Un simple fait divers : à quatre heures du matin, une vieille femme ivre a été écrasée dans la rue au Blé, par une automobile qui s’est enfuie à toute allure. Et maintenant, le jeune commissaire Mejzlik doit faire son enquête pour découvrir quelle était cette auto. Et un jeune commissaire prend une telle affaire au sérieux !

« Hum ! dit le commissaire Mejzlik à l’agent n° 141, alors vous avez vu, à une distance d’environ 300 mètres, une auto roulant à vive allure et, par terre, un corps humain. Qu’est-ce que vous avez fait d’abord ?

– J’ai d’abord couru vers cette femme écrasée, dit l’agent, pour lui porter secours.

– Vous auriez dû d’abord noter le numéro de la voiture, grogna M. Mejzlik, et ensuite vous occuper de la vieille. Mais, ajouta-t-il, en se grattant la tête avec son crayon, j’en aurais peut-être fait autant. Alors, vous n’avez pas vu le numéro, et autrement, en ce qui concerne la voiture elle-même ?…

– Je crois, dit avec hésitation l’agent n° 141, je crois quelle était de couleur foncée. Peut-être bleue, ou rouge. On ne voyait pas bien à cause de la fumée de l’échappement libre.

– Ah, nom de nom ! gémit le commissaire Mejzlik, comment vais-je découvrir cette auto ? Faut-il que je coure après tous les chauffeurs et leur demande : « Excusez-moi, mais n’auriez-vous pas, par hasard, écrasé une vieille rombière ? » Alors, mon vieux, qu’est-ce que je dois faire ?

L’agent leva les épaules en signe de l’incompétence qui sied à un subordonné :

« Pardon, Monsieur le Commissaire, dit-il, il y a un témoin qui s’est fait connaître, mais il ne sait rien non plus. Il attend à côté.

– Alors, faites-le entrer, dit M. Mejzlik dégoûté, en essayant de tirer quelque chose du maigre rapport. Nom, prénom, domicile, s’il vous plaît, dit-il machinalement sans même regarder le témoin.

– Ksalik Jean, élève ingénieur, déclara fermement le témoin.

– Vous vous trouviez donc là, ce matin à 4 heures, lorsque une auto inconnue a écrasé Bojena Mathatchova ?

– Oui, et je dois dire que c’est la faute du chauffeur, Monsieur le Commissaire ; si le chauffeur avait ralenti au croisement…

– À quelle distance étiez-vous ? l’interrompit M. Mejzlik.

– À dix pas. Je raccompagnais un ami en sortant d’un… d’un café, et voilà qu’en arrivant rue au Blé…

– Qui est cet ami ? interrompit de nouveau le commissaire Mejzlik ; on n’en parle pas dans le rapport.

– Jaroslav Nerad, le poète, dit le témoin avec un visible orgueil. Mais il ne vous apprendrait rien.

– Pourquoi ? grogna M. Mejzlik, décidé à s’accrocher au moindre fétu de paille.

– Parce que c’est… c’est un poète. Lorsque cet accident s’est produit, il s’est mis à pleurer et a couru chez lui, comme un petit enfant. Donc, nous venions d’entrer dans la rue au Blé, lorsqu’une auto s’est amenée à une vitesse folle…

– Quelle numéro avait-elle ?

– Je n’en sais rien, Monsieur le Commissaire. Je n’ai pas fait attention à cela. J’ai remarqué son allure folle et je me disais justement que…

– Quelle sorte de voiture était-ce ? l’interrompit M. Mejzlik.

– Moteur à explosion à quatre temps, dit le témoin avec compétence. Mais je ne m’y connais pas en marques d’autos.

– Et quelle était sa couleur ? Qui la conduisait ? Était-ce une voiture ouverte ou fermée ?

– Ça, je n’en sais rien, dit le témoin déconcerté. Je crois que c’était une voiture noire. Mais je n’y ai pas fait plus attention, parce que, quand le malheur est arrivé, j’ai justement dit à Nerad : « Regarde, ces bandits-là écrasent quelqu’un, et ils ne s’arrêtent même pas ! »

– Hum ! pensait le commissaire Mejzlik mécontent, c’est en effet un réflexe moral naturel et normal, mais je préférerais que vous ayiez remarqué le numéro de cette voiture. C’est étonnant comme les gens ne savent pas observer. Vous savez évidemment que c’est la faute du chauffeur ; vous décidez, à juste titre, que ces gens-là sont des bandits, mais vous ne jetez pas un coup d’œil sur le numéro. Tout le monde est capable de juger, mais observer, faire attention aux faits… Je vous remercie M. Kzalik, je ne vous retiens pas. »

Une heure plus tard, l’agent n° 141 sonnait à la porte de la logeuse du poète Jaroslav Nerad.

