Parce que la formidable crise secoue dans toutes les âmes les bases primitives de la morale humaine, – qui est l’art de vivre, – il m’a paru curieux de publier ce bref travail de pensée composé bien avant la guerre.
L’AUTEUR.
I
GÈN ET DA
Je me nomme Lux et on m’appelle : le Docteur Lux. Je ne possède pas le diplôme qui correspond à ce titre. Mais je auis des choses que ne savent pas les autres hommes, car il m’a été donné de vivre dans l’avenir.
Le temps n’est pas ce qu’on croit. Et les anciens n’en ont fait le père des dieux que parce que la conception qu’il représentait était à l’extrême limite de leur puissance méditatrice. Les modernes ne sont pas beaucoup plus intelligents. Ils ne savent pas davantage, sur le compte du temps, que leurs aïeux d’il y a cinq mille années. Si je veux être compris, je puis donc dire seulement que le temps est, comme toute chose, divisible et multipliable à l’infini, décomposable en éléments, eux-mêmes instables… et qu’on peut le déplacer et en changer le sens… Ici, je m’arrête, faute de mots pour exprimer ma pensée et d’esprits préparés pour la recevoir. Je ne puis davantage expliquer comment j’ai trouvé le secret du temps et ce qu’il faut faire pour s’en servir. Je pourrais me taire tout à fait. Mais j’aime l’humanité. Et je veux, pour aider le progrès, conter quelques-unes des choses que j’ai vues et qui se passeront quand nous seront morts et quand nos descendants auront pris notre place. Je dirai seulement les événements proches. Les plus lointains seraient inintelligibles, incompréhensibles…
Parce que je suis allé très loin dans l’avenir, je parlerai au passé des événements antérieurs à l’extrême limite de mon voyage, bien qu’ils soient encore dans le futur par rapport au temps où nous vivons.
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Depuis 1952, époque où les différentes puissances de la planète ont décidé leur fédération, les hommes ont convenu d’une autre ère, l’ère de la paix.
Ils ont donc recommencé à numéroter leurs années en débutant par 1. Mais les événements ont tellement activé leur vitesse qu’il a fallu modifier les conventions julienne et grégorienne. À ce propos, une parenthèse est nécessaire. La marche des choses humaines et terrestres n’a pas l’allure constante qu’on se plaît à leur supposer. Telle transformation physiologique ou sociale qui a jadis demandé cent ans se fait, se fera en dix ans, puis en un an, puis en un dixième d’année. Il y a évidemment, dans la réalité des flottements et des bonds irréguliers. Mais il est fou de vouloir prédire la lenteur du progrès d’après les progrès passés et l’histoire n’a de valeur que dans son orientation d’ensemble. Pour l’appliquer à la mesure de l’avenir, il faut la condenser, la resserrer, la plisser comme on plisse un accordéon.
Dans le futur, pour se retrouver plus aisément parmi la course précipitée des faits, les hommes ont raccourci les années et les ont faites de six mois, d’un solstice à l’autre. Le Ier siècle de l’ère de la paix correspond donc à la période 1952 2002 de l’ère ancienne.
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Une très grande transformation des choses humaines avait eu lieu déjà quand l’ère de la paix fut ouverte. Les chemins de fer asiatiques, les chemins de fer africains et surtout les lignes souterraines, aériennes et sous-marines avaient fait pénétrer les unes par les autres les nations et les conceptions civilisatrices diverses. La proclamation de l’unité humaine augmenta la rapidité du progrès. À ce moment disparurent les derniers vestiges des douanes et l’Espéranto simplifié, amalgamé d’éléments chinois, fut officiellement proclamé langue universelle, tandis que subsistaient, par leur force de reliement au sol paternel et par leurs caractères accusés, les différents jargons nationaux, comme parlers intimes et comme curiosités littéraires. L’ouverture solennelle de l’ère de la paix, bien qu’elle ne fît qu’homologuer un état de choses existant fut donc féconde parce qu’elle poussa les hommes à ruiner quelques-uns des derniers pans des murailles isolatrices. Mais la vitesse du progrès n’accrut vertigineusement sa marche que deux ans – c’est-à-dire trois cent soixante-cinq jours – après, à partir du moment où le savant Mazdéah rendit publique sa découverte de la force. Les travaux et les peines de cet homme surhumain seront contés dans deux gros livres. Qu’il me soit donc permis d’indiquer simplement ici que Mazdéah donna les moyens de produire gratuitement, sans aucun effort, des quantités infinies de force motrice – et de les domestiquer.
