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C’était à l’époque où la ligne du chemin de fer transandin n’unissait pas encore Santiago du Chili à Buenos-Aires, la capitale de l’Argentine, et plus d’une caravane se rendant de l’une à l’autre cité se perdait dans les étroits défilés de la Cordillère aux cimes inaccessibles ; plus d’un voyageur périssait de faim, de fatigue ou de froid sur leurs hauteurs vertigineuses et désertiques.

André et Jacques Laurencel n’avaient cependant pas eu d’autre alternative que celle de se joindre à la première caravane en partance, puisqu’ils voulaient gagner au plus vite Buenos-Aires, d’abord, et l’Europe ensuite, où les attendaient leurs parents. Depuis deux ans, ils vivaient à Santiago, chez un oncle établi chapelier et qui les mettait au courant de son commerce, les ayant choisis pour ses héritiers. À cette condition seulement, leurs parents, restés en France, à Bordeaux, avaient consenti à se séparer d’eux. Malheureusement, M. Laurencel venait de perdre toute sa fortune dans le krach d’une banque et était mort subitement de chagrin. Ne possédant pas assez d’argent pour la traversée, les deux frères avaient donc résolu de se rendre par la voie de terre jusqu’à la capitale de l’Argentine, ce qui serait beaucoup moins coûteux.

La petite expédition dont ils faisaient partie se composait d’employés de magasin ou de consulat changeant de résidence, d’un médecin et de muletiers dont le chef se nommait Dionisio.

À mesure que l’on s’élevait sur les pentes de la formidable chaîne de montagnes, les sentiers en corniche se rétrécissaient, les précipices se creusaient effroyablement, des amoncellements de rocs s’entassaient les uns sur les autres contre toutes les lois de l’équilibre, formant des dômes prêts à choir et indiquant que la région, volcanique par excellence, devait changer d’aspect à chaque bouleversement. Il fallait sauter par-dessus des gouffres que le regard n’osait sonder et, en maints endroits, des croix jalonnaient la route, marquant la place de multiples catastrophes.

Vers la fin d’une matinée, alors que la troupe de voyageurs venait d’atteindre l’arête d’un plateau, des grondements lourds et lointains se firent entendre, se rapprochant de plus en plus pour devenir un vacarme assourdissant comparable à celui d’innombrables caissons d’artillerie roulant sur des cailloux. Et, soudain, le sol manqua sous les pieds des membres de la caravane, qui se sentirent entraînés au milieu d’une avalanche de blocs de basalte, dans un gouffre sans fond – leur parut-il – par le plus épouvantable tremblement de terre. Ce que dura cette chute indescriptible, nul n’aurait pu l’évaluer. Étouffés par la vitesse de la course, glacés par l’air froid qui les pénétrait, aveuglés par des tourbillons de neige, André et Jacques, accrochés côte à côte à une arête rocheuse, ne savaient plus s’ils vivaient encore dans ce bouleversement universel. Tout d’un coup, un choc des plus violents se produisit et, lancés au loin comme des balles, les jeunes gens perdirent connaissance.

Bien qu’il se sentît le corps moulu quand il reprit ses sens, Jacques réussit à se mettre debout et, secouant la poussière qui le recouvrait, regarda autour de lui. André, assis sur son séant, à trois pas de là, se tâtait jambes et bras d’un air ahuri. Leurs compagnons, étendus, dans un cercle restreint, étaient renversés les uns sur les autres. Jacques les compta. Tous – moins un des muletiers – gisaient sur le sol, mais, par miracle, aucun n’était gravement blessé, ainsi que le vérifia le docteur Figueroa, quelques minutes plus tard. Quant au disparu, il avait certainement dû être englouti avec les mules dans quelque crevasse ou écrasé sous une avalanche de blocs.

En attendant, les rescapés se voyaient dans un paysage absolument inconnu, au milieu d’un cirque entouré de glaciers où était venu échouer le vaste fragment de terrain qui les portait et qui avait été précipité par la secousse sismique du haut du plateau. Le crépuscule tombait, le soleil effleurant de ses derniers rayons les cimes déchiquetées. Heureusement que les voyageurs n’avaient pas perdu le sac de provision que chacun portait en bandoulière, et ils se mirent à ramasser des touffes de lichen pour allumer leur feu de campement. En effet, ils avaient atteint près de quatre mille mètres d’altitude et, déjà ébranlés par leur chute vertigineuse, le terrible soroche ou mal des montagnes commençait à se faire cruellement sentir parmi eux, oppressant les poitrines, faisant suinter le sang à travers les gencives et les lèvres.

Brusquement, André, qui errait à recherche de combustible, eut une exclamation stupéfaite et, tendant le doigt, s’écria :

« Un tronc d’arbre ! »

En ces parages élevés, une telle trouvaille paraissait impossible. Les rescapés durent, cependant, se rendre à l’évidence. Gigantesque, d’au moins quinze mètres de long et d’une circonférence représentant celle d’une énorme cuve à vin, il était couché sur le sol pierreux. L’écorce toute craquelée était d’un vert noirâtre. Mais nos héros se sentaient trop épuisés et malades pour lui accorder beaucoup d’attention. Ayant rassemblé en tas leur lichen, ils l’enflammèrent, dévorèrent chacun une petite partie de leurs provisions respectives et, s’enroulant dans leurs couvertures, s’étendirent à l’abri du tronc-phénomène.

