Ceci est encore une histoire de mon ami Barnavaux, soldat rengagé d’infanterie coloniale.
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« En ce temps-là, me dit-il, on nous avait envoyés, sur une mauvaise barque, surveiller la contrebande de la poudre sur la côte ouest de Madagascar. Plevech n’était pas plus marin que moi, puisqu’il était douanier, et nos quatre matelots sakalaves étaient des marins d’eau douce : mais c’était une idée de l’administration, et il ne faut jamais discuter les idées de l’administration.
Ah ! la drôle de navigation ! Nous avions vent debout tout le temps à cause de la saison. Plevech et moi, on savait tous les deux vaguement qu’il existe une chose qui s’appelle tirer des bordées, et qui sert à faire avancer les bateaux à voiles, même quand le vent est contraire. Nos matelots sakalaves n’en connaissaient pas beaucoup plus long que nous, et, d’ailleurs, ils nous laissaient faire, par respect pour les fantaisies sacrées de l’homme blanc.
Donc nous partions. On amarrait les écoutes, à droite, à gauche, au petit bonheur, pour voir ce que ça donnerait : ça ne donnait pas grand-chose de bon. Le vent parfois faisait pouffer les voiles, puis les laissait retomber, comme une femme fait pouffer sa robe, et recommence, et s’en va. Le bateau avançait, il tournait, il revenait, il repassait par les mêmes places, il croisait son sillage, il dessinait des nœuds de cravate. Nous suivions invariablement la côte, par crainte de nous perdre. On s’arrêtait, chaque soir, pour dîner et dormir dans la barque, mais à l’ancre, tout près de terre, – j’appelais ça coucher à l’étape, – et très souvent, nous avions reculé au lieu d’avancer. Alors, nos Sakalaves nous appelaient : machicourès ! ce qui veut dire, dans leur langue : « agriculteurs, » et doit être par conséquent un mot excessivement outrageux pour des marins. Mais nous n’étions pas marins, et cette insulte nous laissait froids. Ces jours-là, ces premiers jours-là ! ils ont été les plus heureux de ma vie. Je m’éveillais exprès pour en jouir, dès potron-minet ; et je vois encore le beau ciel du matin, couleur d’orange mûre, le falot de la barque, à notre avant, encore allumé, mais pâli par l’aurore brillante, et à l’arrière, notre pilote sakalave, droit, indifférent et noir, la main sur sa roue.
De l’autre côté des lagunes, c’était la grande terre. Sur le ciel, de grands arbres avec des fleurs, des fleurs bleues, des fleurs mauves, des fleurs jaunes, et par-dessous, des trous verts, des trous attirants, des espèces de caves taillées dans cette verdure, et qui avaient l’air d’être en cristal vert… Je ne peux pas vous expliquer ; les mots, ce n’est pas mon métier. Et tout ça, c’était vide d’hommes : rien que des rats, des crabes, des fleurs, des oiseaux et des abeilles ; et les oiseaux criaient pour s’amuser, non par peur.
Mais l’eau, surtout, l’eau dans l’intérieur de ces lagunes ! Si transparente, qu’on voyait le fond à quinze ou vingt mètres ; toute plantée, branchagée, feuillue d’arbres de corail qui fleurissaient, violets, verts et rosés ; des poissons sautant, dansant, jouant à travers cette eau presque aussi légère et lucide que l’air, des poissons de toutes les couleurs, des rayés, des tachetés, des gros, des petits, les uns couverts d’épines, d’autres comme des oiseaux-mouches, d’autres avec des becs, comme des perroquets. Dans le fond, de grandes huîtres ouvertes, montrant leur nacre changeante et claire, des pétroniles bleues, des conques toutes tortillées et de tous les roses, de petits coraux tout roses. Et aussi des poissons féroces, qui chassaient les autres… Une nuit, je me souviens : j’ai été réveillé par le mot malgache qui veut dire « requin, » et j’ai vu, au clair de la lune, un de nos matelots indigènes, avec sa mâchoire faite comme une gueule de bête, se penchant sur le plat-bord, un trident à la main.