Ces mots devraient suffire. Mais on a si peu l’habitude d’envisager les conséquences des découvertes possibles que je dois, rapidement, exposer les principales suites de celles-ci. La fâcheuse besogne servile et abrutissante fut abolie d’un seul coup, sans révolution sociale. Dans l’exécution de tous les travaux, l’effort musculaire fut instantanément remplacé par la force, qui ne demandait, pour s’adapter aux différentes tâches que l’intermédiaire des machines simples, facilement créées elles-mêmes par des machines-outils, lesquelles étaient mues sans dépense par la force, sous la surveillance humaine.
J’aurais quelque scrupule à fatiguer le cerveau du lecteur. Cependant, il faut pour comprendre la suite, qu’il essaie d’imaginer l’état de ta nouvelle société qui naquit. Déjà, avant la nouvelle découverte, la certitude de n’avoir point de guerres et la facilité des déplacements avaient amené un complet mélange de races. Chacune, après les premiers tâtonnements, avait pris, dans chaque contrée, le genre d’activité qui lui assignaient ses aptitudes. À Paris, les Nègres faisaient les bas travaux de force ; les Chinois assuraient les services domestiques et les besognes minutieuses, tandis que beaucoup d’entre eux s’illustraient dans le domaine des arts décoratifs et de la poésie délicate. Les Blancs se partageaient les travaux bureaucratiques, les hautes directions de l’industrie, l’exercice des arts picturaux, plastiques et musicaux. Tout cela, bien entendu se touchant, se pénétrant, se mélangeant même, dans le tourbillon formidablement accru de la Cité.
Le don magnifique de la force gratuite avait créé dans ce milieu des effets extraordinaires. Du jour au lendemain, il n’y eut plus, à proprement parler, de pauvres. Tous les objets nécessaires à la vie matérielle – même les objets de luxe autres que ceux pétris d’art – se trouvaient en abondance. Chacun put consommer, moyennant un travail insignifiant suivant son appétit, et au-delà. Cette abondance eut, au bout de quelques années, une conséquence curieuse.
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Il se fit naturellement, très vite et sans qu’aucun décret l’eût décidé, deux classes dans la société. L’une se composa de tous ceux que les appétits vulgaires mais cachés avaient guidés jusque-là et qui se précipitèrent à lu curée. Ils mangèrent, burent et se vautrèrent dans un luxe matériel effréné. Ils venaient, bien entendu, de toutes les anciennes castes sociales et se retrouvèrent unis dans cette nouvelle catégorie.
L’autre fut formée des êtres d’élite qui, jusque-là, s’étaient trouvés dispersés, isolés à tous les étages sociaux. Ils profitèrent, bien entendu, des aises nouvelles, mais songèrent immédiatement à utiliser le temps libéré à leur perfectionnement et à leur plaisir intellectuel.
En même temps qu’ils se gavaient, les gens de la première classe, pour mieux jouir, se débarrassaient de tous leurs devoirs. Ils cessaient de respecter toute discipline, de fonder des familles et de perpétuer leur race. Les hommes et les femmes de la seconde classe, au contraire, s’imposaient une règle plus étroite, s’aimaient mieux et se multipliaient. L’empressement que chacun mit à se ranger dans l’une ou l’autre de ces catégories créa tout de suite deux partis tranchés, ennemis qui, signe caractéristique, eurent immédiatement un nom. Le premier fut le parti des Ouins, l’autre fut le parti des Silves.
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Jamais deux factions ne furent séparées par de plus infranchissables abîmes. Tout, rapidement, différa dans leur manière d’être et de vivre. La tournure pacifique des mœurs modernes empêcha seule les conflits sanglants, mais il y eut des violences commises dont le parti des Silves eut surtout à souffrir, car il était, au début, de beaucoup le moins nombreux. Les Silves, sages, se consolaient de ces déboires passagers, car le plus simple raisonnement leur montrait comme évident le proche triomphe par le nombre. Je l’ai dit, les Ouins ne fondaient pas de famille, ce qui assurait l’extinction rapide de leur parti, à condition toutefois que les hommes Ouins n’approchassent que des femmes Ouines, égoïstes comme eux et rebelles à la maternité. La cause des violences dont je viens de parler était précisément là, car les hommes Ouins, fatigués par l’égoïsme et la fausse tendresse de leurs femmes, convoitaient les femmes Silves et cherchaient à se les approprier par la persuasion, bien faible, la corruption, déjà plus forte – ou la force, souveraine.
