FAUX JOUR

 

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Sa tâche terminée, l’historien Albert Luxeuil regarda la pendule, consacra trois minutes à se refaire une tenue irréprochable et sortit de la fort belle villa où la baronne Le Faulcheulx l’hébergeait tout le mois d’août.

Il avait grandement le temps de gagner la plage, comme cela était convenu, pour y rejoindre les autres avant leur retour ; peut-être même les trouverait-il encore dans l’eau, les veinards ! Lui, depuis quelques jours, hanté le soir par des douleurs sournoises qui lui agaçaient les membres, il se privait de bain. Il traversa en chantonnant le bois de pins et de chênes-verts, et, de très loin, il aperçut dans l’océan pâle, d’un bleu de lin passé, un point rouge qui était Mme Le Faulcheulx, un point vert amande qui était Mme d’Arreaux, et, à côté, deux autres miettes humaines qui ne pouvaient être que J.-J. Wood et le comte d’Arreaux.

Ayant passé du sable de la dune au sable de la plage, Luxeuil repéra les deux tentes de la baronne, rayées bis et tango, et fit vers la mer de grands signes, pour manifester sa présence.

Peu après, il vit les quatre baigneurs se silhouetter dans la lumière cristalline, sur le fond marin gris bleu, étonnamment suave. Ils venaient, marchant dans les flots ourlés de traits blancs. Tout cela lumineux et splendidement blême, terre et mer réduites, au bas du ciel immense, à deux barres horizontales, l’une fauve, l’autre glauque. Le flot était au diable. Marée basse. Les quatre se rapprochaient lentement, loin encore. Il n’y avait presque personne sur l’arène sauvage, qui s’incurvait au nord et au midi, à des kilomètres, dans une brume de perle.

Des gens arrivaient cependant. Une bande heureuse. De jolies filles et de joyeux garçons. Ils se mirent en devoir de planter une tente. On plaisantait beaucoup, on riait tout autant. Chacun était dans le simple appareil qui constitue, de nos jours, un costume de bain. Subitement, avec un éclat de rire, une jeune femme s’échappa de la tente, et son apparition eut un succès retentissant.

« Le costume de bain de ma grand-mère ! » s’écriait-elle d’un air ravi, en tournant sur elle-même.

On l’entourait, on l’admirait, on la photographiait. Elle était vêtue d’une ample blouse de laine bleu foncé, agrémentée d’une bordure de galons blancs et qu’une ceinture également bleue serrait à la taille. Cette sorte de tunique, tombant très bas, cachait presque entièrement un vaste pantalon de même nature, qui s’arrêtait à mi-hauteur des mollets. Enfin, la baigneuse était coiffée d’un étrange serre-tête bouffant, à brides, garni d’une ruche de laine.

Le costume de bain de sa grand-mère ? La belle enfant voulait, bien plutôt, parler de sa bisaïeule, ou de sa trisaïeule, car son accoutrement rappelait les plus beaux jours du second Empire !

Albert Luxeuil, amusé, prenait sa part du spectacle et de la réjouissance, quand ses amis, déjà séchés plus qu’à demi par la brise de mer, se joignirent à ceux qui détaillaient la vieille vêture sans se priver de railler impitoyablement le temps jadis.

Ils examinèrent avec beaucoup de sympathie la charmante travestie, et la regardèrent s’éloigner vers l’Océan, escortée de ses compagnons.

Mme Le Faulcheulx, ainsi, paraissait fort belle, tout enveloppée de jour marin et des reflets du rivage. C’était elle, à présent, que Luxeuil contemplait à son aise, profitant de son inattention et de celle des autres.

Ce n’était point qu’il l’aimât, comme vous pourriez le supposer. Simplement, il voyait en elle une femme d’un charme peu commun, parvenue sans doute au plein rayonnement de sa beauté et offrant par ailleurs les plus certaines qualités du cœur et de l’esprit.

Et J.-J. Wood était dans les mêmes sentiments, comme l’excellent M. d’Arreaux ; car cette histoire ne soulève pas la moindre question d’amour.

Il n’en reste pas moins qu’Albert Luxeuil prenait le plus grand plaisir à voir se dresser dans l’espace léger cette harmonieuse créature dont la chair délicatement bronzée faisait ressortir la pourpre éclatante du bref maillot qui la modulait.

La petite Mme d’Arreaux se désintéressait déjà du costume d’autrefois et s’éclipsait derrière la toile pour passer un peignoir. J.-J. Wood et son mari s’allongeaient côte à côte, sur le sable, au soleil.

« Chère amie, dit Albert Luxeuil, permettez-moi… Un conseil. Ne restez pas immobile, ne laissez pas sécher sur vous votre maillot… Chère amie… Eh bien ! À quoi pensez-vous ?… »

Mme Le Faulcheulx, qui souriait toujours assez mystérieusement, lui répondit enfin :

« J’étais bien loin d’ici, mon bon Luxeuil.

– En vérité ?

– À Biarritz, figurez-vous !

– Mon Dieu, fit-il, Biarritz n’est pas si loin…

– Oui. Mais c’était vers la fin du règne de Napoléon III.

