Nous habitions une petite ville bourgeoisement installée autour d’un château féodal, de la grande ligne Paris-Marseille et d’un jardin public heureusement tracé où une population de fonctionnaires, de petits commerçants, de rentiers et de retraités venait goûter, les soirs d’été, en chassant les agressions de moustiques, la fraîcheur du crépuscule, la tristesse des fins de vie et des fins de jour. Mais nous habitions surtout, mon frère et moi, la plaine ou les collines battues des vents et, au logis même (un vaste logis provincial et délabré), les greniers larges et profonds comme des salles de spectacle. Là-haut, les fils de fer qui retenaient prisonnières les cheminées, les carreaux brisés, les cartons hâtivement cloués pour boucher les courants d’air, tout vibrait comme une harpe éolienne formidable et dissonante, dès que le Nord s’était levé. Il laissait à peine monter jusqu’à nous la phrase vaincue d’un nocturne que mon père jouait au piano ; il déferlait jusque dans nos oreilles et couvrait même les sifflets des rapides criant leur passage en flèche à travers la gare, d’un appel qui était chaque fois pour nous une tentation.
Le Vent, il est la grande présence de ce pays, il en est la voix et l’architecte : il l’a modelé à sa guise ; tous les arbres piquent de la tête vers le midi, tous gardent au repos un crispement de convulsionné, toutes les fermes sont aveugles au nord (à peine une lucarne) et les grandes herbes des chemins se laissent aller de fatigue par terre, tourmentées d’un long ondoiement. Il a raclé les collines, fouillé les basaltes des Coirons, il s’est acharné sur la plaine, échevelant les haies, crevant les frondaisons. Les mousses au poil ras ont même tremblé.
Il apporte avec lui la nostalgie des grands espaces nordiques ; par-delà la Bourgogne et la Champagne, c’est des Flandres, des Mers du Nord, de la Scandinavie qu’il dégringole tout le long de l’Europe ; mais un autre courant descend des Alpes, charriant avec lui la morsure des glaces, le ronflement des avalanches et, avec cette musique de cataclysme, toute une vision de sommets enchevêtrés, d’aiguilles préhistoriques, de glaciers coupants comme du verre. Le fleuve aérien, par-dessus l’autre, le Rhône aux larges plaques d’eau, coule invisible, soulevant de blêmes envols de poussière, et va mêler au sel marin, à la senteur des algues, au fort encens des cyprès et des lavandes qu’il arrache de force dans sa galopade de voleur de grand chemin.
Nous avions formé avec les Para et quelques copains du quartier la « Bande, » association de maraude et d’exploration qui parcourait la campagne environnante et revenait, surtout au temps des vacances, abrutie de corps à corps avec le vent, épuisée d’avoir suivi des chemins sans issue et lutté de vitesse avec la nuit qui nous surprenait sur les berges du fleuve ou sur les collines solitaires du nord de la ville. La soupe mangée, nous tombions de sommeil, à table, le visage tanné par la tourmente, surpris par la bonne chaleur de la cuisine, et nous ne reprenions conscience que le temps de nous déshabiller, dans notre chambre. Au lit, il nous semblait voguer au large, dans des fracas de marée hurlante ; puis la maison chavirait et nous coulions à pic dans le néant du sommeil.
Mais, le plus souvent, les Para emmenaient la Bande au Catalinus, au pied duquel ils avaient un jardin. C’était dans le quartier des collines. Nous prenions par les vignes et les blés, puis des chemins tortueux, à moitié enfouis sous les chênes verts et les genêts, qui débouchaient sur un plateau dominant en terrasse la vallée toujours sonore. On faisait cuire des pommes de terre sous la cendre, entre quatre pierres, et un vieux bidon cabossé circulait de main en main : chacun avait droit à une gorgée. Puis on partait à la recherche de la maison du diable : nous savions qu’elle était sur le plateau, peut-être habitée par le maître lui-même ; en plaquant l’oreille au mur, comme à un coquillage, on entendait la mer, à condition de rabattre l’autre pavillon sur le tympan.
Personne n’avait jamais fait construire sur le Catalinus, dans un pays où les retraités avaient posé leurs maisons-niches un peu partout. Nous ne rencontrions là-haut qu’une vieille fée, souvent chargée d’un fagot qui la rendait presque invisible ; elle gîtait plus loin que les enclos et les vignes folles, là où le vent noue ses anneaux de serpent, dans les replis les plus ombreux des collines, et nous savions que dans la nuit son palais s’allumait, quand une modulation de flûte – celle de Pan dont nous parlait notre mythologie scolaire – répondait au naufrage du soleil au fond de la plaine. Nous avions eu plusieurs fois le dessein de surprendre ses lumignons de la peur, de découvrir sa façade aux mille fenêtres que l’on verrait cligner au détour du chemin.
