Le Comte de Lautréamont et Dieu, par LÉON PlERRE-QUINT
(Cahiers du Sud, édit.)
Deux liens tour à tour unissent l’homme aux hommes : l’amour et la haine. Lorsque la conscience de l’individu se fond dans le collectif et que l’étrange rappel de la perpétuité de la race retentit dans l’individu, c’est l’amour qui l’emporte et la Société en profite pour user sans ménagement de son aveugle dictature. Qu’importe à l’homme à ce moment ! Il est sans le savoir la proie du mystique et rien ne lui semble si conforme à la vérité que de disparaître ainsi.
Vienne le non moins étrange relâchement des liens de la collectivité, parallèle à un usage progressif de la raison, l’oppression par les lois morales devient vite odieuse et l’homme s’aperçoit à la fois qu’il est seul et torturé par les autres hommes. Dans la part où Dieu se confond avec la collectivité, c’est lui qui est le responsable et chargé de tous les méfaits. En même temps que grandit la révolte de l’individu contre ce Dieu, total des méfaits, augmente le mépris pour les autres hommes considérés alors comme des pauvres individus opprimés, mais dont la lâcheté éclate au grand jour. Et de fait, dès que le lien social se desserre, la lâcheté humaine est incommensurable. Le révolté devient aussitôt le seul support de la force et du malheur humains.
Tel apparaît dans l’histoire celui qui prit le nom de Comte de Lautréamont. Il ne nous est, somme toute, connu que par Maldoror avec lequel il se confond, en ajoutant toutefois à son héros le mystère de sa mort prématurée.
En la circonstance, il ne s’agit pas seulement de l’individu en révolte contre tout ce que les hommes ont inventé, y compris Dieu, mais d’un être qui au sortir de l’enfance se heurte au monde. On sait, quoiqu’on se refuse à le dire publiquement, et cela pour des raisons de convenances sociales, que l’adolescent se dresse armé de pied en cap, la haine à la main, sur le seuil de la vie. S’il avait toujours le génie lui permettant d’exprimer son ressentiment, ce serait par milliers qu’il faudrait compter les Lautréamont ; et cependant, dans l’histoire, on n’en connaît qu’un : celui qu’était Isidore Ducasse.
Celui-ci vient de trouver son historien définitif en Léon Pierre-Quint. De l’homme, on persiste à ne rien savoir. Les documents, les témoignages n’ont rien révélé. Ce qui subsiste, c’est Maldoror d’une part, et de l’autre l’auteur des Poésies, confondus en un même personnage.
Le livre de Léon Pierre-Quint vient à son heure. La grandeur de Lautréamont est à son apogée. Immortelle sans doute, elle ne fera pourtant que décroître pour connaître par la suite des retours fulgurants. Mais il est un fait, c’est que les réprouvés, les maudits, les blasphémateurs ne demeurent pas dans la mémoire humaine. Ce qui assure la perpétuité de la cohésion sociale, la perpétuité de la masse humaine sur sa terrifiante voie de ténèbres, ce n’est pas la haine, c’est l’amour sous quelque forme que ce soit, si détournée soit-elle. Et, tôt ou tard, cette masse se charge d’annexer à ses moyens et à ses fins tel ou tel de ces dangereux génies. Ainsi sont-ils assurés de durer ; mais leur sublime grandeur se châtre et s’affadit. On sait déjà, pour ne citer que de menus exemples, quel emploi la Société fait de Rimbaud et de Baudelaire. Elle trouvera bien le moyen de faire de même pour Lautréamont, puisqu’elle le fit jadis pour Job. Tant pis pour ceux qui, en la circonstance, assumeront la charge du Verbe.
Pierre-Quint n’a rien tenté de ce genre contre Isidore Ducasse. Il lui a laissé sa terrible grandeur, son bouleversant mélange de faiblesse humaine et de force destructive, sa merveilleuse lucidité aux détours éclatants. C’est une ingrate besogne que d’illuminer par l’intérieur les nuages d’où sort la foudre, de démonter les ateliers du tonnerre : ou le public se fâche ou il rit, à l’habitude. D’affronter ce risque est une preuve de courage et d’amour.