D’autres fois, les lagunes manquaient. La côte, ravagée par les souffles du large, ou stérile, parce que les rivières n’y arrivaient pas, restait presque nue. On ne voyait pas toutes ces belles choses, mais seulement deux ou trois palmiers maigres, qui ressemblaient à un bouquet de poils sur un vieux balai ; et alors, Plevech et moi, on riait, on disait des blagues au paysage. On n’était pas fous, on n’était pas saouls : c’était pure joie de se sentir si vivants et si libres et de savoir qu’on allait bientôt retrouver d’autres paradis terrestres, d’autres aquariums naturels, d’autres volières sans cage.
La seule chose que nous ne pouvions pas nous expliquer, c’est que nos indigènes avaient l’air beaucoup plus satisfaits quand il n’y avait ni coraux, ni lagunes, ni aquariums, ni paradis terrestres. Ce n’était pas crainte d’échouer : par deux brasses, on avait de fond plus qu’il n’en fallait. Notre première conclusion fut qu’ils étaient des imbéciles : un imbécile, c’est, avant tout, quelqu’un qu’on ne comprend pas. Puis celui qui parlait le mieux le français, Rainebouze, nous expliqua que, sur ces récifs, il ne venait que des gens de mauvaise vie : des sorciers, des matontonos, c’est-à-dire des âmes en peine, et des kinoulys, qui sont des goules horribles, couvertes de chair à moitié décomposée, qui mangent les hommes.
J’en conclus qu’ils étaient véritablement des imbéciles, et, un matin, avec une vieille voile, je m’habillai en motontono pour leur faire peur. Mais Plevech ne fut pas content. Il me dit qu’après tout, son père et sa mère croyaient aussi à toutes sortes de loups-garous et qu’il était vexé quand on blaguait ces choses-là.
Il avait aussi dans l’idée, sans le dire, que ça porte malheur.
Le soir de cette même journée, nous jetâmes l’ancre dans un de ces canaux qui menaient à une lagune. Nous nous étions boudés tout l’après-midi. Je me souviens aussi qu’il avait fait très chaud. Nous étions fatigués, on ne se parlait pas. Ni l’absinthe même, ni le dîner n’y changèrent rien d’abord. Et voilà que, tout à coup, nous fûmes envahis par une espèce de joie sans cause, surnaturelle, extraordinaire, presque terrifiante. Avez-vous fumé l’opium ?
On devient léger, léger, on n’a plus de corps. C’était dix fois comme si nous avions fumé l’opium. Plevech me dit : « Est-ce qu’on nous a mis sur une montagne ? L’air n’a plus de poids. Il me semble que je suis à deux mille pieds en l’air. Et sens-tu comme il fait frais ? »
Je lui répondis :
« Je sens qu’il fait frais. Mais je sens aussi l’odeur du pays, l’odeur de France.
– Oui, dit-il, l’odeur de chez nous en été, l’odeur de l’air fouetté par la bonne pluie d’orage. Qu’est-ce que c’est, mais qu’est-ce que c’est ? Et regarde : ces brutes de noirs ont peur. »
Oui, ils avaient peur ! Ils regardaient l’eau, devenue subitement d’un vert sombre que je n’avais jamais vu encore. Il y a des personnes dont les yeux se foncent quand elles vont se mettre en colère : c’était ça ! Ils regardaient le ciel aussi, un ciel sans nuage et sans vent, avec seulement, à l’Ouest, une teinte cuivrée très étrange : quelque chose comme un chaudron mal récuré, à la fois sale et brillant. Je dis à Plevech :
« Il fait plus que frais, maintenant. Je gèle ! »
En plein canal de Mozambique, il nous tombait sur les épaules un froid de Sibérie. Mais comme Plevech allait répondre, il fut presque renversé par nos quatre Sakalaves, qui tombaient sur les écoutes, abattaient le bois de la barque et la laissaient complètement vide et rasée. Et, au même instant, j’entendis les piaillements aigres d’une bande de mouettes qui fuyaient vers la terre, puis une espèce de gémissement énorme qui venait de tous les côtés du ciel : c’était le vent qui faisait crier la mer !