Je voudrais bien conter les choses, sans commentaires. Mais à chaque énonciation de ces faits étranges, des torrents d’explications seraient utiles et je suis bien obligé d’en laisser passer, par ma plume, le ruisseau strictement indispensable. Autrement, le lecteur aurait l’impression de propos dénués de sens et croirait, en ces récits, la raison perdue. C’est qu’il est difficile d’envisager les événements futurs sans avoir conçu le milieu dans lesquels ils se meuvent. Qu’on m’écoute donc.
Comment, dira-t-on, la corruption pouvait-elle exister, puisque, tout étant à profusion, personne ne pouvait désirer plus d’aise ? C’est qu’il est des choses que même la force illimitée – découverte et donnée à ses contemporains par Mazdéah – est insuffisante à créer. Et ce sont les produits des sciences, des méditations et des arts. Qu’un Ouin voulût avoir sur sa table cent faisans, il le pouvait, puisque les parcs à gibier étaient comme tout le reste établis et entretenus sans effort humain par la force habilement utilisée. Qu’il eût la fantaisie de posséder un arbre de plus dans son jardin, la force le déracinait pour lui dans les forêts et l’apportait sur son ordre, entre ses murs ; au besoin, aidée par la chaleur et l’eau, elle en hâtait la croissance, car on voyait à cette époque, sous la volonté humaine, les végétaux grandir magiquement, ainsi que les floraisons chimiques de nos pauvres laboratoires d’aujourd’hui.
Mais que cet Ouin voulût disposer les plumes de ce faisan en parures somptueuses, ou les arbres de ses massifs en bouquets décoratifs, qu’il voulût goûter les accents d’une musique agréable, son désir se heurtait à son impuissance. La force n’était pas l’intelligence et faute par lui d’imaginer et de savoir, l’Ouin était bien accablé de richesses, mais ne savait pas les ordonner. Sa bêtise et sa paresse lui interdisaient les divins savoirs. De même, il ne pouvait réaliser aucun progrès, la science lui étant étrangère, ni même assurer la vie le sa propre race, puisqu’il ne pouvait régler ses actes sur aucune morale, ainsi que nous l’avons vu.
Il est vrai que de ces trois grands ordres de choses, deux lui étaient à peu près indifférents. La science et la philosophie, bien qu’il souffrît de n’en pas avoir, le laissaient froid. Il ignorait la raison de son mal. Mais il percevait mieux que les manifestations des arts lui manquaient. J’entends les manifestations les plus rudimentaires, celles qu’il pouvait saisir et, en particulier, la musique. Il était d’ailleurs incapable d’en faire et devait recourir aux Silves, maîtres des arts.
Les produits des arts silves – la musique surtout – et les femmes Silves étaient donc ce que convoitaient les Ouins dans le camp adverse et ce qu’ils obtenaient parfois par la corruption ou la brutalité. Le Ouins étant physiquement, pour le moment, les plus forts, avaient accaparé presque tout l’or et l’or avait conservé sa valeur, même pour les Silves, car ceux-ci manquaient également de quelques choses.
Ils ne souffraient ni de la faim, ni de le soif, ni d’aucun des élémentaires besoins humains, car ils pouvaient, comme les Ouins, puiser à la trop abondante provision de richesses vulgaires dont la force illimitée assurait le renouvellement. Ils usaient de tout cela avec grande modération, car ils connaissaient les dangers des excès, mortels pour les individus et pour les races Leurs plaisirs étaient dans l’amour, élargi suivant les proportions d’une absolue fraternité et d’une communion parfaite entre les deux sexes ; dans la connaissance des choses passées et présentes et dans la préparation de l’avenir… Tout cela approfondi et grandi par l’exercice des sciences, par la gestation des harmonies observées ou créées par la douce puissance des arts. Ils trouvaient, hommes et femmes, dans ces travaux des sources d’intérêt et de plaisir tels que les Ouins, étrangers à tout cela, leur apparaissaient comme des animaux immondes et dangereux.
