (dans l’intention, je le répète, de régler votre jugement, non votre pratique). Les vieilles femmes, la masse des lecteurs de journaux sont satisfaits de n’importe quoi, pourvu qu’il y ait assez de sang répandu. Mais il faut quelque chose de plus aux âmes d’une sensibilité plus délicate.

Il est évident, d’abord, que la personne à assassiner doit être une bonne personne. On pourrait croire, autrement, que la victime elle-même, au moment elle a été frappée, complotait un mauvais coup ; et alors adieu à tous les effets d’art un peu subtils ! La fin idéale de l’assassinat est – n’est-ce point vrai ? – exactement la même que celle de la tragédie, qui doit, d’après Aristote, purger le cœur par les moyens de la terreur et de la pitié. Or il peut bien y avoir terreur, mais le moyen qu’on sente de la pitié, à voir un tigre détruit par un tigre !

Il est également évident que le sujet choisi ne doit pas être un personnage public. Le Pape, par exemple, est tout à fait impropre pour l’assassinat. Son titre de Père de la Chrétienté lui a conféré une ubiquité si virtuelle, et, comme le coucou, il a été si souvent entendu et si rarement vu, que je le soupçonne de n’être, pour la plupart des gens, qu’une simple abstraction. Quel effet attendre, dès lors, de la nouvelle de son assassinat ? Si, au contraire, un homme donne de copieux et fréquents dîners, où il invite une foule de gens, chacun se réjouit de ce que cet homme-là ne soit pas une simple abstraction, et son assassinat ne soulève aucune objection artistique.

Il faut, en troisième lieu, que le sujet choisi se porte bien ; car il est absolument barbare d’assassiner une personne malade, qui est, généralement, hors d’état de le supporter. D’après ce principe, il y a de l’impropriété à choisir un tailleur, s’il a plus de vingt-cinq ans ; un tailleur, passé cet âge, ne pouvant manquer d’être dyspeptique. Et ici, dans cette bienveillante attention pour le confort des personnes malades, vous remarquerez, Messieurs, un des effets habituels de tout art en général : l’effet d’adoucir et de raffiner les sentiments.

Un philosophe de mes amis me suggère que le sujet choisi devrait aussi avoir une famille de jeunes enfants entièrement à la merci de son travail. Il est certain que le pathétique de l’œuvre y gagnerait et que voilà une très judicieuse pensée. Je craindrais toutefois, en insistant trop sur cette condition, de rétrécir fâcheusement la sphère d’activité de nos artistes.

Et maintenant, Messieurs, laissez-moi vous répéter solennellement que je ne prétends en aucune façon au titre ni au caractère d’un homme de la profession. le n’ai jamais tenté un assassinat dans ma vie, si ce n’est, en 1801, sur le corps d’un matou. Et pour les régions supérieures de l’art, je m’avoue entièrement incapable. Aussi bien mon ambition ne va point si haut. Non, Messieurs, pour le dire avec Horace :
 

Fungar vice cotis, acutum

Reddere quæ ferrum valet, exsors ipsa secandi.
 
 

Thomas de Quincey

Traduit et adapté par T. DE WYZEWA
 
 

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(in Le Figaro, supplément littéraire, quatorzième année, n° 18, samedi 5 mai 1888 ; illustration extraite du Petit Journal, supplément illustré, dix-huitième année, n° 883, dimanche 20 octobre 1907)