M. Grosdenier était un homme corpulent, au teint coloré, qui disait ne pas être bien loin de la soixantaine, ce qui était la vérité puisqu’il ne l’avait encore dépassée que de sept années.

Il avait épousé jadis, étant professeur d’histoire à Saint-Cimier, la fille d’un chef de bureau à l’instruction publique parce qu’elle était maigre – c’est ainsi qu’il aimait les femmes – parce que sa dot était grassouillette – c’est ainsi qu’il aimait les dots – et parce qu’il supposait que son beau-père faciliterait la réalisation de son rêve d’égyptologue passionné jusqu’à la monomanie : faire partie de l’Académie des inscriptions et belles-lettres.

Des titres ? M. Grosdenier en avait, ou du moins croyait en avoir. Il était l’auteur d’une quarantaine de volumes, plaquettes ou opuscules sur les choses d’Égypte, parmi lesquels nous citerons seulement pour mémoire :

« Considérations sur l’emploi en peinture du noir de momie. » (Dédié à l’Académie des Beaux-Arts)

« Pourquoi l’on dit que quelque chose est pyramidal. » (Étude lexicologique dédiée à la Commission du dictionnaire)

« Le nez de Cléopâtre. » (Recherches historico-esthétiques)

« Comment opérer le Nil de ses Cataractes ? » (Grand rapport hydrographique offert à la Société de géographie)

« Les Pharaons dans l’intimité. » (Essai historique)

« La vérité sur les larmes des crocodiles » (Petit précis de lacrymatologie zoologique), etc., etc.

Se croyant autorisé par ses titres, M. Grosdenier, chaque fois qu’un fauteuil devenait vacant, se portait candidat. C’était, hélas, chaque fois en vain, et l’on donnait pour explication à cet ostracisme persistant le manque d’intérêt des sujets qu’il traitait, ou leur puérilité.

« Parbleu ! clamait-il le lendemain de chaque blackboulage, ils meurent de jalousie parce que, du haut de ces pyramides d’ouvrages, quarante ans d’érudition les contemplent !… Je ne suis pas, d’ailleurs, le premier savant méconnu et persécuté… N’est-ce pas Galilée ?… Mais attendez que je découvre le sujet-type d’un rapport égyptologique sensationnel, et vous verrez ! »

Un matin, à quelque temps de là, Olympe, la bonne à tout faire du ménage Grosdenier, pénétra dans le cabinet de travail de son patron et lui jeta tout de go :

« Monsieur, c’est un paquet ! »

M. Grosdenier tressaillit, croyant d’abord à une insolence provocatrice de domestique démissionnaire, mais Olympe ayant ajouté qu’un employé du du P. L M. était dans l’antichambre, qui apportait un colis venant du Caire, le fanatique égyptologue se précipita.

Il prit possession du colis, qui affectait la forme d’un parallélépipède rectangulaire, coupa hâtivement la première ficelle, et déplia le premier papier sous lequel, en dépit des règlements postaux, se trouvait une lettre de son neveu Auguste, propriétaire d’un bazar dans la capitale égyptienne. Cette lettre disait :

« Mon cher oncle, je t’envoie quelque chose de très curieux qui intéressera certainement au plus haut point l’éminent savant archéologue que tu es. J’ai échangé cette boîte et son contenu – trouvés dans des fouilles – à un chamelier nubien contre une paire de bottines dépareillées. Quel est ce bizarre objet ? D’où provient-il ? Personne ici n’a pu le deviner. À toi la parole. Je vous embrasse tous deux. Auguste. »

Au comble de l’émotion, M. Grosdenier continua à défaire le paquet. Il découvrit une boîte vulgaire en bois blanc, l’ouvrit, écarta de la sciure et des copeaux, et mit au jour une autre boîte qui était un authentique sarcophage égyptien, mais réduit à des proportions minuscules, comme s’il était destiné à l’ensevelissement d’une poupée.

Cette réduction de sarcophage, en bon état, avait d’ailleurs un aspect luxueux : sur un fond d’ancienne dorure, on distinguait urne foule de petits personnages soigneusement peints qui semblaient se livrer à des travaux de terrassement et de construction.

Vite, le couvercle fut enlevé et l’objet bizarre annoncé apparut : c’était quelque chose de plat, d’allongé, de brun, étroitement enserré dans de fines bandelettes.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? dit Olympe avec méfiance ; on dirait un vieux morceau de morue fumé et séché. »

Le savant haussa les épaules, déroula une dizaine de mètres de bandelettes qui sentaient le renfermé, et exhuma finalement un je-ne-sais-quoi noirâtre, racorni et tanné, qui avait l’aspect d’une très longue, très étroite et très vieille semelle.

« C’est un morceau de cuir, déclara-t-il, un morceau de peau d’animal… Mais de quel animal ? Et que fait-il dans ce sarcophage quasi-royal ? Pourquoi ce soin, ces précautions, ces honneurs ?… J’ai comme une idée que ce sera l’éclaircissement de ce mystère qui fera ma fortune académique ! »

Il emporta le trésor dans son bureau et, la tête entre les mains, se mit à réfléchir aussi profondément que ses facultés restreintes le lui permettaient.

Oui, décidément, il ne pouvait s’agir que d’un morceau de peau d’animal, l’archéologie ne faisant mention d’aucun embaumement fragmentaire de grands personnages… Alors, quel était cet animal ?… Logiquement, ça ne pouvait être qu’un de ceux qu’adoraient les anciens Égyptiens : crocodile, ibis ou bœuf.

