En 1915, le croiseur Néréide, cinglant vers les Dardanelles, stoppa en vue d’une île de la mer Egée. Nos chefs savaient cette terre inhabitée. Un détachement de fusiliers, dont je faisais partie, prit place dans une chaloupe et gagna la côte, pour accomplir quelque corvée. C’était par la tiédeur fluide d’une fin d’après-midi ; des essaims de voluptés légères glissaient dans la lumière incomparable. Les flots resplendissaient, cambrés, allongés sous les caresses de clartés divines. Heure olympienne !
Un vol d’alcyons passa au-dessus de nous ; les oiseaux nous devanceraient dans l’île. Soudain, ils obliquèrent brusquement et filèrent vers le large. À quel ordre, à quel instinct obéissaient-ils ?
Nous allions accoster. Alors, – pourquoi ? – des rameurs qui chantaient se turent.
Une désolation chaotique nous accueillit : des pierrailles rouges, de rares oliviers bossus et noirs. Je n’avais jamais éprouvé d’impression pareille à celle qui m’assaillit, dans cette solitude morte. Et mes compagnons, eux-mêmes, goûtaient-ils pleinement la joie de fouler enfin la bonne terre ferme ?
Était-ce la mélancolie de l’heure indécise qui réveillait en moi un obsédant « cafard » ? Un malaise planait. Une angoisse toute proche guettait, en de multiples embuscades ; je la devinais.
Les souffles du soir, par moment, agitaient les feuillages sombres, courbaient des herbes onduleuses. Des frissons, des soupirs tragiques naissaient. Puis tout reprenait l’immobilité spectrale. Le silence s’installait, hostile.
L’inquiétude qui m’oppressait ne résidait pas seulement dans les apparences. Il y avait autre chose. Une détresse surhumaine s’exhalait du sol, se mêlant étroitement à l’atmosphère. Malgré moi, je contemplais ces lieux avec la curiosité trouble qu’on ressent dans une maison où un crime a été commis, sur les vieux champs de bataille, au fond des caves pénales où sévissait l’Inquisition, par les landes jadis hantées, près du rocher du Rhin où chantait la Lorelei. Il semble, n’est-ce pas, que les fatalités puissantes laissent leur indélébile empreinte là où l’on sait qu’elles se sont déchaînées. Mais moi, je ne savais rien, et je subissais pourtant une pénible emprise. De quels faits inouïs cette île avait donc été le théâtre, quels cyclones de terreur avaient fondu sur elle, quel abominable passé la flétrissait pour qu’elle conservât, pesant comme un carcan, cet air vicié de menaçante horreur ?
Pour échapper à la crainte étrange, pour revoir l’apaisement grandiose des horizons marins, je gravis une pente, vers un promontoire. Je trébuchais. Des cailloux aigus et rougeâtres roulaient sous mes pas. Je dus me retenir à une pierre en saillie, ronde et lisse, toute blanche. Je regardai : c’était l’épaule d’une statue à peine enfouie. Je la dégageai sans trop de peine. Cela représentait une femme, de taille normale, au corps harmonieux, bien que raidi. Une tunique très fine, aux mille plis épousant les grâces du galbe, la revêtait. Mais les traits du visage étaient figés, les yeux agrandis, la bouche entrouverte, retenant un cri inexprimable. Une expression de peur, de peur indicible s’imprimait sur cette face, et l’attitude tout entière décelait la paralysie de l’effroi.
Ainsi, j’avais découvert un merveilleux marbre antique d’une facture inconnue, je crois, jusqu’alors. Phidias lui-même n’avait jamais osé un réalisme aussi poignant. Des détails m’apparaissaient, inestimables : des bracelets ouvragés serraient délicatement la chair des bras, les sandales étaient lacées avec une élégance perdue. Mais la figure convulsée m’attirait, m’hypnotisait de son mystère. La Peur ! Oui, elle avait bien régné dans cette contrée, et je rencontrais sans doute un vestige de son temple.