Bientôt, le sommeil bienfaisant eut clos leurs paupières et ils oublièrent tout le dramatique de leur position actuelle. Sans mulets, sans bagages et sans provisions suffisantes, ignorant dans quelle partie des monts andins les avait jetés le tremblement de terre, comment pourraient-ils continuer leur route et gagner Mendoza, ville-frontière de l’Argentine sur l’autre versant ?

André n’aurait su dire quelle heure de la nuit il pouvait bien être quand il se réveilla en sursaut, en proie à un cauchemar. Il avait rêvé qu’un monstre pesait sur sa poitrine en poussant des sifflements puissants et rauques, suivis d’un cri humain, cri de douleur et d’agonie sans nom !

Il se dressa à demi et une clameur terrifiée jaillit aussitôt de sa gorge. Le tronc d’arbre contre lequel il s’était appuyé pour dormir n’était plus là, mais il le discernait vaguement, un cinquantaine de mètres plus loin, engagé sur la surface luisante d’un glacier. Le tronc d’arbre marchait !… Le tronc d’arbre grimpait !…

Et les cris de douleur continuaient de plus en plus faibles, tirant de leur somme tous les autres membres de la caravane qui se levaient pêle-mêle, s’interpellaient au hasard, ne sachant ce qui arrivait.

« Regardez ! Regardez ! » prononça André d’une voix étranglée, tendant le doigt dans la direction du phénomène.

Et, groupés, serrés autour de lui, ses compagnons tout tremblants, les yeux exorbités, virent la chose sans nom s’éloigner, glisser, ramper lentement, franchissant les obstacles comme un énorme serpent, et disparaître peu
 à peu entre deux falaises de glace. Quand, revenus de leur stupeur première, ils purent se compter, un des
 employés de consulat manquait à l’appel. Alors, consternés, ils se tassèrent les uns contre les autres et,
 grelottant de frayeur, attendirent l’aube.


Cependant, le docteur Figueroa,
 Jacques et André Laurencel, ayant recouvré un peu de sang-froid, commentaient à voix basse l’extraordinaire événement.

« Voilà qui est bien fait pour confirmer les légendes qui courent sur la Cordillère, murmura le docteur Julien. On prétend que tout notre continent du Sud-Amérique fut autrefois enseveli sous les eaux et, qu’en se retirant, elles abandonnèrent, emprisonnés entre ses deux longues chaînes de monts parallèles, nombre d’animaux préhistoriques, dont il resterait encore quelques spécimens de nos jours. On parle, entre autres, du fameux lampalagua, ou serpent de mer, qui aurait élu domicile aux environs du lac de l’Inca et aurait détruit parfois, les étouffant dans ses replis, des caravanes entières ! Bien que je me sois naturellement toujours montré fort incrédule à ce sujet, j’avoue à cette minute ne pas savoir que penser. Aurions-nous eu affaire à quelque monstre de ce genre ? Le malheureux Orrego a-t-il été dévoré ou écrasé ? »

Ce fut au lever du soleil que le médecin et les jeunes Français eurent la réponse à toutes ces questions. Du pauvre employé, on ne retrouva qu’un pied chaussé du lourd soulier ferré et sectionné comme par d’énormes cisailles à hauteur du mollet ! Le terrain, à la place où était passé le prétendu tronc d’arbre, était profondément raviné et les pierres ou roches dures absolument pulvérisées.
 
 

 

Malgré la terreur et l’abattement de leurs compagnons, Figueroa et les frères Laurencel parvinrent à les décider à repartir en suivant les traces de l’animal antédiluvien, qui avait aplani devant eux tous les obstacles. Et quels ne furent pas à la fois leur soulagement et leur inquiétude, lorsqu’ils eurent gravi jusqu’au sommet le flanc de la dépression dans laquelle ils avaient été précipités, d’apercevoir sur l’autre versant au-dessous d’eux, scintillant tel un merveilleux saphir, le célèbre lac de l’Inca. Là, ils savaient que la piste ordinairement suivie par toute expédition franchissant les Andes passait au sud de ses rives. Ils avaient donc retrouvé leur route. Mais le monstre à peine entrevu n’allait-il pas la leur barrer ?…

Afin de les encourager, le docteur, André et Jacques avaient pris les devants et descendaient à la file indienne la pente raide du glacier, s’accrochant aux moindres aspérités. Il leur semblait que quand ils auraient atteint le lac bleu ils seraient en sûreté, et que leurs épreuves seraient terminées. Mais ils durent s’arrêter bientôt au bord d’une corniche surplombant la paroi absolument verticale et percée de place en place de diverses ouvertures dont une, d’énormes dimensions, s’abaissait insensiblement jusqu’aux flots limpides et immobiles. Ils eurent beau regarder de tous côtés, ils ne remarquèrent aucun endroit propice pour arriver jusqu’à la berge. Les cordes qu’ils possédaient, réunies bout à bout, composeraient-elles un câble assez long pour leur permettre de se laisser glisser au pied de l’énorme cavité ? Ils les nouèrent ensemble et constatèrent qu’il s’en fallait de plus de deux mètres pour que leur extrémité ne touchât le sol. Alors, Jacques s’offrit bravement à tenter l’expérience et à descendre le premier. Il fallait donner l’exemple. Le câble avait été fixé autour d’un bloc profondément enfoncé dans le sol et, sous les regards angoissés des voyageurs, le jeune Français se lança dans le vide, serrant fortement entre ses genoux et dans ses mains, protégées par un mouchoir, la corde rude.