Mais surtout, ce que nous cherchions depuis des mois, c’était la Bête.
*
La Bande fut prise une après-midi par un fort orage et, comme elle était trop loin pour dévaler les pentes et s’abriter sous le hangar des Para, elle chercha un refuge sur le plateau même.
Nous avions un cousin qui habitait le Catalinus ; ma famille le prenait pour un vieil original, peut-être pour avoir choisi une résidence aussi extraordinaire, surtout parce qu’il ne « descendait » presque jamais en ville et vivait tout seul avec sa Rosa, une vieille servante. J’ignorais tout de lui, sauf son nom, et ma mère me l’avait montré une fois ou deux dans la rue, portant une énorme filoche où il fourrait pêle-mêle toutes ses commissions.
Nous sonnâmes à une petite porte grillée, et c’est le cousin Greffe en personne qui vint nous ouvrir. Nous sentions déjà le vêtement mouillé et l’averse déchirait le paysage de ses lances. Il nous fit garer sous une remise.
« Qu’est-ce que vous cherchiez par là, les drôles ? »
Un des Para lui raconta notre hantise. Il y avait à huit cents mètres de là une vaste étendue de broussailles (le cousin branla la tête pour montrer qu’il connaissait) que nous n’avions jamais abordée et qui, d’ailleurs, était infranchissable ; des ronces centenaires s’enchevêtraient, dures comme des barbelés, et défendaient l’approche d’une construction à moitié ruinée, en forme de coupole, qui devait être un puisard abandonné. La Bande prétendait avoir entendu comme un appel de bête blessée, une bête que lui, Para, avait vu, avec son épine dorsale en dents de scie et sa tête souriante et terrible, sauter et disparaître au plus épais du fourré.
« Et comment était-elle grosse, ta bête ? demanda Greffe.
– Comme un agneau, de corps ; mais elle avait une queue deux fois longue comme celle d’un paon, effilée par le bout, avec une pointe en fer de lance.
– Était-elle loin de toi ?
– À cinquante mètres à peu près. J’avais le soleil dans les yeux, et c’était un jour où ça soufflait fort. »
Le cousin rebroussait en hauteur ses cheveux derrière l’oreille ; il avait ce geste quand il était perplexe ou intéressé.
« Tu étais seul ?
– Oui, ce jour-là.
– Mais, dit Constantin, je suis venu, moi aussi, une après-midi, et j’ai guetté, je n’ai rien vu. Je suis revenu un autre jour : rien encore. Mais une fois que ça soufflait, je l’ai bien vue. Elle est un peu plus haute qu’un mouton, et elle a quelque chose qui brille dans les yeux, comme si elle portait des lunettes où viendrait taper le soleil.
– Et toi, Edmond, et toi, Bernard, l’avez-vous vue ?
– Il me semble, répondis-je, une fois que nous étions tous ensemble. Pendant longtemps, une longue barre d’épines avait l’air d’une traînée de ronces, et puis ça s’est remis à bouger et ça a disparu. Ensuite, on a entendu un sifflet bizarre, dans la ruine. C’était un troisième jour de bise. À coup sûr, c’est une bête qui aime le vent. »
Les gars de la Bande sortirent de leur poche leur quignon de pain et leur bâton de chocolat, et Greffe fit apporter un panier de raisins. On était en septembre.
L’orage s’était rapidement dissous, et le vent commençait à se lever. Il passait dans la cime des grands arbres, il les violentait, en secouait une furtive averse, les laissait se reposer de longs moments. Et puis, de nouveau, des millions de feuilles s’ébattaient, comme autant d’oiseaux captifs.
Greffe nous dit à tous deux :
« Entrez un moment avant de redescendre. »
Nous nous enfilâmes dans un corridor décoré de grosses pierres placées contre le soubassement : elles portaient des empreintes d’escargots plats, grands comme une roue d’automobile. Au mur, il y avait une carte dessinée et coloriée à la main, mais le tracé des mers et des continents n’était pas du tout le même que dans nos atlas : on n’y reconnaissait pas la grosse virgule de l’Afrique, ni l’étirement gracieux de l’Europe, ni les deux bosses des Amériques attachées l’une à l’autre comme les frères siamois. Les plaques d’eau bleue, les terres restées en blanc étaient arrondies ou formaient de longues banderoles sans échancrures violentes.