Crocodile ?… M. Grosdenier prit son sous-main en peau de crocodile (de crocodile artificiel, d’ailleurs) pour établir une comparaison. Les deux matières n’avaient entre elles aucun rapport.

Ibis ?… Non plus… Une peau d’ibis eût révélé quelques apparences de « chair de poule » ; et puis il fut resté, adhérents, des vestiges de plumes, de duvet…

Ça ne pouvait donc être que du bœuf… De ce bœuf que les Égyptiens adoraient sous le nom d’Apis ou Hapi, que l’on embaumait après sa mort comme une personne de qualité, et dont la momie devenait l’objet d’un culte.

Pour authentifier la qualité de ce morceau de bœuf, M. Grosdenier fit apporter la grosse valise qu’il croyait être en peau de vache. Bœuf ou vache, c’était tout comme. Mais il se trouva que cette valise (une estampille en faisait foi) était en peau de porc…

Cherchant un autre échantillon de peau de bœuf, le consciencieux érudit se souvint tout à coup que ses chaussures étaient en veau… Or, qu’est-ce que le veau, sinon du bœuf imminent ?…

Mais non ! ce n’était pas la même matière ! Ce n’était pas la même trame, le même grain…

« Pour moi, dit un jour Olympe en manipulant sans respect le morceau de cuir, c’est un bout de vieille peau de tambour !

– De tambour ?… »

M. Grosdenier sursauta.

« Elle n’est déjà pas si bête, l’idée de cette fille… Qui dit peau de tambour dit peau d’âne, et si ce fragment était en effet un fragment d’un épiderme d’âne, la conséquence historique en serait considérable !

– Comment cela, mon chéri ? interrogea Mme Grosdenier.

– L’ancienne Égypte adorait le crocodile, l’ibis et le bœuf Apis, mais la tradition classique prétend qu’elle exécrait l’âne, incarnation de Typhon, dieu du mal, dieu des ténèbres, dieu de la stérilité… Si ce morceau pieusement embaumé provient réellement d’un baudet, cela signifie clair comme le jour que des générations d’égyptologues se sont trompées grossièrement, par suite peut-être d’erreurs de traduction ou d’interprétation des textes hiéroglyphiques ! Si les mêmes honneurs, que l’on croyait réservés au bœuf, ont été dispensés à l’âne, c’est que cette bête était respectée et adorée à l’égal de l’autre, et non point un objet d’exécration… Alors, c’est la fin d’une thèse officielle, c’est une révolution scientifique, et c’est pour moi l’occasion d’un ouvrage extraordinaire ! Je tiens le sujet-type : « La réhabilitation de l’âne dans la mythologie égyptienne… » Autant dire que j’ai dans ma poche la clé de l’Institut ! »
 

*

 

Avant tout, il importait d’établir que le je-ne-sais-quoi dermique provenait bien d’un mammifère pachyderme solipède à longues oreilles, et c’est ce à quoi s’appliqua, séance tenante, le méthodique et scrupuleux égyptologue.

Nanti du précieux morceau de cuir racorni, il s’en fut chez tous les gens qui, selon lui, devaient s’y connaître en peau d’âne.

Il présenta l’objet successivement à quatre fabricants de timbales et de grosses caisses, à trois relieurs, à deux experts en parcheminerie, à deux maîtres tanneurs, à deux soldats-tambours interviewés à la porte d’une caserne, enfin à un loueur d’ânes de Montmorency et à une marchande de lait d’ânesse.

Tous, pensant qu’ils avaient affaire à un toqué, n’hésitèrent pas à certifier que le morceau de parchemin desséché provenait, sans possible contestation, d’un âne égyptien mâle et adulte…

Et M. Grosdenier commença d’élaborer sur cette base solide le monument archéologique qui devait le conduire à la gloire et aux honneurs.
 

*

 

Or, un jour, il arriva que l’innocent maniaque laissa choir le petit sarcophage qu’il examinait pour la millième fois. La boîte se disloqua, laissant échapper d’une cachette insoupçonnée un papyrus roulé…

Quelques instants après, M. Grosdenier, tremblant de perplexité, présentait le précieux document à un sien ami qui lisait couramment l’écriture hiéroglyphique. Celui-ci l’examina à la loupe et voici ce que, stupéfait et fou de honte, apprit l’infortuné monomane de l’égyptologie :

Sous un Ramsès, un personnage du nom de « Touht Ahmès, » savant très illustre, à la fois mathématicien, géomètre et architecte, chargé par le souverain de l’édification d’une pyramide, avait, tandis qu’il examinait les travaux en cours, été écrasé par la chute d’un formidable cube de pierre… On n’avait retrouvé de lui, sous le bloc, que des fragments menus et informes, et le Ramsès avait ordonné que, faute de mieux, on embaumât dignement quelques restes de peau soigneusement recueillis.

L’aventure ébruitée provoqua dans le monde scientifique une gaieté inexprimable : à plus de quarante siècles de distance, la peau d’un savant avait été prise par un autre pour la peau d’un âne !
 
 

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(Miguel Zamacoïs, « Nos Contes, » in La France de Bordeaux et du Sud-Ouest, dimanche 12 février 1928 ; illustrations d’Arthur Rackham pour A Midsummer Night’s Dream de William Shakespeare, Londres : William Heinemann, 1908)