Il était venu brusquement, plus vite qu’une locomotive de train express, et l’eau criait sous lui, je vous jure : une espèce de grande lamentation qu’elle poussait sans s’arrêter ; et déjà, de l’autre côté du récif, les vagues tombaient les unes sur les autres, comme des maisons dans un tremblement de terre. Je compris : c’était un cyclone, le terrible cyclone de l’océan Indien, qui, parfois, transporte des navires à une demi-lieue dans l’intérieur des terres, sur le dos d’une lame. J’eus l’idée de sauter par-dessus bord et de gagner le récif. Plevech me dit :
« Pourquoi faire ? Les vagues passent par-dessus. Restons ici. Cette lagune, c’est comme un port, où nous serions contre le quai. »
Les Sakalaves, qui pourtant nageaient comme des poissons, paraissaient du même avis. Ils s’étaient couchés au fond du bateau et ne bougeaient plus. Pourtant, Rainebouze, qui savait un peu de français, leva la tête et dit :
« C’est la nuit des morts ! Ils reviennent ! »
Et alors, Plevech, qui n’était pas entré dans une église depuis sa première communion, et qui lisait les brochures de la Confédération générale du travail, fit un grand signe de croix. Rainebouze ne fit pas de signe de croix, mais il prit, dans le coffre, une poule attachée par les pattes, lui trancha le cou d’un seul trait de couteau, et laissa couler tout son sang dans la mer. Plevech fit un geste d’assentiment et se fit des marques sur la poitrine avec ce sang. Il était redevenu tout à fait sauvage, Plevech. Et il avait quatre mille ans de moins !
L’air virait, comme s’il avait tourné au bout d’une fronde. L’eau virait sous lui, presque aussi vite, comme si elle avait été la pierre de cette fronde. Elle se creusait jusqu’au fond. Elle arrachait des coquilles, des coraux, des morceaux de ces arbres de pierre, que nous avions vus. C’est à ce moment-là que j’entendis la voix de Rainebouze :
« Les matontonos ! La grande lakone (la grande pirogue) des matontonos de la mer ! »
Puis il se coucha, la figure sur le plancher. Et je l’ai vue, la grande lakone des matontonos ! Vous ne le croyez pas, vous, qu’il puisse sortir des navires du fond de l’eau, excepté des sous-marins ; moi, j’ai vu, cette nuit-là, un grand navire sortir du fond de la mer et flotter ! Un grand navire démâté, sauf pour un tronçon à son arrière, qui était plus haut que le reste, et fait comme une maison : tout plein de coraux, doublé de pierre, consolidé de varechs tordus comme des lianes, cuirassé de grands coquillages et peuplé, oui, peuplé, oui, de grands crabes, furieux d’être dérangés, de poissons plats qui bondissaient et retombaient dans la mer, d’horribles vers, longs comme mon bras, roses et blancs, qui se tordaient, et puis… et puis les matontonos ! Par de grandes brèches ouvertes, ce trois-mâts, naufragé depuis peut-être trois siècles et remonté par miracle, vomissait des torrents d’eau sale, se vidait, s’allégeait ; et voilà que nous vîmes, à travers ces torrents, un squelette, des chaînes aux tibias, dégringoler, rester suspendu un instant, et tomber dans la vague ; puis un autre, et un autre, et un autre : une cascade de squelettes et de vieilles ferrailles. Et quelquefois, un des grands crabes se laissait couler à son tour. Le trois-mâts avançait lourdement vers le récif, cahotant comme un chariot trop lourd. À chaque lame qui le prenait sur son dos, l’eau qu’il renfermait, passant de l’avant à l’arrière, cognait contre ses murailles pourries, en faisait tomber de grands pans, avec d’autres squelettes et d’autres ferrailles ; et il avançait toujours, pourtant, cahin-caha, vers le récif, vers nous !
Sa quille gratta le roc, s’élança de nouveau, frappa une dernière fois un grand coup, dont le récif retentit comme une cloche creuse et sonore, et s’affaissa si vite qu’il me fit penser à une personne qui tombe sur les genoux. L’avant s’éparpilla tout de suite en un tas d’horreurs que les lames se mirent à piler dans de l’écume. Et au milieu de ces débris, les vers dont j’ai parlé, qui remuaient, rampaient, rentraient dans l’eau noire, en agitant la pointe de leur tête aveugle !