Nous montions l’escalier, derrière le cousin qui nous ouvrit une vaste pièce. De là, on dominait toute la plaine, depuis l’étranglement des collines qui livrait passage au Rhône vers le nord jusqu’à perte de vue, au midi, où des montagnes éternellement gris-cendré faisaient une ronde, se disloquaient là où le fleuve fonce comme un taureau furieux à travers les défilés. En face, ondulait la longue et triste crête des Coirons, pays marqué du feu, hérissé de basaltes, encore plein de crachats de lave, des déjections d’une terre naguère en gésine. Là-bas s’échafaudaient les orages, quand les vents du midi avaient vaincu l’envahisseur du nord et rebroussaient chemin, avec leur haleine de soufre et leur toucher nocif, leurs mains moites qui pesaient sur les yeux. Les meutes de cumulus grouillaient jusqu’au zénith et s’élançaient sur la plaine, effarés et rageurs, parfois après des détours sournois qui faisaient croire qu’ils oubliaient de poursuivre leur proie fuyante vers le nord.
Nous étions silencieux ; nous découvrions tout le pays que le grenier paternel nous présentait morcelé par ses lucarnes, et nous avions le vertige.
C’était « l’observatoire » du cousin ; chaque matin, le fleuve et la plaine se nettoyaient à ses yeux de leur brouillard et prenaient des tons crus d’enluminure. Ici, il était un autre homme. Dans la lumière brutale qui giclait par la grande baie, il s’était transformé. Ses regards doux et perçants connue ceux de la Bête venaient d’un autre monde ; ils apportaient la chaleur de végétations trop mûres, semblaient s’être posés sur des fleurs paradisiaques dont ils avaient pompé tout le suc. Ses belles mains effilées jouaient avec des liasses de papiers éparses sur la table.
« Pourquoi donc n’être jamais venus me voir ? Vos parents n’avaient pas l’idée de vous envoyer de temps en temps ? »
Le cousin Greffe avait dans sa joie rayonnante quelque chose de paternel et d’étrangement noble. Il me prit par la main.
« C’est ici que je travaille. Je t’expliquerai plus tard, tu ne comprendrais peut-être pas. »
J’étais émerveillé des rayonnages qui, sur tout un côté de la pièce, atteignaient le plafond. Il y avait des livres à reliure rouge avec des titres d’or. Je lus : Bulletin des Missions scientifiques, années 1890-1910. À coté, une série de volumes brochés, un peu effrangés par le bas, les Continents disparus de I.-K. Freud et Otto Wietzmann ; puis toute une collection d’atlas. Au-dessus, de gros in-folios chiffrés de I à XX. Sur le rayon supérieur, on ne distinguait plus les titres ; c’était des dossiers poussiéreux d’où sortaient des attaches. Les placards à coulisse, à ras le plancher, étaient bourrés de cartons trop hauts pour être glissés sur les rayons. Je n’avais jamais vu autant de livres, qu’à la bibliothèque du collège où j’allais de temps en temps rendre un ouvrage de la part de mon professeur.
Mon frère examinait les vitrines attenant à la table, des pierres pointues comme des cartouches, d’autres rondes comme des médailles et frappées de bizarres effigies ; des roches où des plantes avaient dû mourir et qui gardaient les stigmates de cette étreinte tragique, inscrite pour des siècles. Le cousin nous expliqua ces êtres pétrifiés ; parmi ces végétaux mystérieux comme les tombeaux des déserts et qui croissaient dans une fournaise boueuse, nous faisions quelques pas dans les avenues qui remontent aux origines. Puis il étala sa collection de photographies. Des monstres en os faisaient le beau sur leurs pattes de derrière, énormes et ridicules, souriant de la mâchoire ; d’autres décrivaient de jolies spirales, en maîtres danseurs ; il y en avait qui ressemblaient à des tours crénelées, à des carcasses de dirigeables après une explosion.
Mais ce qui nous étonna le plus, Bernard et moi, ce fut un plus gros bouquins que le cousin tira d’une pile, après voir grimpé sur une chaise.
« Vous n’avez jamais vu un livre d’images comme celui-là, nous dit-il. C’étaient, dans un très beau volume de planches en couleurs, les mêmes animaux que tout à l’heure, mais revêtus cette fois de chair, avec leurs palmes, leurs écailles, leurs oreilles velues, leurs reins magiques, leurs arrière-trains gras à dégoûter, leurs queues puissantes comme des gouvernails ou affilées comme des dards. Ils dormaient ou rêvaient au bord de marécages, dans des roseaux géants. Quelques-uns embrassaient pesamment des arbres épais dont on n’apercevait pas la cime. Celui-ci était l’ancêtre de la Bête : il avait ce même air contrit et méfiant, ce même sourire indéchiffrable que plusieurs de la Bande s’accordaient à lui trouver, et des dents de scie sur le dos, d’un gris d’acier. Il aimait le vent comme elle, à voir la courbure des arbres près desquels il se désaltérait. Sur d’autres planches, vides d’animaux, on voyait des sous-bois d’un vert angoissant, et ces plantes avaient des troncs comme des fûts de colonnes, en guise de feuilles des plaques ou des copeaux d’or. Toutes paraissaient distiller un suc mauvais, des fruits pestilentiels et appétissants.
