Je fus sur pied en un clin d’œil et procédai à ma toilette de chasse, tandis que Pschutt flairait en connaisseur le canon, les batteries, particulièrement la crosse du Lefaucheux. Tout en serrant les courroies de mes guêtres jaunes, – un cadeau de mon ami Billaudel, – je réfléchis que je n’avais avec moi qu’un numéro dont le calibre pouvait être en désaccord complet avec celui du Lefaucheux.
Cette supposition me jeta dans une extrême anxiété ; et, sans tarder d’une seconde, moitié vêtu, agité comme un criminel ou un chasseur sans poudre, je me précipitai vers ma carnassière. Les cartouches présentées à l’orifice du tonnerre l’emplissaient si bien, et leur tassement s’opérait dans des conditions si rationnelles, que toute mon inquiétude se dissipa sur-le-champ. Je me donnai à nouveau l’émotion de faire chanter à mon oreille, en l’armant d’un geste lent et mesuré, le strident tic-tac du Lefaucheux.
Je l’épaulai à plusieurs reprises, et constatai que son poids, ses dimensions, son bien-aller atteignaient en un mot les dernières limites du desideratum.
Je faisais ces constatations dans un cabinet attenant à ma chambre à coucher et ajouré par deux fenêtres, donnant sur une avenue de sapins, dans le lointain de laquelle s’apercevait le pan de mur, où on voyait encore les débris d’un cadran solaire.
Les vives lueurs de l’aube rosaient déjà la cime des vieux arbres, où retentissaient dans une symphonie barbare le roucoulement des colombes, la ritournelle des pinsons, les criailleries des moineaux, l’aigu point d’orgue de la mésange et la rubrique alerte des chardonnerets. Cet assourdissant charivari était complété par le cri âpre des hirondelles, qui traçaient leurs paraboles fantastiques dans les laiteuses buées du matin.
Je ne pus résister plus longtemps au désir d’essayer mon Lefaucheux. Je fis pivoter sur un axe la mince latte de bois qui fermait la croisée, et bientôt une caressante bouffée d’air frais se précipita dans le cabinet par la fenêtre ouverte à deux panneaux.
Aucun être humain ne troublait ce vaste paysage, à l’horizon duquel apparaissaient, comme une volée de fantômes, les cimes argentées des peupliers de Foucarville.
La terre semblait se livrer encore aux voluptueux étirements du réveil, et je mettais une certaine coquetterie à saluer, par les premières détonations de mon fusil, l’apparition du soleil sur le seuil embrasé de l’Orient. Les oiseaux se croisaient par milliers dans les branches, ou s’abattaient en tournoyant sur les gazons. Mais, outre que mes cartouches chargées à balle m’interdisaient le tir à la plume, il me répugnait d’inaugurer mon fusil par un assassinat.
Je fis choix d’un autre but : à environ cent mètres de mon logis, dans les prés, s’élevait un hangar se découpant, nu et blanc, sur son cadre de verdure. Contre un des murs se dressait une pelle à four dont la plaque d’un diamètre de douze à quinze centimètres formait une cible idéale.
J’épaulai et, après avoir méticuleusement fait glisser mon rayon visuel de la hausse au point de mire, et de celui-ci au centre de la plaque de tôle, où se trouvait un trou large comme un noyau d’abricot, je pressai la détente… Une détonation déchira l’air silencieux et, tout aussitôt, un ricanement sec, lugubre, gouailleur, trois fois répété, éclata près de mon oreille.
Le fusil me glissa des doigts et je pirouettai sur moi-même avec la violence d’une toupie… Personne !… je ne vis personne… hormis Pschutt, dont le grand œil clair, sablé d’or, plongeait dans le mien, et qui se trémoussait comme un possédé, en poussant des gémissements plaintifs. Je sentais mes cheveux se raidir, et la sueur sourdre, glacée, à travers mes tempes. Un point d’interrogation flamboyait devant moi. D’où venait ce ricanement ?… J’étais bien éveillé, j’avais bien entendu, je possédais bien la plénitude de mes sensations, et mon état mental ne présentait aucun des symptômes de l’hallucination.