Mais les Silves, pour se livrer à leur passion d’études, avaient besoin de certains instruments délicats pour la création desquels la force devait être guidée trop longuement à leur gré par un travail humain. Ces soins de construction les irritaient en leur faisant perdre de précieux instants de plaisirs amoureux ou intellectuels et ils préféraient en charger certains Ouins suffisamment intelligents pour ces besognes subalternes. Pour obtenir le concours de ces artisans, il fallait les payer et l’or ainsi, quoique d’un courant ralenti, suivait encore son cycle, en payant la complaisance des uns et des autres. Seulement, les paiements des Silves amélioraient les Ouins en les attirant vers le travail, – plus noble que leurs débauches, – tandis que l’or venant des Ouins amoindrissait les Silves en faisant parfois descendre leurs femmes ou leur musique jusqu’au niveau bas de la convoitise Ouine. Pour l’approche, brève, d’une femme Silve ou pour un instant de musique, tout Ouin aurait fait les plus grands sacrifices, tant leurs passionnés désirs tendaient vers ces deux choses…
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Or, dans l’immense ville qu’était devenu Paris, très étendu par les transports, – en constructions basses parmi les jardins, – des plaines beauceronnes aux champs catalauniques, dans cette ville, Gèn et Da s’étaient rencontrés. C’étaient deux Silves ; Gèn était un homme, Da était une femme, également exquise et délicieuse. Qu’on imagine deux jolis amoureux, mais individuellement élevés et affinés, au niveau de ce que nous pouvons nous représenter comme les types mâles et féminin du surhomme. La vigueur et la grâce elles-mêmes, alliées chacune de leur côté à l’intelligence, à la volonté, au désir inextinguible d’aimer. Gèn et Da s’aimèrent. Et, puisqu’ils étaient Silves, ce ne fut pas de cet amour bizarre et tronqué dont nous lassent depuis si longtemps les poètes et qui commence au désir pour finir à la trahison. Ce fut de l’amour plein, qui commence par l’affection ardente et le désir, pour survivre aux conceptions, aux maternités, aux épreuves, à la vieillesse même – et pour ne jamais finir…
Mais l’épisode que j’ai à conter n’intéresse pas toute la vie possible de Gèn et de Da. Il se place à l’aurore de leurs baisers, quand, ayant décidé d’être l’un à l’autre, ils venaient de se marier suivant la mode Silve de l’époque, c’est-à-dire sans bruit et par leur seule volonté, après les avis des ancêtres. Ils allèrent habiter dans cette partie de Paris qui était précédemment le centre des affaires et qui était devenue un endroit agréable depuis que les triturations qui motivaient jadis ces fameuses affaires avaient été reléguées dans d’immense souterrains, creusés par la Force. La Force accomplissait là ces triturations sous la surveillance lointaine des hommes Ouins ou Silves qui accomplissaient ainsi le quart d’heure de travail journalier exigé de chaque citoyen.
Sous le ciel libre, on ne voyait plus les hautes bâtisses qui avaient fait si longtemps de chaque rue un couloir bruyant et sombre. La ville, en s’étendant, s’était faite coquette et belle. Les jardins baignaient de fraîcheur et d’air pur les habitations solides et légères. Gèn et Da eurent la leur, à peu près à l’emplacement de ce qui avait été la Chaussée-d’Antin, près de sa jonction aux boulevards. Aucune voiture ne passait plus, le roulement sur les routes ayant été depuis longtemps abandonné pour le glissement sur l’air. Très haut et tout petits vus d’en bas, passaient de nombreux et silencieux oiseaux d’aluminium, portant des passagers et des animaux, les voies souterraines étant réservées aux marchandises inertes. Le grand silence, malgré cela, n’était pas revenu de l’exil où on l’avait chassé depuis les grandes forêts des Celtes. Des harmonies vagues passaient, presque imperceptibles, échos effacés des musiques lointaines ou rythmes des choses en marche suivant le chant de l’activité humaine devenu mélodieux par ses cadences et ses bruits régénérés. Mais rien ne troublait la méditation ou l’étude si ce n’était parfois l’éclat des orgies des Ouins. Ces notes discordantes faisaient alors, de loin, se dresser brusquement les Silves, dans leurs demeures par l’irritation et l’attente douloureuse de leur fin. Car une clameur avinée, un rire faux étaient des dissonances cruelles aux profondes méditations ou aux joies intenses et délicates.