Maintenant, le soir était venu. Les copains de la Bande avaient commencé une partie de barres dans la cour. Le cousin nous reconduisit.
« Revenez me voir, si le cœur vous en dit, » nous cria-t-il, tandis qu’il tirait derrière lui la porte grillée.
La nuit n’était pas loin maintenant. Dans le sentier qui descendait vers le jardin des Para, elle s’embusquait partout. Personne ne parlait de la Bête. J’écoutais mes pas dans le chemin creux, en me retournant quand les pierres glissaient sur mes talons. Une atmosphère d’un bleu d’avant les hommes nous enlisait, un bleu qui s’épaississait de minute en minute, propice à la vie d’êtres invisibles, et qui tournait au noir violacé. Le vent avait accru sa force : il nous lançait de gros paquets d’obscurité qui nous sautaient au visage dans une psalmodie têtue, interrompue, d’aboiements.
*
L’automne arriva de bonne heure. Les journées devenaient aigres vers le soir. Nous sentions la froideur des pommes aux dents par les tombées de nuit ; les raisins étaient durs et glacés comme des grêlons, on avait le frisson en crevant leur globe mat de buée. Ce fut vite l’hiver. La Bande ne retourna plus au Catalinus ; nous passions nos jeudis frileusement auprès du feu. C’était notre deuxième année de collège. Nom avions recherché en vain dans le cabinet d’histoire naturelle les pièces rares du cousin et arrangé dans une mansarde du grenier un musée avec quelques fossiles sans valeur dont il avait bourré nos poches. Mais nous gardions la nostalgie du Catalinus ; par une lucarne, nous apercevions très loin, par-dessus les cyprès du cimetière, les crêtes grisâtres du plateau où une fumée, celle de la fée ou du cousin, aussi réels et irréels l’un que l’autre, se faisait déchirer par les cisailles du vent.
Nos parents ne nous laissaient pas volontiers vagabonder par ces jours d’hiver. La Bande attendit les premières semaines du printemps pour recommencer ses expéditions. Je me rappelle pourtant qu’un jeudi de mars nous eûmes la permission d’aller saluer le cousin.
Depuis trois jours, le Nord soufflait. C’est toujours par trois jours qu’il souffle. S’il ne s’arrête ce soir, ce sera pour six jours, et s’il ne s’arrête pas encore, pour neuf. Alors, il se reposera de cette étrange création d’où le monde sort lavé, les arbres débarrassés des bois morts, des feuillages et des branches anémiés, le ciel nettoyé de tous ses nuages, comme un glacis de cuisine passé à la serpillière.
Greffe nous reçut parmi ses ammonites et ses monstres. Comme la pièce était mal éclairée, il ouvrit la fenêtre et rabattit d’un coup le volet contre le mur. La bise happa le bruit pour le lancer au fond du jardin, d’où il fut de nouveau jeté vers la plaine. Il n’y avait dans le ciel qu’une grande étendue bleu pâle, à perte de vue, et parfois la loque d’un nuage roussâtre qui filait encore quelques kilomètres avant de se dissoudre. Sur les champs, c’était un bourdonnement lointain, comme de millions de ruchers en effervescence, et puis, tout d’un coup, des râles stridents, des huées, des cabrements bientôt matés par le silence.
« Ce sera par un jour pareil, nous dit-il en nous prenant le bras pour nous pousser dans un fauteuil, pareil, mais plus tragique. Je vous ai questionnés sur la Bête à votre dernière visite ; je m’intéresse aux bêtes, surtout à celles qui nous ont quittés depuis des milliers de siècles, mais qui vivent peut-être dans la fournaise là-dessous (le diable sait ce qu’il y a !) et qui se glissent par les fissures et les lézardes de l’écorce pour s’aérer. Il faut croire qu’elles trouvent la planète ridiculement rabougrie pour n’y pas faire plus long feu. Ou peut-être veulent-elles seulement revoir une dernière fois ce qu’elles ont laissé depuis le refroidissement, avant que nos terres s’effondrent… Car elles s’effondreront, et ce sera par un jour pareil. »
Dans le grand cadre de la fenêtre, on voyait une nouvelle rafale tordre par le bout les arbres du jardin et chaque fois, par-dessous la porte, le courant d’air soulever la mince couche de poussière que, dans leurs allées et venues, les semelles avaient déposée sur le seuil. Ce petit nuage s’élevait à la hauteur de la table et venait saupoudrer les trois tasses de chocolat que Rosa avait servies sur un coin. Greffe puisait du pouce et de l’index dans un profond pot à tabac, roulait cette frisure, silencieusement, passait trois fois la langue sur rebord du papier et allumait à deux reprises le bout où fendaient des brindilles. Dans cette préparation ponctuelle de la cigarette, Greffe pouvait écouter ses pensées s’égoutter et rejoindre ce réservoir collecteur que nous ne renouvelons pour ainsi dire jamais en nous.