Tout d’un coup, comme il venait de dépasser le haut de l’ouverture qui devait être l’entrée de quelque grande grotte, il faillit lâcher prise, tandis que des cris d’horreur s’échappaient des lèvres de tous ses compagnons. Une chose monstrueuse surgissait lentement de la caverne, une tête de reptile gigantesque assez semblable comme forme à celle d’un caïman, mais se terminant par une sorte de bec d’oiseau très allongé qui s’ouvrait et se refermait alternativement, découvrant à chaque mâchoire une triple rangée de dents aiguës comme des scies. Cette tête s’emmanchait à un cou, long, mince et flexible, dont les vertèbres rentraient et sortaient à volonté de la carapace de formidable épaisseur protégeant le reste du corps, qui était celui d’un gigantesque serpent gris, vert et noir, muni de distance en distance de pattes basses, palmées, à peine visibles. Quand le cou était rentré, on distinguait à peine la tête rasant le sol, et c’est ce qui expliquait que l’animal fabuleux – dormant sans doute – eût été pris la veille, au crépuscule, pour un tronc d’arbre par les voyageurs épuisés. Mais quand la tête se relevait ou s’agitait, l’aspect en était hideux avec ses larges yeux blancs et rouges, sanguinolents, d’où toute lumière devait être bannie, à en juger par ses contorsions maladroites.
 
 

 

En ce moment, elle était tendue à l’extrême, se balançant de droite et de gauche, car elle avait dû flairer la proie toute proche.

« Une sorte d’atlantosaure, » mur
mura le docteur, qui était aussi un savant
 très érudit.

Cependant, Jacques, affolé et suspendu dans l’espace à portée de ce monstre des ténèbres, essayait vainement de remonter le long du câble improvisé. Mais, à cette seconde, le bec du reptile saisit le pan de la veste flottante du jeune homme qui poussa un appel désespéré.

« Mon frère ! Vite, il faut le sauver ! » 
clama André, saisissant la corde et 
tentant de la tirer à lui.

Figueroa joignit ses efforts aux siens, puis Dionisio et tous ses compagnons, épouvantés du péril couru par le malheureux Français.

Les huit hommes suaient à grosses gouttes et s’arcboutaient de leur mieux, luttant contre la force colossale de l’espèce de dragon, mais ils se sentaient entraînés peu à peu à leur tour. Voyant qu’ils allaient lâcher prise, André abandonna subitement le câble et, prenant son fusil, visa de son mieux l’œil du démon préhistorique.

Le même sifflement puissant et rauque qui l’avait éveillé la nuit précédente résonna dans l’air tranquille. Le bec de l’animal se détacha de sa proie et, d’un même élan plus vif qu’on ne l’eût attendu de sa taille, il disparut dans les eaux du lac, faisant rejaillir jusqu’au ciel des gerbes d’écume qui inondèrent les voyageurs.

Jacques, à la profonde stupeur de tous, s’était laissé choir à terre devant l’antre de la bête infernale, criant :

« Il est mort ! Vite, suivez-moi  ! »

Sa hardiesse en imposa à ses compagnons qui vinrent le rejoindre les uns
 après les autres, puis se faufilèrent le 
long de la berge, le cœur battant, jus
qu’à ce que – avec un véritable
 sentiment de délivrance – ils eussent
 enfin gagné la piste des caravanes.

L’atlantosaure ne reparut point, soit qu’il eût été réellement tué par la balle d’André, soit qu’il eût été seulement blessé ou effrayé.

Trois jours plus tard, les malheureux, épuisés et affamés, rencontraient une bande de carabiniers argentins en patrouille qui leur fournit les provisions nécessaires et les escorta jusqu’à Mendoza. Mais nul ne voulut croire à l’histoire du monstre préhistorique, et les savants des deux côtés de la frontière mirent le récit des voyageurs sur le compte d’hallucinations causées par l’émotion, la fatigue et la faim.
 
 

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(« Nube, » « Les Grandes Aventures, » in L’Intrépide, neuvième année, n° 934, dimanche 15 juillet 1928 ; ce conte est un plagiat du texte de Raphaël de la Grillière, paru dans Le Globe-Trotter n° 204, du 28 décembre 1905, que le lecteur pourra retrouver en ligne sur le site des passionnés de Merveilleux Scientifique : Sur l’autre face du monde)

 
 
 

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