Des coups de sifflet rassemblaient les hommes sur la grève. En hâte, j’allai tout droit vers l’appel. Alors je vis, de place en place sur mon chemin, d’autres statues, couchées, affaissées, debout parfois, des hommes, des femmes… Et toutes ces effigies ressemblaient à ma première trouvaille ! Leurs regards dilatés fixaient un prodige épouvantable ; c’étaient les mêmes gestes crispés ; un cri semblable s’étranglait dans toutes ces gorges de marbre. En vain, je cherchai un socle, un fût de colonne qui me confirmassent l’existence d’un temple, d’un palais. Je ne vis rien. Et la peur me saisit alors, contagion de cette foule immobile, âme de ce peuple de statues. Je courus, fouaillé par la panique. Je ne repris mon sang-froid qu’en apercevant mes camarades. L’un d’eux me cria, tandis que je foulais les hautes herbes :
« Attention ! Il y a des serpents ! »
Les heures graves que nous vivions ne laissaient pas de place à l’archéologie. Il fallait affronter des dangers immédiats et tangibles.
L’étrave de notre navire coupait les eaux que les galères d’Athènes et de Rome sillonnèrent autrefois. Nous suivions la route des nautoniers phéniciens et de la nef Argo. Nos combats ressuscitaient une tonnante Iliade. À chaque salve, les échos bouleversés répercutaient les écroulements des murailles troyennes. Entre deux eaux, les torpilles couraient, miroitantes comme des croupes de sirènes.
Que de souvenirs naufragent dans les remous du temps !… Hier, en entrant dans cette ménagerie foraine, j’étais loin, certes, de penser à l’escale singulière… Autour d’une cage circulaire, aux parois vitrées, des gens s’attroupaient. Au centre, une femme était assise, une Orientale, au masque d’une impassibilité languide. Auprès d’elle, sur elle, noués à ses bras nus, s’enroulant à son cou, s’emmêlant à ses cheveux, grouillait un amoncellement visqueux de serpents. Par instants, elle les prenait à poignées, et les rejetait, enlacés en des nœuds immondes. Un bizarre dégoût m’envahit. Je regardai mes voisins.
Où avais-je déjà vu ces faces immobiles, béantes, où s’inscrivait une répulsion craintive ? Oui. Ne retrouvais-je pas – à un degré bien moindre – cette expression que les statues portaient au paroxysme ? Mais pourquoi ? Et pourquoi cela s’unissait-il encore à un vague souvenir de serpents ?
Une fièvre inconsciente travaillait mon esprit. Je regardai la charmeuse. Mentalement, je substituais à cette tête coiffée de reptiles une autre tête, presque pareille, mais dont tous les cheveux étaient des vipères. Je voyais les yeux se creuser, fulgurer d’éclairs infernaux. J’y découvrais une haine, un martyre fabuleux. Et j’imaginais des êtres traqués par ces prunelles, fascinés, cloués au sol, éperdus de terreur.
Un nom montait en moi, hallucinant ; un nom me brûlait les lèvres :
« Méduse ! »
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Là-bas, sous le ciel de l’Hellas, avais-je rencontré l’île où vécurent les Gorgones ? L’île où la plus belle des trois sœurs, Méduse, devenue par la colère de Minerve un démon hideux, pétrifiait ceux qu’elle tenait sous son terrible regard ? Ne croyez-vous pas qu’une telle malédiction puisse empoisonner encore ce pays, longtemps, longtemps après la victoire du glorieux Perséus ?
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(Maurice Noury, « Les Contes du Petit Journal, » in Le Petit Journal, n° 24057, mardi 27 novembre 1928 ; Wilhelm Trübner, « La Gorgone, » huile sur carton, 1891 ; tête de Méduse d’Enrico Pandera ornant la tombe d’Umberto Fabé au cimetière monumental de Milan, c. 1940)