La Bête, Greffe l’avait cherchée à son tour. Il lui eût été facile de retenir pour quelques journées le jardinier du Laud qui venait faire le gros travail du jardin trois ou quatre fois par an et de se frayer un passage à travers le massif des broussailles. Il n’avait pas osé ; quelque crainte superstitieuse l’avait emporté sur la curiosité, mais, depuis le jour de l’autre été où les enfants s’étaient réfugiés chez lui, il façonnait vingt fois par jour l’image de ce monstre, son voisin. Il errait sur le plateau, parmi les lamentations rauques du vent, et, la nuit, une guivre née de ces souffles longtemps imprégnés dans sa peau dormait, brûlante, à ses côtés, à peine évanouie à son réveil.
C’est depuis ce jour que, jaloux de la Bête, il se promit de tirer sans avertissement sur le premier passant qui foulerait ses champs. Sa maison tenait de la forteresse ; il était facile de guetter les quatre points de l’horizon.
Nous nous étions endormis, l’estomac un peu chargé du chocolat sirupeux, et depuis une heure les coups de boutoir de l’autre bête insaisissable, le vent, ébranlaient les murs de la maison Greffe. Le cousin nous avait laissés, enfoncés dans les deux grands fauteuils, et il compulsait des notes, sans prendre garde à nous. Je m’éveillais, les membres lourds, avec un peu de courbature dans le dos et cette impression désagréable de dépaysement où nous ne savons plus si c’est le matin ou l’après-midi : nous avons laissé choir une partie de nous-mêmes à un autre point du temps, et il nous faut aller la ramasser, mais nos pieds ne veulent pas, rebelles comme dans les cauchemars où ils refusent de courir quand on nous poursuit. J’avais eu en dormant la sensation d’un roulis : sur une croupe invisible, je parcourais des terres gluantes, échauffées de vermine, qui m’absorbaient dans un enlisement répit.
Nous nous dégagions mal du sommeil, mon frère et moi, étourdis par la mélopée aux roulements confus ; par instants, le vent claquait comme un drap brutalement secoué.
« Vous n’avez pas entendu parler du Talzelwurm, mes enfants ? »
Nous faisions signe que non.
« C’est un ver géant, unique de son espèce, qui vit dans les Alpes de l’Oberland bernois. Il y a quelques années un excur sionniste l’a rencontré et a été poursuivi, se sauvant de justesse. Car ce ver est aussi rapide qu’un chamois et son souffle seul, comme celui des dragons, est mortel. Cela aussi prouve que toute la ménagerie des ères lointaines est encore vivante ; tout comme cette dyspentaria que Freud signale en deux mots dans une de ses notes et que j’ai cueillie sur un talus du Laud, à trois kilomètres d’ici. »
Et il nous montrait une fleur à cornet, une sorte de digitale noire, fleur de bouquet funèbre avec un petit cœur blanc comme un lis, qui achevait de mourir dans un vase, avant de se faire écraser dans l’herbier.
Greffe avait de bonne heure aimé les empreintes scellées dans le roc, tous ces cadavres protégés par de durs suaires que des milliers de siècles avaient travaillé à figer au sortir du grand four lointain dont l’éclat lui chauffait encore la tête dans ses insomnies ou dans ses rêves. Elles s’étaient gravées, comme d’harmonieux corps de jeunes filles, ces fougères aux grandes feuilles gonflées d’envol, surprises en pleine vie, comme les hommes et les femmes dont le geste avait été happé par la lave de Pompéi. Mais ces formes, aucun œil humain ne les avait captées avant lui, il n’y avait pas alors de regards humains : ces sveltes floraisons s’admiraient entre elles, s’accouplaient au gré des vents par des soirs où des lunes luisaient comme des cierges.
Greffe voulait assister aux genèses les plus tragiques, auprès desquelles les catastrophes de l’histoire ne sont que jeu de poupées. Il avait reconstitué dans un dessin mural qu’il nous fit admirer ce jour-là la Sylva Mystica, où se pressaient les essences du premier temps du monde, et parmi elles l’arbre de Vie. Il se dégageait de ce dessin glacé au crayon une odeur mortuaire de conifère et d’œillet qui nous prit à la gorge et faillit nous assoupir encore.