« Oui, le poète est chez lui, mais il dort. »

Par la porte entrouverte, le poète écarquillait des petits yeux étonnés sur l’agent ; il n’arrivait pas à se rappeler ce qu’il avait pu commettre. Il finit tout de même par comprendre pourquoi il devait se rendre au commissariat.

« Est-ce qu’il est nécessaire que j’y aille ? demanda-t-il avec méfiance, je ne me rappelle plus rien ; cette nuit, j’étais un peu…

– Noir, dit l’agent compréhensif ; Monsieur, j’ai connu beaucoup de poètes. Alors, habillez-vous ; je vous attends. »

Sur ce, le poète et l’agent de police se mirent à parler des boîtes de nuit, de la vie en général, des comètes, et autres sujets de conversation ; seule la politique leur était étrangère à tous deux. Et c’est en poursuivant cette conversation amicale et instructive que le poète arriva au commissariat de police.

« Vous êtes M. Nerad Jaroslav, poète ? lui dit le commissaire Mejzlik. Monsieur, étiez-vous présent lorsqu’une automobile inconnue a écrasé Bojena Mathatchova ?

– Oui, souffla le poète.

– Pourriez-vous me dire comment était cette auto ? Si c’était une conduite intérieure ou un cabriolet, quelle était sa couleur, qui s’y trouvait, et quel numéro elle avait ? »

Le poète s’efforçait de réfléchir :

« Je ne sais pas, dit-il ; je n’ai pas fait attention.

– Vous ne vous rappelez aucun détail ? insista M. Mejzlik.

– Aucun, dit le poète sincèrement. Vous savez, je ne remarque jamais les détails.

– Alors, je vous en prie, jeta M. Mejzlik avec ironie, qu’est-ce que vous remarquez ?

– Mais, l’atmosphère, dit le poète en hésitant. Vous savez, cette rue déserte… si longue… à l’aube… et cette femme qui y était couchée ! »

Tout à coup, il sursauta.

« Mais j’ai écrit quelque chose là-dessus en rentrant chez moi. »

Il fouilla dans toutes ses poches et en sortit un tas d’enveloppes, de factures et autres chiffons de papiers du même genre.

« Non, ce n’est pas cela, grommela-t-il ; cela non plus. Voyons, c’est peut-être cela, se disait-il, plongé dans l’examen d’un morceau d’enveloppe.

– Faites-voir ça, dit M. Mejzlik avec indulgence.

– C’est peu de chose, se défendit le poète, mais si vous voulez, je vais vous le lire. »

Sur ce, roulant les yeux avec enthousiasme et, scandant les vers, il récita :
 

Marche des maisons sombres, une deux, section halte

L’aube sur la mandoline joue

Pourquoi, jeune fille, pourquoi rougis-tu ?

Nous partirons en voiture 120 H. P. au bout du monde

ou à Singapour.

Arrêtez, arrêtez, la voiture vole !

Jeune fille, fleur brisée

Notre grand amour dans la poussière gît

Col de cygne, seins, grosse caisse, et cymbales, seins.

Pourquoi tant pleurer !
 

« Et voilà ! proclama Jaroslav Nerad.

– Et qu’est-ce que ça veut dire, s’il vous plaît ? demanda le commissaire Mejzlik.

– Voyons, c’est cet accident d’auto, s’étonna le poète. N’est-ce pas compréhensible ?

– Je crois bien que non, déclara M. Mejzlik d’un ton critique. Je ne puis guère voir là-dedans que le 15 juillet, à quatre heures du matin, dans la rue au Blé, l’auto numéro tant et tant a écrasé la mendiante saoule Bojena Mathatchova ; que la blessée a été transportée à l’hôpital où elle est dans le coma. Autant que j’aie pu m’en apercevoir, votre poème, Monsieur, ne fait pas état de ces faits-là. Alors !

– Cela, ce n’est que la réalité crue, dit le poète en se grattant le bout du nez. Mais un poème, c’est la réalité subjective, intime. Un poème, ce sont des images libres, surréelles, que la réalité éveille dans le subconscient du poète, vous savez ? Des associations visuelles et auditives. Et il faut que le lecteur s’abandonne à elles, proclama Jaroslav Nerad d’un ton sévère. Alors, il comprend.

– Dites donc ! éclata le commissaire Mejzlik. Ou bien, attendez, prêtez-moi votre œuvre, là. Merci. Alors voilà ; hum…

– « Marche des maisons sombres, une deux, section halte, » alors, s’il vous plaît, expliquez-moi ça.

– Eh bien, c’est évidemment la rue au Blé, dit calmement le poète. Deux rangs de maisons, vous comprenez ?

– Et pourquoi ne serait-ce pas plutôt la rue Nationale ? demanda le commissaire Mejzlik, sceptique.

