Je fus tiré de mon extase par Pschutt, que j’entendis aboyer furieusement derrière moi. Je me retournai : immobile, la croupe haute, la queue hérissée et le museau tendu, mon pointer tenait son regard fulgurant braqué sur les batteries du Lefaucheux. Je relevai brusquement le fusil et poussai un cri de surprise à l’aspect des chiens, dont je vis, à ne pas m’y tromper, les prunelles bleuâtres, remuer, inquiètes, dans leur luisante orbite. Cet étrange spectacle n’eut que la durée d’un éclair : les petits globes d’acier se fixèrent, et j’eus beau tourner, agiter l’arme, relever les chiens, ouvrir et refermer la bascule, rien ne put leur rendre leur terrifiante mobilité.

Cependant, j’avais bien vu, et l’incroyable attitude de Pschutt attestait que je n’étais pas sous l’empire d’une hallucination, car si la raison subit des mirages, il n’en est pas de même de l’instinct.

Le vieux château d’Hesdin commençait m’inquiéter étrangement. Je ne creusai pas ce nouvel incident ; il est des phénomènes qu’il est plus dangereux de discuter que de subir. Mon entendement était d’ailleurs bouleversé à ce point que je me sentais absolument incapable d’équilibrer le moindre raisonnement. Mes idées roulaient, égrenées sous mon crâne, et je n’éprouvais plus, au milieu de ce chaos, qu’un impérieux besoin de mouvement, de grand air et de soleil.

Cependant, le jour avait marché, et toute cette sotte aventure m’avait privé du voluptueux plaisir d’aspirer à travers champs les fraîches vapeurs de l’aube. Je résolus néanmoins de pousser une pointe jusqu’au Bois-Saint-Georges, petite forêt en miniature, pleine d’ombre et de gibier, où se rencontraient les chasseurs trop paresseux pour affronter les hauteurs de Sainte-Austreberthe ou du Fressin. Je m’approvisionnai d’une douzaine de cartouches, et bientôt, précédé de Pschutt, dont je voyais le panache onduler au-dessus des blés noirs et des luzernes, j’atteignis la lisière des bois.

J’avais chargé mon Lefaucheux à petit plomb. Le temps n’était pas au lièvre, et, dans la disposition d’esprit où je me trouvais, il m’était d’ailleurs fort indifférent de rentrer bredouille an logis. Ce qui m’importait surtout, c’était de courir à travers les fougères diamantées de rosée, de sentir les rameaux d’aubépines et de noisetiers me cingler la figure, d’entendre siffloter le vent dans les buis, de renifler à pleins poumons les senteurs pénétrantes qui s’exhalaient du sol et des buissons, et montaient dans les airs comme un hosanna, pour s’unir aux blondes clartés du soleil.

Ce que je voulais, c’était apaiser mes nerfs et mon sang, en plongeant tout mon être dans les calmantes fraîcheurs du matin.

Mais Pschutt ne l’entendait pas ainsi et, de son mufle rose et mobile, fouillait les taillis avec une infatigable célérité. Parfois trompé par une fausse piste, le fouet dressé, le nez au sol, il disparaissait dans les lointains fourrés ; parfois immobile et recueilli, il flairait certains indices, d’une narine palpitante, puis tournait, inquiet, sur lui-même en poussant des grognements significatifs.

Une aussi savante manœuvre devait porter ses fruits ; comme je gravissais un raidillon bordé de petits bouquets d’ormeaux, Pschutt, qui me précédait de quelques pas, s’arrêta net, dressa le museau, imprima à son fouet une lente et régulière ondulation, et braqua son œil clair en avant de lui.

Je tournai silencieusement un buisson et vis, à travers les touffes d’herbes, une caille d’une grosseur peu commune, immobilisée par le regard fascinateur du pointer. J’épaulai, visai et fis feu en même temps.

La détonation sèche, claire, métallique, se répercuta d’échos en échos ; mais le bruit en était à peine évanoui que j’entendis fort nettement s’élever près de moi une longue plainte, suivie du cri de la caille, trois fois répété : « Quin Caya ! Quin Calla ! Quin Caya ! » Ces cris étaient modulés avec une telle graduation, une si poignante expression d’angoisse, qu’ils semblaient moins un chant qu’un râle d’agonie. Le surnaturel rétrécissait ses anneaux autour de moi. J’étais irrésistiblement entraîné vers lui par une force occulte à laquelle il n’était plus possible de résister.

Je sentais s’effondrer en moi le scepticisme et l’incrédulité. Les premières lueurs du spiritisme illuminaient mon cerveau.

« Quoi ! me disais-je, tout ne finit donc pas à l’horizon réel ; il existe donc, dans l’air ambiant, un monde mystérieux, insaisissable, dont le principe échappe encore à mon entendement, mais qui se manifeste à mon esprit et me fait subir ses influences et ses fantaisies ?… »

Cette conviction s’imposait à moi comme la résultante naturelle de l’événement absolument incompréhensible qui venait d’avoir lieu ; car les suppositions les plus audacieuses ne pouvaient m’expliquer la plainte et les cris entendus.

La caille était seule dans une clairière, et avait été foudroyée sur place. Au coup reçu, je l’avais vue bondir et retomber en tournoyant sur le sol.

Les émotions multiples dont j’étais assailli m’avaient plongé dans un douloureux état d’exaltation et d’impressionnabilité. Les choses les plus naturelles, un lézard glissant sur le gazon, le bruissement des feuilles mortes, le jeu des rayons solaires dans les rameaux, l’aspect des mille choses indécises qui flottaient dans l’ombre des fourrés, m’agaçaient, m’irritaient, m’inquiétaient.
 

(À suivre)

 

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(Charles-Maurice de Vaux, in Gil Blas, dix-neuvième année, n° 6847, mardi 16 août 1898 ; illustration de Linley Sambourne pour The Water-Babies, A Fairy Tale for a Land Baby, de Charles Kingsley, 1863)