« Je suis sûr qu’on en trouverait des rejetons, pour peu qu’on s’en donne la peine, dans nos bois mal connus, dans les forêts où l’on peut se perdre. »
La tête lourde, qu’un plomb tirait en bas, accroché à mes tympans, je n’avais plus la curiosité d’achever la lecture d’un feuillet oublié en évidence au bord de la table et orné des beaux caractères monumentaux du cousin :
« Personne n’a assisté à la naissance du monde. Je ne sais la création est maudite, mais tout s’est rapetissé depuis. L’histoire de la terre est celle d’un refroidissement, et cela est pas sans signification. Nous en sommes au neuvième jour de cette pneumonie qui a ralenti les fortes circulations, obstrué les canaux internes, éteint les combustions, fait pâlir les instincts, épuisé les appétits de vivre. L’homonculus, quand ce ver a été lâché sur la planète par un dieu qui s’ennuyait, a fini de ratiboiser les forêts et d’assommer ce qui restait d’aurochs et de mammouths. La joie est morte. »
Puis, séparé par un large blanc :
« J’assisterai à la fin comme j’ai voulu vivre le commencement.
Chacun traque sa Bête, chacun est tué par elle. Sauf moi. »
Et la voix du cousin continuait :
« Ce sera par un jour pareil, mais plus tumultueux encore. »
*
Cette phrase, elle n’a cessé de hanter mon sommeil et d’occuper mes veilles pendant les vingt jours que je suis resté alité d’une scarlatine à laquelle mon frère a échappé. Ma mère m’a réservé la « petite chambre » ; elle est tout en longueur, tapissée d’un papier à gros bouquets de muguet. Isolée des autres, elle donne non sur la Grande-Rue animée par les bruits des marchands, des maraîchers et des autos, mais sur le « derrière, » sur les toits de tout le quartier nord de la ville. Quand on venait retaper les deux oreillers pour les rafraîchir et me soulever la tête, j’apercevais un bon morceau de plaine jusqu’aux Coirons. Le clocher de Saint-Just que j’avais tout en face se mettait en branle pour l’angélus de six heures. Les journées étaient longues, écourtées par les assoupissements de la fièvre. Le soir, un large pan de soleil tournait de l’angle de la fenêtre jusque vers le milieu du mur et chacun des bruits qui, des ruelles, montaient jusqu’à moi était un événement : l’aboi d’un chien, un enfant qui pleurait, un chariot claquant sur le pavé, le clairon de la caserne voisine qui sonnait la soupe dans les platanes.
Le Jeudi Saint, toutes les cloches de la ville se déchaînèrent dans leur départ pour Rome. Dans la journée du vendredi le vent se leva. Je n’entendis pas leur retour du samedi ; celle de Saint-Just battait à grandes volées muettes sous son plein cintre à ciel ouvert ; le souffle du nord avalait tous ces triomphes et les vomissait très loin de notre ville. La rue était sans rumeurs ; sur le carré de soleil au mur, des apparences de fumées ombraient les muguets défraîchis. Après chaque sommeil, je m’éveillais dans ce monde muet et clair où seul le nord avait le droit de parler.
Je me laissais aller à un bien-être un peu triste ; je sentais, à la façon dont mon corps pesait sur le lit, que j’étais devenu une chose légère, à peu près vidée de sa densité, que l’ouragan eût enlevée, si j’avais été sur les routes de la plaine ou sur les pierrailles du Catalinus. Seule la Bête pouvait tenir tête à la poussée terrible qui arrachait les cheminées et cravachait sans merci les croupes des tilleuls de Saint-Just.
Je passais de longues heures, d’un œil à moitié ouvert, la tête de travers sur mon oreiller, à combiner en toutes sortes de figures les lignes de la tapisserie. De ces jeux, il sortait une tête d’homme renfrognée, un Pégase, jarets tendus et ailes déployées, qui se cabrait dans un éclaboussement d’étincelles, un paysage fait d’un clocher bas et d’une chaumière à l’ombre d’une montagne. Ou bien, par une nécessité mécanique contre laquelle j’épuisais en vain mon énergie nerveuse, je m’exténuais à compter les hachures qui allaient d’un dessin à l’autre, ou les petits losanges de la frise qui courait le long du plafond, jusqu’au moment où ces calculs se perdaient dans une somnolence morbide ; et je les reprenais à des étages différents de conscience sans pouvoir jamais les achever. Le mal de tête serrait son étau d’une tempe à l’autre, traversait comme une vrille. Alors, je plongeais dans la fraîcheur de mon oreiller en souhaitant les souffles bienfaisants de la plaine.