Gèn et Da vivaient heureux, activement ou rêveusement, suivant les instants. Ensemble, ils projetaient leur vie future, quand des enfants leur seraient venus. Ou bien ils étudiaient ensemble la science et les harmonies, suivant l’esprit large du temps. Ensemble, ils faisaient de la musique et, ne perdant point leur peine à louer leur talent aux Ouins pour des concerts vulgaires, ils étaient parvenus dans le domaine des sons à de telles perfections mélodiques qu’ils se ravissaient eux-mêmes quand ils jouaient en des heures d’extase.
Afin qu’ils ne fussent point tenus à la production de musique mercenaire et aussi pour mettre Da au-dessus de toute tentation séductrice, Gèn s’arrangeait pour que de l’or ne leur fut point utile. Il arrivait à ce résultat en fabriquant lui-même les instruments indispensables à l’utilisation de la force pour les usages courants, aux travaux scientifiques et aux concerts intimes qu’ils se donnaient. Cette fabrication lui coûtait de très pénibles heures. Car travailler aux besognes inférieures était pour les Silves, natures affinées et élevées, une très réelle souffrance. Mais, en souffrant, Gèn pensait à Da, à l’indépendance du foyer, à la pureté de l’épouse et à la pureté des jouissances harmoniques et scientifiques qu’ils tiraient tous deux des instruments créés. Ainsi s’écoulaient les premières années de leur union, dans le plein amour et dans la satisfaction de l’intelligence.
Mais des inquiétudes un jour vinrent à Gèn qui sut les cacher à son amante : des Ouins rôdaient autour d’eux. De multiples offres furent d’abord faites, ouvertement, au couple, pour sa musique. Puis, secrètement, à Da pour ses faveurs. Hautainement, elles furent repoussées. Mais les Ouins n’abandonnèrent pas leurs convoitises en ce qui concernait Da, car Gèn vit à partir de ce jour des présences suspectes autour de sa demeure.
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Douze Ouins, débauchés parmi les débauchés, avaient fondé une société de plaisirs. Ils devaient, un pour tous et tous pour un, se prêter aide pour la réalisation de leurs envies. Et l’Ouin qui convoitait Da appartenait à ce groupe ignoble. Il obtint les promesses de ses compagnons quand son tour fut venu de conquérir pour lui cette Silve adorable. Et, quand on eut épuisé auprès d’elle l’inutile appât des offres pécuniaires, on décida l’action directe, c’est-à-dire la violence si rarement employée alors – de par la sagesse des Silves et la veulerie des Ouins, qui, réunies, avaient permis la suppression de toute police. Mais ces douze-là se donnaient courage l’un à l’autre et une expédition fut organisée.
Un soir, les douze conjurés entourèrent la demeure de Gèn et de Da, la nuit tombée. Ils franchirent les faibles clôtures des jardins et, chaussés de feutre, vinrent jusque dans la maison sans éveiller le moindre bruit. Ils arrivèrent ainsi dans le pavillon qu’habitaient les époux et jusque derrière la porte de la salle où ils se tenaient ce soir-là. Mais, parvenus à ce seuil de leur crime, les Ouins s’arrêtèrent un instant pour reprendre haleine. À cette minute précise, Gèn et Da, pour eux-mêmes, commençaient leur concert et ce fut, dès les premiers accords, une telle Harmonie que les Ouins restèrent en suspens, désemparés et courbés sous le charme.
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Il m’est impossible de dire par des mots ce qu’était la musique alors. Amplifiée, grandie jusqu’à la mesure des courses d’astres ou des scintillements d’étoiles, elle atteignait, dans les concerts purs des Silves, l’harmonie des mondes en marche. Il est peut-être superflu de dire qu’aucun des instruments jadis connus ne subsistait. Ni piano tapoteur, ni hautbois nasillard, ni violon grinçant, mais des organes qui, distribuant la force suivant les nombres des mélodies, faisaient vibrer les airs de cent millions de façons diverses pour toutes les douceurs infinies et pour toutes les véhémences magistrales des symphonies d’alors. Conquis, pour mieux entendre, les Ouins, sans s’être donné le mot, quittèrent un à un et plus silencieusement encore leur poste de guet-apens, pour descendre au jardin sous la fenêtre ouverte, qui laissait plus librement passer les sons. Ainsi, ils se trouvèrent au pied de cette demeure qu’ils devaient violer, réunis en cercle silencieusement soumis. La symphonie naissante grandit, devint la fée toute puissante, régna sur la nuit.
