La nouvelle que nous proposons aujourd’hui est la traduction de « Venus Kallipygos, » parue dans le recueil Der gekreuzigte Tannhäuser (Berlin : Meusser und Messer, 1901), qui sera repris, augmenté d’autres « grotesques, » chez Georg Müller, en 1916.

« Vénus Callipyge » ne figure pas dans le choix de contes traduits par Élisabeth Willenz, La Suprême Trahison (Paris, Encrage, collection « Effrois » n° 4, 1993), ni au sommaire de Tannhaüser crucifié et autres grotesques (Paris : Éditions Sillage, 2006), traduit par Antje Vöge-Dyson et Évanghélia Stead.

On appréciera sans doute l’ironie de voir paraître cette traduction dans les colonnes de L’Humanité, organe central du parti communiste, alors que l’histoire littéraire aura surtout retenu de l’auteur son rapprochement ultérieur avec le National-Socialisme, avant sa tombée en disgrâce.
 

MONSIEUR N

 
 

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Il fut beaucoup question, dernièrement, d’un livre assez curieux, intitulé Mandragore, et qui a été jugé par les critiques de façons différentes. Pour les uns, il était audacieux, pour les autres pervers, maladif, pour d’autres encore « bien allemand. » L’éditeur et ses traducteurs – car c’est d’une traduction qu’il s’agissait – allaient même jusqu’à plaider les circonstances atténuantes pour l’œuvre qu’ils présentaient au public. La nouvelle que nous donnons aujourd’hui est de l’auteur de Mandragore, Hanns Heinz Ewers, écrivain allemand réputé. – (Note du traducteur)
 
 

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Lili Ahlfeldt, se rendit au bal donné par le peintre. Comme elle avait lu Aphrodite pour la troisième fois, et qu’elle pouvait réciter avec assez de facilité une demi-douzaine des chansons de Bilitis, il était tout naturel qu’elle s’y montrât en habitante d’Alexandrie.

Ce soir-là, c’est donc en Chrysis qu’elle se présenta et qu’elle s’attira, en entrant, le compliment du capitaine de cavalerie (payé d’un sourire bien mérité) qui lui dit « qu’elle s’était surpassée. » À la vérité, il y avait beaucoup à voir de Lili Ahlfeldt vêtue comme elle l’était, beaucoup en effet. Aussi, aucune raison de s’étonner que tous ces messieurs élégants fissent leur possible pour arriver à en voir plus encore et que Lili se trouvât bientôt entourée d’un cercle de jeunes et vieux messieurs en jaquette – ce qui n’était toutefois pas sans lui causer quelque gêne, bien qu’elle se vantât volontiers de n’avoir point de préjugés et de rester maîtresse de toutes les situations.

Elle répondait du mieux qu’elle le pouvait aux remarques plus ou moins spirituelles qui lui étaient adressées et dont elle était loin, d’ailleurs, de toujours saisir le sens. Mais Lili, comprenant de moins en moins les compliments de sa cour, à laquelle le champagne, ainsi que sa beauté si peu cachée, déliait les langues, et remarquant comme une rangée de doigts et de lèvres que démangeait le désir de sa peau blanche, prit soudain le bras de son voisin, le priant de la conduire au buffet, auprès de son mari, « qui avait son sac contenant son flacon de sels. »

« Dépêchons-nous, fit-elle, pour se donner plus de contenance, sans quoi je sens que je vais avoir mal à la tête. »

Celui-ci l’emmena rapidement, tout fier d’avoir avec lui, pour quelques instants, la belle Chrysis.

Lili tournait à peine le dos que l’assesseur lançait vers elle une citation amusante de Faust. Le sculpteur, qui ne voulait le céder à personne dans ce domaine, à son tour, jeta dans la direction de Lili : « Vénus Callipyge ! » Le mot de l’assesseur s’était perdu. Celui du sculpteur était recouvert d’un voile quelque peu mystique, car, de tous ceux qui l’entendirent, très peu le comprirent. Mais ces derniers, quelques peintres et un jeune étudiant de dix-huit ans, dont c’était le premier bal, s’esclaffèrent si bruyamment, poussèrent de tels cris que les voisins furent entraînés à les accompagner, ne l’eussent-ils pas voulu.

« Vénus Callipyge ! Vénus Callipyge ! » hurlait le peintre animalier. Et le jeune étudiant, dont les larmes coulaient et qui semblait sur le point d’étouffer, répondait de sa voix flûtée : « Vénus Callipyge ! »

Le sculpteur fut le roi de la soirée. Son mot se répandait comme une traînée de poudre parmi les invités.

« Avez-vous vu Mme Ahlfeldt, la belle Mme Ahlfeldt ?

– Vénus Callipyge ? »

Ou bien :

« Pst, Kurt, voici Mme Ahlfeldt qui vient ! Mais ne t’en va pas, reste donc ici un instant. (Lili passant.) Vois maintenant, regarde, Kurt, regarde : Vénus Calllipyge ! »

Tonnerre de tonnerre ! Que le sculpteur était fier ! Et comme l’assesseur éclatait d’envie ! Aussi tous deux burent encore plus que de coutume.

Cette gaieté générale, dont elle était la cause, ne pouvait échapper à Mme Lili. Elle voulut savoir et tendit l’oreille à plusieurs reprises, mais sans toutefois parvenir à saisir : Vénus… Vénus… Quoi donc encore ?