Ainsi ce bateau magique, ce bateau contre nature, doublé de pierre, naufragé et surnageant, chargé d’un équipage de morts enchaînés, feuillu de varechs, vivant et trépassé, s’en était allé en morceaux. Mais la mer nous apporta encore la figure sculptée à son avant, du temps qu’il était un bateau comme tous les bateaux, au lieu d’un abominable revenant. Je suppose que c’était une déesse païenne ou une sainte. Mais on n’en voyait presque plus rien. La tempête ou la vieillesse lui avaient enlevé le bas du corps, les tarets lui avaient mangé le crâne ; deux seins rongés, un creux à la place du cou, un grand nez demeuré par hasard, tandis que les yeux s’étaient effacés, c’est tout ce qu’on voyait ; l’image d’une chouette, bien plus que d’une femme. Et c’est drôle et terrible, quand j’y pense, que le temps puisse faire même des statues ce qu’il fait des femmes : une chose qui fait peur.
Mais Plevech, à moitié fou, jura qu’il en avait vu comme ça dans les grottes de son pays, près des pierres levées, et Rainebouze dit que c’étaient les mêmes que les sorciers mettent dans son pays à l’intérieur des tombes. Plevech répétait tout le temps : « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ! » et Rainebouze, qui avait été à l’église de Majunga, répétait : « Amen ! » dévotement. Mais il arrangea ensuite des graines pour faire sikidy, c’est-à-dire un charme ; il tua une autre poule, et Plevech imita ses gestes parce qu’il avait très peur qu’après tout ça ne fût la vraie religion, celle de Rainebouze, tandis que, celle des chrétiens, il n’est pas bien sûr qu’elle soit restée bonne contre les esprits.
Moi, je n’osais pas réfléchir. Ce ne fut que trois jours après, quand la houle fut tout à fait calmée, que je demandai à Rainebouze :
« Le bateau des matontonos, qu’est-ce que c’était ? »
Rainebouze me regarda d’un air très sérieux et très fier.
« Esclaves, dit-il ; des esclaves ! Tout plein d’esclaves, dans la grande lakone. Pour Bourbon. Attachés avec des chaînes. Volés à Madagascar par les blancs. Mais Madagascar n’a pas voulu les laisser aller, et leurs ombres ont soulevé la mer, à la fin, et leurs ombres ont ramené leurs os dans leur pays ! »
Je compris ce qu’il voulait dire : le bateau des négriers enlevant ces Malgaches, il y a deux ou trois siècles, puis comme poussé à la côte par un cyclone, et coulant. Ces pauvres diables de nègres, les fers aux pieds, noyés comme des rats sans pouvoir monter sur le pont, et, trois cents ans plus tard, le retour de leur squelette à la terre où dormaient leurs ancêtres et leur fils.
À ce moment, j’interrompis Barnavaux :
« Mais le trois-mâts, comment avait-il ressuscité, le trois-mâts ?
– Est-ce que je sais ! répondit Barnavaux. Les grands tourbillons d’eau l’avaient arraché du fond. Ensuite des gaz, probablement, dans la cale. Et puis enfin… j’ai vu, quoi, j’ai vu ! »
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J’avais écouté Barnavaux en silence, et je ne songeai pas trop à le contredire, parce que, moi aussi, j’ai vu, à Santiago, sur le Pacifique, une goélette naufragée depuis des siècles qui était sortie de l’eau, une nuit de tempête. On l’avait mise dans une espèce de musée… Il y a dans l’abîme plus de choses que l’imagination des hommes n’en peut inventer…
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(Pierre Mille, « Contes du Journal, » in Le Journal, seizième année, n° 5278, jeudi 14 mars 1907 ; « Les Contes de la Presse, » in La Presse, nouvelle série, n° 154, mardi 26 février 1935 ; repris en volume dans Barnavaux et quelques femmes, Paris : Calmann-Lévy, 1908 ; Edgar Ende, « Musik, » huile sur papier, 1948 ; « Die Barke, » huile sur toile, 1933)