Les heures passèrent. Dans leur salle, doucement éclairée, Gèn et Da, assis l’un près de l’autre, en pleine extase, semblaient dormir. En réalité, ils faisaient, par d’imperceptibles et lents gestes des doigts, mouvoir les instruments simples, pareils à des batteries de manettes électriques, posés sur une table, devant eux. La force était fournie par des pastilles qu’un générateur minuscule brûlait, comme le charbon jadis, dans les foyers des énormes et barbares machines à vapeur. Et la force caressait l’air e l’éther et les faisait frémir et chanter, en les faisant passer suivant les rythmes et les nombres assignés dans les organes des instruments – grands au plus comme des coffrets à parfums.
Gèn et Da ne soupçonnaient pas les dangereuses présences. Les douze Ouins étaient muets et immobiles. Et, dans leur esprit, la détermination qui les avait menés là fondait et s’évanouissait. L’intérêt de leur pareil qui seul avait encore, de par son violent désir pour Da, des velléités de continuer l’expédition, cet intérêt disparaissait devant le leur. Au lieu de troubler et de rompre ce merveilleux couple musicien, ne devaient-ils pas le laisser subsister, pour, plus tard essayer d’obtenir, en faveur de leurs fêtes, ses harmonies, dont eux-mêmes, les Ouins, ignoraient l’art subtil et prodigieux ? En attendant, ils goûtaient le concert que le hasard – divinité qu’ils honoraient encore, à l’encontre des Silves – leur offrait. Ils étaient heureux de cette fortune, ils ne pensaient plus et, sans doute, Gèn et Da, à la fin de leurs chants, les auraient trouvés là, detbout, à la même place.
Mais, au ciel, la lune pleine et blanche montra son disque historié, à de longs intervalles, par les silhouettes amusantes, noires et dentelées, des aéronefs, volant dans la nuit. Sa lumière, jadis aimée des hommes préhistoriques, puis des pâtres chaldéens, puis des Grecs, puis des Européens, comme des Indiens et des Chinois et toujours admirée des hommes, parut. Elle traça, devant la demeure de Gèn et de Da, sous leur fenêtre, un petit cercle qui toucha le bout des pieds des Ouins, rangés, et qui, lentement, s’agrandit. Et les Ouins reculèrent, avec lenteur. Ils reculèrent, de peur d’être découverts, devant la marche infiniment douce mais inexorable de l’astre.
La symphonie durait toujours. Les heures de la nuit passaient. Gèn et Da s’enfonçaient dans l’extase et rien n’existait plus pour eux, hors leurs rêves, magnifiquement conduits et fleuris par les nombres de la Musique. Les jardins étaient habités par de magiques et sonores féeries. Le pavillon apparaissait sous la lumière pâle, avec les merveilles doucement éveillées de ses céramiques, de ses pierres colorées et des ornements que nul mot actuel ne peut nommer, pareils à l’essence des formes les plus pures et des couleurs les plus belles.
La lune marchait et les Ouins reculaient, craignant d’être découverts et de rompre le charme. Ainsi, lentement, ils se trouvèrent adossés aux clôtures et les franchirent.
Quand ils furent dehors, presque aussitôt, le concert cessa. Mais la lune brillait toujours. Les Ouins n’avaient plus de force et ils abandonnèrent leur compagnon qui, mal en train lui-même, balbutiait cependant des protestations.
Chez eux, Gêne et Da, sauvée, ignorant tout et délivrés par l’art et par l’astre lunaire, se disaient leur amour, délicieusement.
II
LE MEURTRE
Le docteur Lux a décrit ailleurs l’aspect de Paris au premier siècle. Il lui suffit de répéter ici qu’il était entièrement transformé – quelques très rares monuments des âges passés ayant résisté au souffle formidable de l’évolution sociale. La décou verte du savant Mazdéah, le maître de la force, perfectionnée vingt fois depuis en ses modes d’opération, avait bouleversé tout. Et les humains disposaient de la force au gré de leurs désirs – ou à peu près.