Elle se dirigea résolument vers son vieil ami, le capitaine d’artillerie bedonnant. Il devait lui fournir une explication… Celui-ci tortura sa longue moustache, se mit à rire, puis prit un air rusé. Mais Mme Lili, qui n’était pas sotte, s’aperçut vite que le capitaine, pas plus qu’elle, n’avait compris le mot mystérieux. Aussi le planta-t-elle là en l’appelant « imbécile » (ce à quoi il était du reste habitué).

Elle questionna une douzaine d’autres messieurs. Les uns rirent, ne voulant rien dire ; les autres rirent et ne purent rien dire. Le mécontentement de Mme Lili croissait et elle distribuait les « imbéciles » et « lourdauds » de la façon la plus libérale. Enfin, apercevant son cousin, le jeune étudiant, elle l’appela.

« Dis-moi de quelle Vénus il est question et de quoi tous ces gens rient réellement. »

Cette question ennuyait terriblement l’interpellé. Il vira à droite, à gauche, toussa, rit d’un air gêné, mais se garda bien de répondre.

Mme Lili renouvela sa demande.

« Si tu me le dis, Max, je t’inviterai dimanche à une partie de traîneau ; je demanderai à ton père qu’il te donne la permission et j’inviterai également Mme la conseillère provinciale qui viendra avec sa petite Kathinka et vous serez assis l’un à côté de l’autre dans le traîneau… »

Elle promit en somme à son cousin tout ce qui pouvait et devait le séduire. Mais celui-ci, tirant le cordon de son binocle, bégaya mi-riant, mi-pleurant :

« Non, vraiment, non, je ne peux pas le dire.

– Petit imbécile, vociféra Lili. Rhinocéros, » ajouta-t-elle encore.

Elle eût préféré de beaucoup lui donner sur-le-champ une bonne gifle.

Lili rageait terriblement. Elle était bien près de pleurer. Tout autour d’elle, ces rires tantôt bruyants, tantôt étouffés, et ces mots à son adresse qu’elle n’arrivait pas à comprendre, revenant sans cesse : « Vénus… Vénus Call… Call… »

Désespérée, elle se mit en demeure de chercher son mari. Elle le trouva dans la salle de jeu, faisant une partie de bézigue.
 

*

 

« Tiens, ma petite Lili ! cria-t-il en l’apercevant. T’amuses-tu ? Désires-tu boire une chartreuse ?

– Je veux te parler, » fit Lili.

Et elle le regardait d’un air si sérieux que M. Ahlfeldt, qui ne la connaissait que très peu sous ce jour, se prit à rire.

« Dépose tes cartes, à l’instant, tout de suite, » continua Lili.

M. Ahlfeldt remarqua que les mains de sa femme tremblaient.

« Mais, que se passe-t-il donc ? Parle, fit-il essayant de la calmer.

– On m’a appelée Vénus, dit Lili.

– Cela me cause une grande joie. C’est très flatteur pour toi.

– Oui, mais il y avait encore quelque chose d’autre.

– Quoi ?

– Je ne sais. Dis-moi les noms des différentes Vénus. »

M. Ahlfeldt, étalant ses connaissances (ce qui ne lui déplaisait pas, d’ailleurs) commença :

« Vénus Anadyomède, d’Appelle ?

– Ce n’était pas cela.

– Vénus de Milo, au Louvre, qui n’a pas de bras ?

– Non.

– Vénus de Médicis, à Florence ?

– Non ! Non !

– Vénus de Cnide, de Praxitèle ?

– Non !

– Vénus Urania ? Vénus Erglina ? Vénus de Capoue, à Naples ?

– Non ! Non ! Non !

– Mais laquelle, donc ? (La source de ses connaissances commençait à se tarir.)

– C’était quelque chose avec Call… Vénus Call… Call…

– Vénus Callipyge, » lança bruyamment M. Ahlfeldt en éclatant de rire.

Mais Mme Lili ne riait pas du tout.

« Il faut que tu me dises ce que cela signifie !

– Attends donc, cria-t-il. Viens ici, tout près, donne-moi ta petite oreille. Cela veut dire : « La Vénus aux belles f… »

Mme Lili fit un bond.

« Retournons à la maison tout de suite ; je suis fatiguée. Je ne veux pas rester ici plus longtemps. Je ne veux pas, je ne veux pas ! »

Il ne resta plus à M. Ahlfeldt qu’à accompagner sa femme pleurant, rageant et frappant des pieds…
 

*

 

« Quoi qu’il en soit, fit Mme Ahlfeldt, se déshabillant lentement devant sa glace à trois faces, quoi qu’il en soit, ils n’auraient pu dire pareille chose de la maigre Mme la conseillère provinciale, pas plus que d’Ellen Barwald ou de Mme Willmer ou de qui, d’ailleurs ! »

Et elle se regardait dans la glace, se mirant bien dans les trois faces – souriait complaisamment – et se consolait.
 
 

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(Hanns Heinz Ewers, traduit par Alzir Hella, « Contes et récits, » in L’Humanité, journal socialiste, dix-septième année, n° 6017, lundi 13 septembre 1920 ; illustration d’Edmund Joseph Sullivan, pour Sartor Resartus de Thomas Carlyle [George Bell & sons, 1898])