Voici une éphéméride qui mérite peut-être une halte spirituelle. Elle évoque les cinquante ans de mort d’un jeune solitaire, venu de Montevideo pour être polytechnicien, et qui fut Maldoror sans avoir le loisir de se renier, ce à quoi il s’apprêtait quand il mourut soudain, à vingt ans, le 21 novembre 1870. Il s’appelait Ducasse, et se voulait donner au public comme comte de Lautréamont. C’est un de ces « Shakespeare enfant » dont notre génération s’est entêtée en secret.

S’il n’y avait le moratorium de notre grande guerre, les Chants de Maldoror tomberaient dès aujourd’hui dans le domaine public. À la faveur de rares éditions, ils se sont insinués depuis longtemps dans le domaine privé des nourritures intellectuelles, excitantes et inavouables comme un vice, de quelques-uns de nos écrivains. Il est l’un des patrons de ceux qui sont mystérieux, crispés, fuyants, parce que leur vie est une perpétuelle aventure menée comme une œuvre d’art et que leurs livres ne sont que les sincères hypocrites mémoires de cette aventure. Il y en a qui nous frôlent étrangement et du contact de qui on garde une mémoire irritée, haletante et persistante. Lautréamont, par la voix de Maldoror, est de cet acabit. On le fréquente moins qu’il ne vous hante, si une fois on a pris le goût de lui. Mais en prendre le goût demeure exceptionnel…

Interrogez-le, comme le sphinx-éphèbe baudelairien qu’il veut être. Les réponses seront curieuses, abracadabrantes, ahurissantes. Si l’on a soi-même l’ironie d’être sphinx et demi devant lui, il mettra en nous les plus étonnantes possibilités d’imagination poétique, nous aidant à concevoir notre univers autre, nous conviant à y reconnaître les rapports inconnus entre les choses connues, nous dévoilant l’imprévu dans l’apparent banal. La clef de Shakespeare, prétend Gordon Craig, serait le spiritisme, et peut-être aussi celle de Balzac. Les Chants de Maldoror ne peuvent-ils être considérés comme une œuvre spirite ?

Et l’on sera peut-être frappé d’une similitude effleurée, coïncidence sans doute, entre la conception de Maldoror, vivant surtout avec des animaux et se définissant à leur contact, et l’éducation de Mowgli, petit d’homme, dans la jungle de Kipling, lequel est, je crois bien, spirite.

Il est vrai que personne ne fut moins spirite, ne fut plus franchement indigne de l’être par son grand sens précis du réalisme, que Jules Renard. Or, Jules Renard rencontra un crapaud, comme il appert des Histoires naturelles, et vous savez quelle page inouïe nous fait confidents de l’entretien. Si vous relisez les Chants de Maldoror, vous vous apercevrez que ce crapaud-là fut rencontré déjà « assis sur les cuisses de derrière (qui ressemblent tant à celles de l’homme), » et apostrophé par Lautréamont en ces termes : « Qu’as-tu donc fait de tes pustules visqueuses et fétides pour voir l’air si doux ? »

Pour la plupart des amateurs de littérature, il faut bien le dire, lire Maldoror, c’est rencontrer un crapaud littéraire, mais pour quelques-uns, c’est le rencontrer à la manière de Jules Renard : « Si le monde injuste le traite en lépreux, je ne crains pas de m’accroupir près de lui… »
 
 

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(Legrand-Chabrier, in L’Ère nouvelle, politique, économique, intellectuelle et sociale, deuxième année, n° 337, mardi 23 novembre 1920)

 
 
 

 
 

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(in L’Ère nouvelle, politique, économique, intellectuelle et sociale, deuxième année, n° 340, vendredi 26 novembre 1920)