Cet à peu près, d’ailleurs, les gênait. Ils auraient voulu pouvoir extraire de la matière toute la puissance qu’elle contenait, d’un seul coup, en quelque quantité que cette matière fût traitée. Au moment même où s’ouvre ce récit, un congrès était ouvert où se pressaient plusieurs centaines d’individus, délégués des États – et tous mus par le même désir et la même volonté. L’humanité, libérée des bas travaux, avait trouvé, entre autres choses, le moyen de coordonner les efforts humains d’une façon certaine. Ces gens, donc, en unissant leur savoir et leur vouloir tentaient de idéaliser une expérience géante dont la leçon devait être décisive.
Tout en louant l’effort, quelques moralistes avaient souri. Car ils savaient qu’un résultat n’est jamais définitif, puisque les actions n’ont pas de fin. Et ils avaient conseillé, en même temps que le courage et la ténacité, la prudence. Mais on écoute peu les moralistes, et, même à cette époque, ils étaient en avance sur leur temps. L’expérience même se préparait, autour d’une masse importante d’acier, dans un local vaste, assez comparable à un cirque scientifique.
*
On sait par d’autres récits du docteur Lux, qu’à cette époque l’humanité était divisée en deux classes, en deux partis : les Ouins et les Silves. Les Silves, complètement gagnés à la cause du progrès et vertueux avec clairvoyance, les Ouins obtus, entêtés aux grossières jouissances matérielles, lâches devant tous les efforts et voués à la disparition par leur stérilité. Cette disparition était cependant retardée par la trahison de quelques Silves féminines qui se laissaient corrompre par l’or des Ouins.
Or, dans le quartier de la cité où se tenait le congrès Silve de la force, ne survivaient plus que deux Ouins mâles : Kros et Nog. Ils gardaient jalousement leurs tonneaux d’or, épaves de la plus grande fortune connue pendant l’ère ancienne. Ils continuaient la vie de fête brutale que leur tempérament leur faisait aimer, mais ils étaient las des femmes Ouines, qui, égoïstes comme eux ne se livraient qu’à demi. Kros et Nog, tous deux, convoitaient Da, la femme Silve de Gèn, le Silve.
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Maintes fois, pour cette convoitise commune qu’ils n’avaient pu se cacher, Kros et Nog s’étaient battus. Une haine grandissait entre eux, aussi noire que leur intelligence rudimentaire. Ils avaient même tenté l’un et l’autre séparément – et même un jour ensemble, avec la pensée traitresse de se duper en cas de succès – de séduire ou d’enlever Da. Mais, très fidèle, celle-ci passait près de leurs embûches sans y tomber. Ils ne songeaient point tout le temps à elle – ce qui aurait été bien près de l’amour vrai que leur brutalité ne leur permettait pas. Mais, par intervalles entre les obscurités de deux orgies, ils se souvenaient et bouillaient de désir.
Le matin du jour le plus décisif du congrès Silve, cette convoitise Ouine atteignit son apogée. Peut-être était-ce la fièvre de toute la ville attentive qui se traduisait ainsi, en ces organismes attardés. Surexcités, alors que la foule Silve tendait sa passion vers l’expérience géante d’où devaient sortir de nouveaux progrès, eux, les Ouins Kros et Nog hypnotisaient leurs sens vers la jolie Da qu’un balcon lointain leur laissait voir de temps à autre. Et, en même temps que tout passion, ils sentaient croître, l’un contre l’autre, leur exaspération jalouse.
Or, l’assemblée des Silves concentrait la puissance de ses ardentes volontés. Autour d’un bloc d’acier, avec la parfaite discipline acquise par les groupements scientifiques d’alors, ils traitaient la matière par les moyens nouvellement découverts. Sous les passes des mains savantes, sous ces caresses subtiles, légères, immatérielles, fluidiques, le bloc énorme, compact, dur et formidablement pesant qui semblait résumer l’inertie et la résistance aveugle de la matière insensible, ce bloc d’acier frémissait. Il frissonnait tout entier, à peine perceptiblement, et ce prodige augmentait l’attention religieuse des Silves. On croyait l’entendre gémir. Son poids écrasant, sa féroce dureté semblaient demander, grâce aux caresses qui le sollicitaient, de se dissoudre, de disperser les éléments de ses atomes, groupés et serrés par la force des cataclysmes cosmiques et par l’attraction, durant des siècles. On lui demandait, on exigeait de lui cela. C’était une lutte de brute impassible contre d’agissantes clairvoyances. Et, pour les Silves, toute la passion que d’autres âges avaient donnée à la chasse, à la guerre, aux voyages périlleux et aux violents émois du meurtre, ils la vivaient, là, en ces instants prodigieux.
