SANGLIER

Il y avait autrefois une comtesse de Poitiers, nommée Honorinde, à qui son destin venait de donner pour mari le plus grand chasseur de l’univers. Cet homme aurait volontiers passé sa vie dans les bois, où il poursuivait nuit et jour ce que nous appelons, en style du métier, la grosse bête. Étant demeuré vainqueur d’un monstrueux sanglier, il lui abattit lui-même la tête, et cette hure, encore mouvante et ensanglantée, il vint la présenter à sa dame sur un grand bassin. La jeune femme était dans le premier mois de sa grossesse. Elle eut de la répugnance et de la frayeur à contempler cette hure encore menaçante ; elle s’en troubla au préjudice de son fruit. Huit mois ou sept mois et demi après, elle mit au monde une fille, qui de tout son corps avait forme humaine, et là-dessus une épouvantable tête de sanglier. Imaginez quels cris, quelle douleur, quelle consternation !… Le curé du lieu refusa le baptême ; et le comte, abattu et désolé, ordonna d’aller noyer cet enfant.

Au lieu de le jeter à l’eau, son valet scrupuleux s’en alla droit au monastère de Fontevrault. Il déposa son paquet fermé dans l’église des moines, et puis s’en retourna chez son seigneur, qui n’eut plus jamais d’autre enfant.

Les religieux bénédictins, ne sachant d’où venait ce monstre, crurent qu’il y avait là-dessous du prodige. Ils baptisèrent en cette petite personne tout ce qui n’était point sanglier, et s’en remirent pour le surplus à la Providence. On éleva, dans le plus grand secret, cette singulière créature qui buvait et lapait à la manière de ses pareils. En grandissant, elle marcha sur ses pieds et sans la moindre imperfection. Elle savait s’asseoir, se mettre à genoux, et faisait même la révérence. Mais elle n’articula jamais des paroles distinctes, et c’était toujours une voix rauque et dure qui hurlottait et grommelait.

Son intelligence n’alla jamais jusqu’à savoir lire et écrire, mais elle entendait aisément tout ce qu’on pouvait lui dire ; et la preuve, c’est qu’elle y répondait par ses actions.

Le comte de Poitiers étant mort à la chasse, Honorinde apprit de son vieux serviteur en quel asile, en quel dépôt, il avait jadis déposé la petite. Cette bonne mère s’y transporta, et les moines, après quelques façons, avouèrent ce qu’il en était. Elle voulut la revoir : ils la lui montrèrent. À cet aspect, elle ressentit la même commotion intérieure qui avait, dans le temps, perverti la nature. Elle gémit, s’évanouit, fondit en larmes, et n’eut jamais le courage et la fermeté d’embrasser ce qu’elle voyait.

Sa reconnaissance n’en était pas moins vive et sincère ; elle remit une somme considérable aux bénédictins de Fontevrault, les chargeant de continuer leur bonne œuvre et leur charité.

Le père prieur, faisant réflexion que sa pensionnaire hideuse était de grande famille, et d’une famille à grands biens, résolut de la faire avoir à son neveu par mariage. Il s’en ouvrit à ce jeune homme, qui regarda fixement sa future et assura qu’il s’en contentait. « Elle est chrétienne, répondit-il à son oncle, puisque vous l’avez ici baptisée. Elle est d’une bonne maison, puisque Honorinde l’a réclamée. On en voit d’aussi laides qu’elle et qui trouvent pourtant des maris. Je mettrai un joli masque à la mienne, et ce masque me fera suffisamment illusion. Bénédicte, à cela près, est bien faite ; j’espère avoir de beaux enfants qui parleront. »

Le prieur commença par les marier ; il en fit part ensuite à Honorinde, qui, n’osant ébruiter cette existence, fut réduite à supporter ce qu’on avait fait.

Le mariage de la jeune laie ne fut point heureux. Elle mordait son mari du matin au soir. Elle n’entendait rien à se mettre à table et ne voulait manger que dans son baquet. Il ne lui fallait ni fauteuil, ni sofa, ni bergère ; elle s’étendait sur la table ou sur le pavé.

Son mari, au désespoir, demanda la cassation de son mariage ; et comme les tribunaux n’allaient pas assez vite au gré de son impatience, il tua d’un coup de pistolet sa compagne Bénédicte au moment où elle le mordait et le déchirait devant témoin.

Honorinde la fit inhumer à Fontevrault. Et sur sa tombe, à la fin de l’an, elle bâtit un monastère auquel ses immenses biens furent donnés, où elle se retira elle-même comme simple religieuse, et dont elle fut nommée première abbesse par le pape qui régnait alors.

 

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(Extrait des Mémoires de madame de Montespan, in Le Compilateur, revue de la semaine, esprit des journaux, n° 12, dimanche 22 novembre 1829)