Toute la fantasmagorie avait cessé. Pschutt dormait en rond dans un coin. Le mufle de l’ours était aplati sur le parquet ; les yeux fixes et le rire muet n’étaient plus qu’un bouquet broché sur un des coins du tapis, dont Blanche avait eu la précaution de recouvrir ma table de travail. Le masque d’armes cachait un gant de cuir sous son treillis de fer et la tête de hibou avait repris sa placide immobilité.
Ces émotions successives m’avaient jeté dans un état d’exaltation nerveuse qui ne pouvait s’apaiser que par un profond repos. Je me glissai aussitôt dans mes draps, et, après avoir caressé mon fusil d’un dernier regard, je soufflai la lumière et demandai au sommeil d’abréger le temps qui me séparait de l’aube.
Contrairement à ce vœu, ma nuit ne fut qu’un long cauchemar. Dès que j’eus touché l’oreiller, je me vis lancé dans une immense chasse à courre. Je ne montais pas un cheval, mais quelque chose d’ailé qui rasait le sol, franchissait les collines, les fleuves, les bois, courait, volait, bondissait avec une vertigineuse rapidité ; quelque chose qui n’avait pas d’oreilles et dont la tête biscornue était trouée de deux prunelles rondes, fixes, énormes, et dont les naseaux traçaient dans l’air des paraphes de flammes.
La vitesse de ma monture était telle que je voyais distinctement tourner le globe au-dessous de moi.
De tous côtés, sur la cime des monts, du fond des ravins à travers les nuées, une meute innombrable poursuivait, aboyante, implacable, des bandes de fauves d’une anatomie à défier le crayon de Callot, et des processions de cerfs dont les bramements désespérés roulaient par ondes aux quatre coins du ciel. J’élevais mon fusil, démesurément allongé, et les cerfs, les ours, les loups, les chamois tombaient foudroyés, des hauteurs du ciel, vers les profondeurs de la terre.
Soudain, le décor changea : au bruit d’une détonation, meute et gibiers tournoyèrent, affolés et bramant, hurlant, glapissant, et s’évanouirent dans les lointains du vide. Mon coursier s’arrêta. Les bois, les monts, les nuées s’effacèrent, et je vis poindre, sur un rideau de transparentes vapeurs, l’harmonieuse silhouette d’un vieux château. Peu à peu, les tourelles, les créneaux, les ogives, les ponts-levis surgirent du néant. Une cour immense se développa devant moi. Au milieu s’élevait une haute pyramide de gibier mort. Cent piqueurs vêtus aux armes des Créquy, et tenant en laisse une armée de chiens hargneux, dansaient en rond autour de l’hécatombe. Puis tout s’immobilisa.
Une vaste porte s’ouvrit d’elle-même au fond de la cour, et livra passage à une interminable file d’individus ; les uns verts comme des perruches, les autres jaunes comme des canaris, ceux-ci bleus, noirs, violets, barbus, rasés, ceux-là en pourpoints à crevés, le cou pris dans le zigzag d’une fraise raide, et les mollets perdus dans le gouffre de bottes en entonnoir ; d’aucuns en casquettes rondes et culottes de peau, en tricorne, en perruque, en burnous blancs, avec un serpent de laine autour du front.
Il en sortait d’autres, et d’autres encore.
Ils marchaient deux par deux, d’un pas lent, solennel, et s’ajoutaient comme des anneaux à une longue chaîne qu’ils formaient autour de la cour. Quand le cercle fut complet, un personnage de taille haute, vêtu de satin blanc, émergea à son tour de la mystérieuse porte. Tous ceux qui peuplaient la cour s’inclinèrent devant lui comme les brins de seigle sous le vent, et vinrent l’un après l’autre, en criant : « Vive Créquy ! » lui baiser le talon. Cette singulière cérémonie terminée, Blanche, escortée d’un grand escogriffe, long d’une toise, maigre et noueux comme un bâton de cornouiller, me désigna à l’homme blanc, en dirigeant vers moi un bras de longueur à décrocher la lune. Les hommes jaunes, verts, multicolores, tournèrent vers moi des regards étonnés. L’homme blanc franchit à pas comptés l’espace qui nous séparait et, à ma profonde confusion, me donna un baiser pareil aux mille qu’il avait reçus.
Ce fut le signal d’un triomphe inouï.
L’un des assistants para mon fusil d’un rameau de laurier, mit un genou en terre, et dit :
« Je suis Hubert ! gloire à toi ! »
Un autre prit sur le sol une poignée de sable, se la répandit sur la tête, et dit :
« Je suis Nemrod ! gloire à toi ! »
Ainsi défilèrent à mes pieds (car on m’avait hissé sur un piédestal) tous ceux dont le nom est inscrit au livre d’or de la vénerie. Chacun me rendit à sa manière les honneurs qui m’étaient dus comme roi de la chasse, titre que m’avait décerné Du Fouilloux.
Quand la cérémonie eut pris fin, un piqueur emboucha une trompe formidable et poussa un hallali qui se répercuta jusqu’aux plus lointains échos ; puis, s’approchant du monticule de gibier, il en prit l’une après l’autre les pièces, et les jeta en les nommant au pied du chasseur qui les avait abattues. Un monceau de chevreuils, de cerfs, de daims et de chamois, se dressait à nos pieds, tandis que de rares victimes gisaient éparses devant les maîtres de l’art cynégétique. J’étais au comble de la joie et couvais mon fusil d’un regard chargé de tendresse.
La fête se continua par des libations désordonnées, des danses, des farandoles épileptiques, et fut couronnée par un tournoi, qui me fournit une nouvelle occasion de couvrir mes concurrents d’humiliation. Chacun chanta ma gloire sur un rythme particulier et j’étais à ce point grisé par mon triomphe, que je me pris à embrasser Blanche et à beugler à pleins poumons :
« Gloire à moi ! »
À ce moment, je fus tiré de mon rêve par les aboiements furieux de Pschutt, qui, les deux pattes sur le bord de mon lit et fouettant l’air de la queue, m’annonçait le lever du jour.
(À suivre)
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(Charles-Maurice de Vaux, in Gil Blas, dix-neuvième année, n° 6845, dimanche 14 août 1898 ; illustration de Linley Sambourne pour The Water-Babies, A Fairy Tale for a Land Baby, de Charles Kingsley, 1863)