Puis ce furent les journées de grosse fièvre. Les bouquets de muguets grandirent, se mêlèrent, furent couchés par la bourrasque qui avait pénétré les murs, et les bêtes sortaient de l’album de Greffe, gambadaient, pesaient de leurs pattes sur mon lit, puis elles s’asseyaient sur mon estomac et venaient poser leur tête contre la mienne. Elles avaient perdu leur volume ; elles étaient devenues des hommes-bêtes avec lesquels j’essayais d’engager la conversation dans un idiome où s’empêtrait ma langue. Quand la soif ne me réveillait pas, elle se changeait en un feu montant. Je lampais dans une mare des eaux salées, lourdes comme une huile ; ma salive acide allumait de telles brûlures que je sursautais, hors du sommeil.
De cette maladie, je sortis avec une chair plus alerte, un cerveau débarrassé de tout poids. Durant ma convalescence, je me promis de m’associer aux recherches du cousin, que je ne trouvais plus si folles.
*
J’étais encore trop faible pour accompagner la Bande au Catalinus, mais je pus aller chez Greffe, accompagné de Bernard. Mes parents, voyant que je m’intéressais à l’histoire naturelle et qu’il m’avait, somme toute, donné le goût de l’étude, voulaient lui dire leur reconnaissance et l’invitaient un de ces prochains dimanches.
Je fis la commission. Le cousin refusa.
« Je passe pour un original, je le sais. Tu remercieras tes parents, mais depuis trop longtemps j’ai perdu l’habitude du monde, et je me demande ce que ton père et ta mère penseraient de moi qui ne pourrais les entretenir que de ce que tu sais. Si j’ai tourné le dos au monde, – et c’est bien son droit de me le rendre, – c’est que ma vie sera trop courte pour explorer toutes les ères, plus mystérieuses qu’un dogme ou qu’une œuvre d’art… »
Il caressait du bout des doigts un belemitus ferox, spécimen rare, il nous l’avait dit le jour de notre première visite. Puis sa main, d’un geste familier, redressait les cheveux blanchissants derrière l’oreille.
« Si je me suis établi ici, sur cette colline rocailleuse, c’est que le Catalinus n’est pas un coin de terre comme les autres. Ce plateau est un des rares points du globe qui subsiste des plus anciens continents disparus. Il repose sur des assises inébranlables.
J’ai rassemblé depuis trente ans tous les vestiges qu’il a consenti à me livrer ; j’en ai assez arraché pour savoir la vérité. Pendant trente ans, j’ai gratté ces terres hérissées de genièvres, surtout du côté du mamelon que tu vois là-bas, où il y a une ferme abandonnée pleine de pies ; et je me reposais en découvrant, au-delà de la vallée de la Jarre, les Trois Becs, neigeux dès l’automne, d’un bleu gris d’ardoise à travers l’air laiteux des chaudes journées.
Eh bien, maintenant j’en suis sûr. Ce plateau que le vent racle de toutes ses râpes, c’est un plateau éternel. Le Rhône que tu aperçois là-bas, comme un déchet sinueux de fer-blanc, mon plateau l’a vu naître des fossés quaternaires, des glaciers qui fuyaient toujours plus haut. Il a vu des continents soulevés du fond des abîmes, ruisselants de limons et d’eaux, comme un cadavre de noyé ; il en a vu d’autres descendant avec la lenteur d’un ascenseur qui plongerait des forêts, des pics, des vallées, un foisonnement d’animaux, dans les étapes du dessous. Les volcans jouaient les matamores et finissaient par faire pfiiii en s’affaissant dans la mare comme un fer rouge brusquement jeté à l’eau. »
J’étais saoulé par le grand air dont j’étais privé depuis deux mois. La tête me tournait ; l’accent prophétique du cousin me laissait sans défense. Il y avait un timbre si extraordinaire dans sa voix qu’il était impossible de ne pas croire à ses paroles :
« Un plateau éternel, reprit-il à mi-voix en relevant ses cheveux derrière l’oreille, extasié par cette formule. Quand tous les continents se sont effondrés, comme une bûche minée par le feu, seul un îlot est resté intact, sans être repris par la pâte infecte qui recouvrait tout. Cet îlot, c’est le Catalinus. »
Il avait un regard de lynx, coupant. Le contrarier eût été le tuer ou le pousser au meurtre Et je ne savais pas bien si nous n’avions pas sous les pieds un authentique débris d’avant tous les déluges, où se seraient entassés pour mourir et y laisser ses ossements tout un bétail volant, nageant, marchant, sautant, rampant. Le plateau, il nous avait toujours un peu épouvanté dès notre plus tendre enfance. Quand nous l’apercevions de la plaine, nous ne pouvions pas bien détacher nos yeux de sa tabulature harmonieuse et ferme. Les arbres n’y poussaient pas, sauf dans le parc de Greffe, ou des arbres nains aux membres noueux. Tandis que les frondaisons déchaînaient leur marée sifflante dans toute la plaine ; le Catalinus échappait à cette mobilité, comme un domaine privilégié. Le cimetière de la ville occupait la dernière des collines terminée par le château féodal et nous n’avions jamais traversé ce quartier sans un secret dégoût qui nous faisait éviter ces parages. Le Catalinus était éloigné du cimetière, mais gardait à nos yeux un caractère funèbre. Ce que nous en apprit le cousin le transforma en pays fabuleux, en une terre de résurrection où les morts, au jour du jugement, surgiraient vibrants de chair, après avoir cheminé sous le plateau.