Bien que j’y fusse porté par une légère exaltation d’esprit, je ne pouvais me croire l’objet d’une manifestation surnaturelle. J’étais à peine un adepte de la nouvelle Église, et il me semblait invraisemblable que les esprits me traitassent en initié.
Dans les longs recueillements de la solitude et du crépuscule, quand les divagations de Spirite me grisaient parfois le cerveau et m’ouvraient les portes de l’inconnu, je dois dire que j’étais le propre complice du livre, dont je corroborais l’influence par d’irrésistibles complaisances d’imagination. De récentes déceptions m’avaient fait prendre le monde en horreur, et je trouvais d’âpres délices à le déserter, en me précipitant dans ces mystérieuses catalepsies.
Par nature, je ne suis pas enclin au fantastique ; l’inexpliqué m’irrite, comme les poupées à ressort irritent les enfants, dont l’unique soin est d’ouvrir leur joujou après s’en être divertis. Néanmoins, en cette occurrence, l’étrangeté de l’incident, son caractère tout à tait insolite, m’avaient violemment troublé, et je faisais de vains efforts pour en trouver l’explication rationnelle.
« Ce rire, me disais-je, est bien un rire humain : la gradation des sons, leur tonalité, m’en sont la preuve. Donc, il y a quelqu’un à côté de moi… Qui ?… »
Cette petite conjonction était l’X du problème. Je vivais complètement seul chez le père Laporte. À part Blanche, qui venait chaque matin dans ma chambre, je ne voyais personne. Mon voisin le plus proche était un ancien préfet, comte du Saint-Empire, qui se livrait à la culture des roses, et qui avait bien autre à faire qu’à venir à cinq heures du matin ricaner dans mon dos. Quant à mon ami Georges Vallée, il ne se levait jamais avant onze heures du matin : il était impossible qu’il se fût trompé d’heure à ce point. D’ailleurs, le ricanement s’était produit si près de moi, que la bouche d’où il était sorti devait être dans ma chambre à coucher ou dans le cabinet même où je me trouvais.
Je fouillai minutieusement les deux pièces : cette double épreuve fut sans succès. J’avais beau crier : « Hardi ! Pschutt ! là, là !… bon chien, » la pauvre bête bondissait vers l’endroit désigné, reniflait bruyamment, lacérait le tapis, mais il était évident que son fin museau ne découvrait pas d’ombre d’une piste.
L’incompréhensible pressait ses mailles autour de moi. Cependant, par un suprême effort de raison, je finis par me convaincre que ce rire si bien timbré, si gouailleur, articulé avec de si vivantes inflexions, était un effet d’acoustique, produit par la disposition et la forme toute particulière du cabinet attenant à ma chambre.
La pelle n’avait pas bougé. À l’aide d’une lunette de marine, qui me servait à explorer les lointains de Sainte-Austreberthe, je constatai que la balle avait passé par le trou sans même en effleurer les bords. Je fus émerveillé du résultat. L’arme n’avait qu’un léger recul et tenait ainsi toutes les promesses de son admirable fabrication. Je la considérai attentivement sous toutes ses faces, et reconnus qu’elle était invulnérable au feu. Je fis jouer la bascule et retirai du canon la douille roussie de la cartouche. Le tonnerre et tout l’ajustage de la culasse étaient nets, luisants comme au sortir de l’étau, et n’avaient pas gardé traces du coup.
Je refermai le fusil. Le second chien était levé et se dressait sur sa queue dans la posture la plus comique ; il me fixait de ses prunelles d’acier, et semblait m’inviter à mettre à contribution ses petits talents. Mais j’étais travaillé par deux courants contraires, et tandis qu’un inexprimable sentiment de terreur me faisait retarder une nouvelle épreuve, je m’y sentais poussé par une vertigineuse curiosité. Le gouffre était là, béant, sous mes yeux ; ses profondeurs m’attiraient et je m’accrochais instinctivement aux crêtes de l’abîme.
