À force de science, le professeur Marcel Brocart n’était plus humain. Pour lui, toute chair douloureuse qu’il avait charge d’améliorer ressemblait à un laboratoire dont il niait l’âme. Jamais un malade ne l’avait intéressé au-delà de ses défaillances physiques.
Au cours de ses recherches qu’il menait avec une secrète passion, il s’était aventuré si loin qu’il venait – assurait-il – de découvrir la pierre philosophale de la vie même, c’est-à-dire qu’à l’entendre il était parvenu à ressusciter les morts, à réagréger ce qui avait cessé d’être.
« Qu’on m’apporte un suicidé dont le cœur vient de s’arrêter, avait-il déclaré, je le ferai battre à nouveau. »
Il ajoutait :
« Cet homme que j’aurai rendu à ses habitudes, à ses mesquineries, à sa conscience étroite et quotidienne, si cela vous intéresse, vous pourrez l’interroger. Il se fera plaisir de vous raconter ce qui se passe dans l’au-delà dont toutes les religions continuent à vous rabâcher les oreilles jusqu’à l’absurdité. »
Ce matin-là, dans la salle d’opération, liliale comme pour un renouveau, le cadavre, bien rigide et au masque de paix souveraine, était là, nu, devant le maître en robe blanche entouré de ses douze élèves.
Il s’agissait d’un bohème, artiste anonyme aux réalisations avortées dont personne n’avait réclamé la dépouille.
Le professeur fit un signe. Une infirmière s’empressa et tendit la seringue qui contenait la formule magique, le précieux liquide, l’élixir de survie.
Les étudiants, les élèves favoris qui, d’habitude, disséquaient la chair fade de meilleur cœur, retenaient leur souffle, avides autant que perturbés, au seuil même de la porte mystérieuse sur laquelle en signes invisibles, il est écrit : « Tu n’entreras pas ! »
Marcel Brocart, après que son assistant eut frotté d’alcool un coin d’épiderme comme pour en réapprivoiser la vie, releva sa manche et, fermement, dans le cœur, qui ne possédait plus aucune musique bruissante, implanta l’aiguille. Et, jusqu’au bout, le viscère silencieux se désaltéra de sérum.
Le corps demeura inerte.
Mais le professeur conservait un visage si calme, tandis qu’il guettait le réveil automatique de son patient de l’au-delà, que les angoisses, suspendues autour de lui, n’osaient se détendre en doute.
Soudain, le prodige s’accomplit.
Nul ne vit rien d’abord, sinon Marcel Brocart, dont la tête était collée contre le thorax inanimé, se redresser avec lenteur.
Le thaumaturge annonça sourdement, d’une voix blanche, comme si lui-même s’évadait de la tombe qu’il venait d’entrouvrir :
« Le cœur se remet en marche ! »
Dans le corps allongé où chaque parcelle peinait pour se réajuster à une limite de temps, à un fragment de durée, le travail de toutes les cellules formait la chaîne, ainsi que dans un atelier au moment d’une grève perlée.
Ce furent les couleurs qui réapparurent les premières à la manière d’une aurore.
Et pour chacun, dès lors, le miracle fut tangible.
Une veine se gonfla au niveau des glandes du cou puis, en gestes convulsifs, les doigts frémirent, crépitèrent, tout craquants d’étincelles musculaires.
Enfin, d’un brusque déclic, l’homme se dressa. Les paupières hésitèrent. On eût dit qu’elles avaient un poids immense à soulever. Elles se levèrent pourtant, et le mort regarda les vivants. Le visage eut un rictus, la bouche remua dans le vide ; dans un silence de mort, il parla.
Or, les sons qui sortirent de ces lèvres contractées, d’abord balbutiés, hoquetés, murmurés, puis clamés, puis rauques, puis exaspérés, demeurèrent parfaitement inintelligibles, composés de syllabes mises bout à bout, mais non point nouées en broderies de mots, en bouquets d’expressions. Syllabes se chevauchant l’une l’autre comme en cette fuite de lettres électriques qu’on voit aux nuits publicitaires des grandes capitales modernes. Manège hystérique sans sens et sans fin, dont la succession donnait à penser que le mort était réapparu dans la vie après avoir dérobé au vestiaire du mystère une âme qui n’était pas la sienne, une âme rudimentaire, imprévue et sauvage : une âme fruste à demi abolie au bord de quelques songes en robes d’asphodèles, au lac léthéen en quelque siècle défunt… ou comme si, plutôt, par distraction ultime, la nature, en présence d’un phénomène insolite, n’avait plus eu l’envergure de réharmoniser son œuvre de hasard ; à moins que Dieu lui-même, pour punir les hommes de se hausser jusqu’à lui dans leurs inventions éphémères, ait décidé de les mystifier au moyen de ce fantôme réincarné flottant entre deux dimensions irréductibles.
Tel un phonographe à fin de stries, l’homme se tut tout à coup. Pareil à un androïde halluciné, il marcha vers celui qui venait de lui rendre le sentiment, et, d’une étreinte irrésistible, à pleins bras, il l’étouffa contre son cœur… Alors, il hennit, puis, à son tour, définitivement retomba mort…
–––––
(Pierre Heuzé, in Le Matin, cinquante-huitième année, n° 20926, vendredi 25 juillet 1941 ; gravure de Salvador Dali, « Un Diable logicien, » illustrant La Divine Comédie [Enfer, 27] de Dante, 1959-1963)