– Parce qu’elle n’est pas aussi droite, fut la réponse persuasive du poète.

– Continuons ! « L’aube sur la mandoline joue. » Bon, mettons ! « Pourquoi, jeune fille, pourquoi rougis-tu ? » Je vous en prie, d’où sort cette jeune fille ?

– L’Aurore, dit seulement le poète.

– Ah ! Pardon ! « Nous partirons en voiture 120 H. P. au bout du monde. » Alors ?

– C’est quand la voiture est arrivée, expliqua le poète.

– Et elle avait 120 chevaux ?

– Ça, je n’en sais rien. Cela signifie qu’elle allait vite, comme si elle voulait voler jusqu’au bout du monde.

– Ah ! Bon ! « Ou à Singapour. » Pourquoi diable justement à Singapour ? »

Le poète haussa les épaules.

« Je ne sais plus ; peut-être parce qu’il y a là-bas des Malais.

– Et quel rapport cette auto avait-elle avec les Malais, hein ? »

Le poète gêné commençait à se tortiller sur sa chaise.

« Peut-être que cette voiture était de couleur marron, vous ne croyez pas ? dit-il en réfléchissant profondément. Il y avait certainement quelque chose de marron. Sinon, pourquoi aurais-je mis là Singapour ?

– Voyons, dit le commissaire Mejzlik, cette voiture a été successivement rouge, bleue et noire. Qu’est-ce que je dois choisir ?

– Choisissez le marron, conseilla le poète. C’est une couleur agréable.

– « Notre grand amour dans la poussière gît, » « jeune fille fleur brisée, » poursuivit M. Mejzlik. Cette fleur brisée, c’est la mendiante saoule ?

– Je ne vais tout de même pas parler dans une poésie d’une mendiante saoule ! dit le poète vexé. C’était tout simplement une femme, vous comprenez ?

– Ah ! Ah ! Et qu’est-ce que c’est que ça : « Col de cygne, seins, grosse caisse et cymbales, seins. » Ce sont des associations d’idées ?

– Faites voir, » dit le poète embarrassé. Et il se pencha sur le papier. « Col de cygne, seins, grosse caisse et cymbales, seins. » Qu’est-ce que ça veut dire ?

– C’est justement ce que je vous demande, grogna le commissaire Mejzlik avec un brin d’insolence.

– Attendez, réfléchissait le poète. Il devait y avoir quelque chose qui m’a rappelé… Attendez. Est-ce que le chiffre deux ne vous fait pas penser parfois à un col de cygne ? Regardez, » et il prit un crayon et dessina un deux.

« Ah ! dit le commissaire attentif. Et les seins ?

– Eh bien, c’est un trois ; voyons, deux ronds, hein ? dit le poète avec quelque étonnement.

– Il y a encore la « grosse caisse et cymbales, » dit le policier tout excité.

– « Grosses caisse et cymbales… » réfléchit le poète… « Grosse caisse et cymbales… » ça pourrait être un cinq. Hein ? regardez, » dit-il. Et il écrivit un cinq.

« Le ventre, c’est comme une grosse caisse et, dessus, le trait horizontal, les cymbales.

– Attendez, dit le commissaire Mejzlik, et il écrivit sur un papier 2.353. Vous êtes sûr que cette auto avait le numéro 2.353 ?

– Je n’ai vu aucun numéro, proclama Jaroslav Nerad. Mais il devait y avoir quelque chose comme ça. Où est-ce que je l’aurais pris autrement ? dit-il en regardant son poème, non sans quelque étonnement. Vous savez, ce vers-là, est le meilleur du poème. »
 

*

 

Deux jours plus tard, le commissaire Mejzlik alla rendre visite au poète. Cette fois, le poète ne dormait pas. Mais il y avait, chez lui, une jeune dame et il chercha en vain une chaise libre, pour l’offrir au commissaire.

« Je ne reste pas, dit M. Mejzlik. Je suis juste venu vous dire que le numéro de la voiture était bien 2.353.

– Quelle voiture ? s’étonna le poète.

– « Col de cygne, seins, grosse caisse et cymbales, seins, » récita d’un trait le commissaire Mejzlik… Et « Singapour » aussi.

– Ah ! je vois, dit le poète. Vous voyez, c’est la réalité subjective. Voulez-vous que je vous lise quelque autre poème ? Maintenant, vous êtes capable de les comprendre.

– Une autre fois, s’empressa de dire le commissaire. Quand j’aurai une autre affaire. »
 
 

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(Karel Capek, traduit du tchèque par Jean et Jirina Danès, illustration de Garcia, in Les Étoiles, l’hebdomadaire de la pensée française, nouvelle série, troisième année, n° 13, mardi 7 août 1945)