La curiosité l’emporta. Le premier essai du Lefaucheux m’avait mis les nerfs en branle. J’éprouvais dans tous les membres une trépidation que je neutralisai en appuyant mon fusil sur le rebord de la fenêtre. Je mis un genou à terre, et, après avoir pris les plus minutieuses précautions, je fis feu de nouveau… La pelle tomba… « Manqué ! manqué ! manqué ! » prononça très nettement, et à intervalles égaux, la voix du rire dans le tuyau de mon oreille. Les sons de cette voix étaient si distincts, et produits si près de mon tympan, que l’illusion semblait impossible. Il y avait un être vivant derrière moi. Je me retournai brusquement, dans l’intime conviction d’y rencontrer un visage humain… Je n’aperçus rien que les murs blancs, les placards ouverts et les panneaux de la porte, que j’avais fermée un instant auparavant. Je roulai des regards stupides du plafond au sol, et de mon fusil à Pschutt, qui paraissait ne se douter de rien et tirait, en me regardant, une langue d’une aune. Il me parut que je devenais fou. Un désordre inexprimable régnait dans mon cerveau ; la trépidation qui m’avait assailli redoublait d’intensité ; mon sang courait, affolé, dans mes veines et mon pouls avait plutôt des bondissements que des pulsations. J’attribuai cet état à l’insomnie de la nuit. Cependant, j’avais la nette perception de ce qui était et se passait autour de moi ; je voyais bien là, sur le mur, une fraîche petite miniature qui représentait le visage souriant de ma mère ; tout à côté, des fleurets en croix, des pistolets ciselés, damasquinés et guillochés d’arabesques d’argent, des sabres menaçants, et tous les détails de ma panoplie.
Je reconnaissais bien le bureau Louis XVI que l’excellente mère de mon ami avait fait porter dans ma chambre, mes livres, et la fine écriture de ma bien-aimée Augusta.
Je comprenais bien que Pschutt, mon beau pointer, qui courait de la porte à moi et de moi à la porte, me suppliait de commencer la chasse.
Je n’avais pas perdu le souvenir des vieux arbres qui allongeaient leurs rameaux touffus autour de mes fenêtres, pour me garantir de l’éclat du soleil ; celui-ci était bien mon saule désolé, celui-là mon mûrier, sous lequel Blanche venait nettoyer ses légumes. Plus loin, je reconnaissais bien la fine dentelure du large frêne sous lequel oscillait mon hamac et se dessinait la verte ellipse d’un banc que j’y avais moi-même installé.
Toutes ces remarques ne semblaient pas d’un esprit oblitéré. Je complétai moi-même l’épreuve en traduisant à livre ouvert un passage entier de la tragédie de Médée. J’accomplis ce dernier travail sans la moindre hésitation. Le fonctionnement du cerveau était parfait ; mais, par un phénomène étrange, je le sentais en quelque sorte dédoublé, et tandis que, dans l’une de ses parties, régnaient le calme, l’équilibre et la sérénité, dans l’autre tournoyaient pêle-mêle les ténèbres, la confusion et une démence de sensations extraordinaires.
Le moi rationnel, comprenait à merveille que j’étais le jouet d’une illusion, dont les causes m’échappaient ; mais l’autre moi, où se répercutaient avec une intensité prodigieuse toutes les impressions produites par les événements extérieurs, mettait au compte du surnaturel les moindres faits qui lui restaient inexpliqués.
En maintes circonstances, j’avais constaté avec effroi ce dualisme bizarre entre les deux moitiés de mon cerveau. Jamais je n’en avais ressenti aussi violemment les effets.
Dans cette lutte permanente, sourde, implacable, engagée entre mon être positif et mon être abstrait, le premier avait jusque-là remporté des victoires faciles ; mais les incidents, dont je venais d’être témoin, leur nature tout à fait particulière et leur secrètes affinités avec les phénomènes qui, selon le rituel spirite, accompagnent d’ordinaire les évocations, avaient complètement renversé les rôles. Le moi raisonnable n’avait plus que de faibles rebellions, tandis que son rival planait victorieusement dans ce monde impalpable, immatériel, habité par les âmes errantes de toutes les générations disparues depuis le commencement de l’univers.
(À suivre)
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(Charles-Maurice de Vaux, in Gil Blas, dix-neuvième année, n° 6846 et 6847, lundi 15 et mardi 16 août 1898 ; illustration de Linley Sambourne pour The Water-Babies, A Fairy Tale for a Land Baby, de Charles Kingsley, 1863)