Brusquement, le bloc céda. Un tonnerre éclata. Le bloc, pulvérisé, disparut dans une flamme, ses forces dispersées plus vite que ne l’avaient prévu les Silves, passèrent en trombe, ravageant tout. La toiture s’envola, les murs furent couchés. Et les Silves, foudroyés, mutilés, brisés, allèrent s’abattre et formèrent à de grandes distances le cercle de leurs cadavres. Le résultat, aussi prompt que la résistance avait été obstinée, les avait surpris par sa violence, encore inobtenue jusque-là.
Au fracas tonnant, le grand silence succéda. Puis, de toutes parts, la foule accourut. Devant ces morts, les Silves ne se lamentèrent point. Tous étaient des amis. Chacun, parmi les corps, s’empressa pour essayer de reconnaître ses plus proches. Puis, silencieusement, les assistants s’assemblèrent pour se communiquer leurs sentiments, leur douleur, leur surprise.
Depuis longtemps ils avaient chassé, des philosophies silves, la crainte absurde de la mort. II ne restait que la douleur des séparations définitives, et les décès causés par les recherches téméraires des découvertes ne les laissaient point désemparés. Là étaient leurs héroïsmes que d’autres époques avaient placés dans les carnages d’hommes contre hommes. Aussitôt, ils cherchaient la leçon de l’événement tragique. Déjà certains disaient l’espoir que permettait la si subite obtention des forces colossales.
Gèn, l’époux de Da, était parmi les victimes. Et Da, que ses pleurs rendaient plus irrésistiblement belle était là, auprès du corps sanglant, à évoquer les bonheurs écoulés et à se refaire, auprès de son héros, en sa conscience, une volonté plus forte – pour élever la jeune fille qu’elle avait eue de lui.
Or, en retard comme toujours et bassement ironiques et curieux, des Ouins arrivèrent. Parmi eux se trouvaient Kros et Nog. Leurs courtes pattes portant leur gros ventre et leur petite tête se hâtaient. Dès qu’ils virent Da, qu’ils avaient convoitée, leur désir revint, d’autant plus violent que sa satisfaction paraissait maintenant possible ; isolée, désormais, Da ne saurait plus, pensaient-ils, leur résister.
Elle ne les vit pas. mais eux, la convoitant violemment, se regardèrent. Un éclair de haine jalouse jaillit de leurs yeux à leurs yeux – et, la vue de tout ce sang aidant, exaspérés l’un contre l’autre, ils tirèrent leur couteau et se ruèrent.
Ce fut horrible et court. Écumant, mordant et s’enserrant, ils se poignardèrent, dans leur rage bestiale, de vingt coups. Un flot rouge les inonda. Ils tombèrent. Ces deux cadavres s’ajoutèrent aux autres. Mais ils n’étaient point pareils et Da, délivrées de ces répulsives bêtes avides, détourna d’eux les yeux, avec dégoût.
Mais le peuple Silve les regarda. Et, dans ce peuple, il se passa une chose extraordinaire. Après le trépas grandiose de ses héros, cette bataille laide, ce double assassinat inutile, lui parut immensément ridicule. Et il se mit tout entier et tout d’un coup, ce peuple, à rire !…
Ce rire ne dura pas, mais il était passé dans l’air, comme l’aile légère de la grande joie humaine, celle qui renaît après tous les désastres et qui prépare les progrès futurs. Il promettait un prompt relèvement des énergies et il attestait la santé vigoureuse de ce peuple qui n’envisageait plus le meurtre que comme une chose ridicule et stupide.
FIN
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(Émile Solari, in La Petite République, quarante-troisième année, n° 14462, 14463 et 14465, samedi 30, dimanche 31 mars, et mardi 2 avril 1918 ; huiles sur toile d’Edgar Ende, « Die Mauer, » 1948 ; « Der Abschied des Fischers, » 1962 ; « Der neue Bucephalos, » 1961)