– Comment dites-vous cela ? demanda-t-il plaisamment.

– Je dis que je voyageais, par l’imagination, à travers le temps, et que je me croyais à Biarritz, dans les années 60.

– Diable ! » s’exclama J.-J. Wood avec gaieté, en se mettant tout à coup sur son séant, tandis que M. d’Arreaux murmurait sans bouger :

« Mon Dieu ! Mon Dieu !

– Qu’est-ce qu’il y a ? s’enquit la comtesse, qui reparut drapée dans un merveilleux peignoir multicolore qu’elle frictionnait curieusement sur son corps.

– Je me représentais la plage de Biarritz, reprit Mme Le Faulcheulx. Il avait un monde fou, à cause de la famille impériale qui séjournait… Et j’imaginais la stupéfaction, le scandale qu’aurait provoqués parmi les baigneurs – les baigneurs si pudiquement habillés – la présence soudaine, la vision rapide d’une ondine 1939. Je me croyais moi-même admise, par miracle, à jaillir au milieu de cette foule que ma vue ahurissait. Oui : moi, comme je suis là, presque nue. Oh ! je vois encore le remous, j’entends toujours la rumeur indignée…

– Et vous étiez si absorbée par votre jeu, nasilla le comte d’Arreaux, qu’il vous a fallu quelques instants, à la voix de Luxeuil, pour revenir de Biarritz… et du second Empire !

– Pardon, dit Luxeuil d’un ton singulier. Vous parlez sérieusement, chère amie ? Oui ? Voyons, vous ne vous souviendriez pas d’avoir lu, par hasard, quelque part, une historiette qui, d’une façon prodigieuse, en est exactement la contre-partie ?

– Non, affirma-t-elle avec étonnement.

– Je ne sais plus dans quels mémoires du temps – j’en retrouverai la référence – il est noté qu’un jour, à Biarritz, une femme à demi nue et d’une grande beauté, qu’on prit pour une folle ou pour quelque « lionne » ayant fait un pari insensé, se mêla aux baigneurs, le temps d’un éclair. Elle disparut avant que l’émoi causé par son impudeur se fût dissipé. Et personne ne sut jamais par où elle avait passé !

– Je n’ai jamais lu ça ! dit Mme Le Faulcheulx.

– Alors, nous voilà dans le mystère jusqu’au cou ! constata J.-J. Wood avec ravissement.

– Hum ! fit Luxeuil. Vous avez tant lu, chère amie ! Et parfois, aussi, vous nous reparlez de cette grave fièvre typhoïde après laquelle la mémoire ne vous est revenue qu’imparfaitement…

– Dites lentement, Luxeuil, pas imparfaitement.

– Hum ! refit-il. Après tout, pour ne pas vous contrarier, reconnaissons que le temps reste un des éléments les plus secrets de la nature, et que le mystère des forces psychiques n’est pas un problème moins troublant…

– Non, vraiment, je n’ai jamais lu ça ! » s’obstina Mme Le Faulcheux, demeurée en arrière de l’entretien.

Il lui baisa fervemment la main :

« Nous en sommes bien convaincus, ma chère amie. »
 
 

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(Maurice Renard, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, cinquante-sixième année, n° 20243, samedi 26 août 1939)

 
 

 

L’APPEL DU MYSTÈRE

 

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« J’ai passé vingt ans de ma belle vie à faire le trappeur, oui, monsieur, là-bas, en Alaska. Le besoin de mettre des espaces entre moi et une personne que j’aimais trop… Je suis revenu parce qu’elle était morte.

Le père Domenech, aussi, était mort. Depuis deux ans. J’en ai eu bien de la peine. Il m’avait légué sa maison, où j’avais joué si souvent, avec son fils, du temps que j’étais gamin. Sa maison si gentille, au bord de l’Aisne.

Oui, bien de la peine. Il était déjà vieux, le père Domenech, quand je suis parti. Un bon type, original, et un artiste, si l’on admet que la photographie soit un art, ce qui est mon idée, à moi. D’ailleurs, il bricolait de tout un peu : chimie, physique et le reste. Sans compter qu’il était philosophe. Causer avec moi, ça lui plaisait, malgré la différence d’âge. Il avait sur l’avenir – comprenez bien : sur la nature de l’avenir – des idées qui me paraissaient baroques, en ce temps-là, et puis qui ont cessé, un instant, de me paraître baroques, et puis qui le sont redevenues – ce que je regrette.

Je le regrette. Demandez-moi pourquoi, je ne saurais vous le dire. Mais je pourrais peut-être essayer de vous le faire comprendre. Ce qui n’est pas la même chose.

Un jour, donc, une lettre de notaire m’arriva, dans mes neiges, au lieu de celle que j’attendais du père Domenech. (Parce qu’il faut vous dire qu’il m’écrivait régulièrement, toujours pour me parler d’inventions qu’il espérait faire et de choses curieuses qu’il découvrait, à l’en croire, et qu’il ne m’expliquait pas, de peur des indiscrétions.) Cette lettre de notaire m’annonçait ce que vous savez : le décès et le legs.