Il fallait aimer Lautréamont d’abord. Il fallait du courage ensuite, car, encore une fois, la foule admet qu’on se souvienne que Lucifer avait commencé par être un ange, mais elle n’aime point, quelque talent qu’on y mette, quelque lucidité qu’on prouve, voir légitimer pour ainsi dire la violence des anathèmes prononcés par un grand isolé, par une grande gueule de la révolte contre tout ce qu’elle aime à conserver.
Je disais qu’un tel livre vient à son heure. Et, de fait, nous vivons en un singulier temps qui, s’il n’est pas unique dans l’histoire, n’en est pas moins d’une rareté indéniable. Une civilisation se termine : elle n’est plus, comme toutes les civilisations mourantes, qu’une grande effervescence d’individus. Une autre – peut-être – commence. S’il en est ainsi, elle ne peut être qu’un redressement subit des collectivités, une détonante explosion de foi collective avec tout ce qu’elle comporte de tyrannie et d’anéantissement de l’individu.
C’est sur un tel seuil que la vocifération de Lautréamont peut se faire entendre. Il engage à la fois le passé et l’avenir. Sous lui les individus courbent la tête, délices et épouvantes mélangées. Car, pour si grande que devienne la célébrité du comte de Lautréamont, si nombreux soient ceux qui applaudissent à sa voix, ceux-ci ne savent où regarder. C’est que l’homme ne dérobe les feux du ciel que pour les y reposer lorsque la grande source en est tarie. Si Maldoror a jeté Dieu à terre après de lugubres combats, Lautréamont est tout prêt à placer Maldoror sur la terrasse d’une nouvelle demeure céleste. Ainsi agit le citoyen à bout de civilisation, et le jeune homme à bout d’adolescence. Lautréamont clame la Préface aux Poésies. Et le problème un instant posé cesse d’être un problème. Les Poésies ne contredisent pas Maldoror. C’est la voix dérobée à Dieu qui continue. Après cela, il fallait se taire. La mort y a pourvu, en donnant à cette courte vie une unité implacable.
De loin, Lautréamont a éclairé la voie de toute une génération dressée contre les oppressions morales du passé. Le livre de Léon Pierre-Quint restitue à Lautréamont sa force actuelle. L’immense cri de Ducasse était le seul chant de sa vie, alors que la révolte d’aujourd’hui criaille à travers les calculs, les théories et les examens de conscience, et qu’on y voit la marque de la profession et le cours des occupations régulières. Il n’est plus permis à cette heure d’ignorer ou de laisser dans l’ombre ce jeune homme, mort en 1870, et qu’on croit voir vivant, dressé devant soi, avec ses yeux inquiétants, ses lèvres tordues par d’affreux sarcasmes. C’est un génie, et de cette sorte si particulière, si rare, qui tout en se servant de Dieu ne lui doit rien ; un génie qui n’a pour soi que la force désespérée de l’homme, rien que de l’homme. Je sais bien que c’est là une raison d’être désigné pour la lapidation ! Que ceux qui ont les pierres dans la main lisent l’ouvrage de Pierre-Quint. Je suppose qu’ils oublieront aussitôt la destination de leur geste, et si furieux soient-ils contre un homme qui se permit de détruire l’ordre établi en des chants de violence sauvage, qu’ils se prendront à aimer le plus humain et le plus pur de leurs frères. La courbe mortelle de sa vie se montrera à eux comme un de ces météores insaisissables des nuits d’août dont le passage à la fois menaçant et sublime, seule apparence de mobilité dans l’apparence d’immobilité, remplit l’âme comme d’une vapeur de mystère. On comprendra surtout comment la destinée s’est montrée d’une justesse divine en donnant à cette jeune vie, fulgurante dès son premier cri, la terminaison subite qu’il lui fallait. Il n’est point de symbole plus saisissant de notre commun malheur.
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(Georges Ribemont-Dessaignes, « Chroniques, comptes rendus, notes, » in Europe, revue mensuelle, n° 93, 15 septembre 1930)