Le legs, je ne pouvais pas le refuser. Mon cœur battait, dites, quand je revoyais la vieille maison de mon jeune temps. En fait, c’était ma vraie maison familiale, à moi qui étais d’humble condition. Je ne savais si je la reverrais jamais : pourtant, monsieur, je l’acceptai et j’écrivis à la gouvernante de Domenech (toujours la même, je la connaissais) pour la prier de rester dans la maison et de l’entretenir. J’étais content de songer que je possédais du bien, chez nous ; que mes souvenirs de gosse avaient un décor qui m’appartenait. Mes souvenirs, c’était comme s’ils avaient été plus à moi qu’auparavant. Mon enfance était davantage la mienne. Bonne chose, monsieur !

Malgré cela, je ne serais pas revenu en France pour un empire. Je craignais trop de rencontrer cette personne.

Et, un jour, on me fit savoir que je ne la rencontrerais plus jamais.

Un mois plus tard, j’arrivai au pays. Je le trouvai bien changé. On avait construit beaucoup de villas, de petits châteaux et même un grand. Je me rappelai que le père Domenech me l’avait écrit. Ce qui me déplaisait le plus, c’était cette espèce de grand manoir à tourelles qui se dressait maintenant sur le coteau voisin. La silhouette de l’horizon s’en trouvait transformée ; et, bien entendu, j’aurais voulu, moi, qu’on n’eût touché rien.

Par bonheur, la chère maison n’avait subi aucun changement et, Gertrude, la vieille gouvernante du père Domenech s’était bien gardée d’y déplacer quoi que ce fût.

J’y passai quelques jours à goûter la joie de me promener de chambre en chambre et de rêver, en silence, aux mille scènes du passé. Puis je commençai à inventorier la multitude de papiers, de documents et de photographies que le bon Domenech m’avait légués.

C’est ici que je vous signalerai un volumineux mémoire sur la notion de temps, avec des considérations abondantes relativement à l’avenir. Je reconnus là-dedans les idées dont je vous parlais tout à l’heure, la principale étant que l’avenir existe, déjà tout construit, dans on ne sait quelle dimension de l’espace, où il doit être possible, sinon de se rendre, comme Wells l’a supposé, du moins de jeter un coup d’œil.

Ces théories – qui me semblaient baroques, je le répète – m’étaient toutefois familières. Ce qui m’impressionna, ce fut une série de notes, tracées en marge du manuscrit. Ces notes révélaient, en effet, que Domenech, tout en écrivant son traité, menait des recherches scientifiques qui s’y rattachaient.

Quelles recherches ? Je ne le débrouillai pas. Je présumai seulement qu’il s’agissait d’expériences optiques… mais j’en cherchai vainement les traces dans le laboratoire de mon bienfaiteur.

Cependant, voilà que je m’avisai d’ouvrir de grands cartons bien empilés les uns sur les autres, dans un placard, chacun portant l’indication d’une année. Ceci se passait en 1934. Le dernier carton portait « 1932, » l’année de la mort de Domenech. Ces récipients contenaient, pêle-mêle, une profusion de photographies prises au cours de l’année inscrite sur le carton.

Quand j’ouvris le carton « 1926, » une enveloppe blanche attira mon attention. Posée sur l’amas confus des photographies, elle en renfermait une qui, au premier abord, me parut sans grand intérêt. Assez grise, cette photo représentait le vallon, en face de la maison, et les hauteurs environnantes, avec le manoir à tourelles.

Mais, tout à coup, je tressaillis. En 1926, le manoir n’était pas construit ! Et cette enveloppe ne prouvait-elle pas que Domenech attachait une importance bien particulière à l’épreuve qu’elle contenait ? Le vieil homme avait toujours été extrêmement méticuleux en matière de classement. Il fallait donc admettre que, l’an 1926, il avait obtenu un cliché extraordinaire, montrant ce qui n’existait pas encore ! Le père Domenech avait réussi à photographier l’avenir !

Monsieur, j’ai vécu là des minutes vertigineuses, inestimables. Une allégresse surnaturelle me soulevait. L’air que je respirais sentait le prodige. Je voyais soudain des perspectives infinies fuir dans l’inconnu. Il me semblait avoir surpris ce que l’homme avait fait de plus formidable depuis le commencement du monde. Il me semblait qu’un homme, après des siècles et des siècles, avait enfin percé dans nos ténèbres un merveilleux petit trou de lumière.

La vieille Gertrude survint. Allais-je lui faire part de ma splendide stupeur ?

« Ah ! dit-elle. Monsieur a vu l’enveloppe. Je dois dire à monsieur que, l’année dernière, je me suis permis, avec mon neveu et ma nièce, de regarder dans ces cartons. Après cela, nous nous sommes aperçus qu’une photo était tombée à terre. Ne sachant où la remettre, je l’ai glissée sous enveloppe, avant de la placer dans le premier carton venu…

– C’est bon, » lui dis-je avec indifférence.

Mais je l’aurais tuée, cette vieille ! »
 
 

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(Maurice Renard, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, cinquante-deuxième année, n° 18622, samedi 16 mars 1935. Illustrations de Jean Gourmelin)