« Éternel, éternel, c’est une façon de parler, continuait-il. Éternel, parce qu’il a tenu bon jusqu’à nos temps. Mais lui aussi doit sauter, avec tout le reste. Le jour de l’anéantissement est proche. C’est le vent qui nous annoncera ça. Celui-là ne tombera ni le troisième, ni le sixième, ni le neuvième jour. Nous serons démarrés et les mers se rueront à l’assaut des côtes. Seulement, le Catalinus est solide ; il tiendra le dernier, avant de se laisser aller au fond. Je verrai d’ici la fin de l’histoire. Finis mundi. Le Rhône rebroussera chemin, refoulé par la mer montante qui comblera toutes les cuvettes. »
*
Dans les semaines qui suivirent, des cambrioleurs s’introduisirent chez Greffe pendant qu’il « travaillait » sur le plateau. Ils maîtrisèrent facilement la Rosa, raflèrent l’argenterie, quelques bibelots et, dans les collections, tout ce qui pouvait aisément se transporter, quelques-unes des plus belles pièces. Le coup avait dû être médité depuis longtemps et n’offrait pas grand risque : le Catalinus est désert ; il ne sert à rien d’appeler au secours, et un maraudeur n’a pas besoin de se cacher. On avait cru le cousin plus riche qu’il n’était et, trouvant peu, les malfaiteurs s’étaient vengés sur les collections. Peut-être aussi avaient-ils pensé que ces pierres bizarres, soigneusement entretenues dans des vitrines, étaient d’inestimables trésors.
Elles en étaient, en effet. Quand Greffe rentra (il rapportait un petit butin à trier), il découvrit la Rosa affalée, les yeux gros de larmes. Dès le corridor, il entrevit son laboratoire, les livres précipités en avalanches sur le plancher, les vitrines crevées, les tiroirs fracassés. Une boule de plomb le frappa au front ; il chercha de la fesse un fauteuil, resta longtemps silencieux, les yeux mi-clos, puis se pencha à plusieurs reprises sur le fond des vitrines où des traces de doigts marquaient dans la poussière. Un soleil brutal tombait d’aplomb sur tout cela.
Désormais, puisqu’il avait tout perdu, il lui fallait tout retrouver. Assez vite, il oublia le décor familier de pierre qu’on lui avait ravi. Dérisoire, en fin de compte. C’était le grand jour seul qui absorbait son attente, la vision des grands frissons qui allaient secouer la planète, l’éventrement mortel qui livrerait tout ce qu’elle porte dans ses entrailles.
C’est à quoi il se prépara, dans une sorte d’ivresse mystique, délivré des menus accessoires de dévotion qu’étaient ses collections.
*
Greffe avait pensé que ça commencerait exactement comme ça.
On en était au vingtième jour de canicule : elle calcinait la pierre, passait les herbes au four. Les étoiles, vers dix heures du soir, éclataient dans un ciel de plâtre et, toute la nuit, les maisons couvaient du feu dans leurs murs, comme braise sous cendre. La chaleur se figeait : une gelée où les arbres, les champs, les maisons s’engluaient. Du plomb fondu se déposait au sol, après avoir blêmi le paysage. Greffe ne sortait presque plus.
Comme c’était le temps du 15 août, la Bande grimpa au Catalinus, malgré la défense des parents effrayés par les insolations, pour ramasser des mûres et couper un peu de chêne vert en vue de la fête patronale : le 14 au soir, il y a retraite aux flambeaux dans les rues de la ville et l’on décore les façades de verdure. Je les guidais jusque chez Greffe, mais nous avions soin de prendre par le chemin et de longer les haies, sans traverser les champs, comme autrefois ; peut-être était-il à son échauguette et il aurait pu nous en cuire.
Sur nous, l’éther était un brasier où crépitait un phosphore enflammé ; son incandescence palpitait, explosait en clairs scintillements. De grosses mouches s’envolaient des talus ; leur tourbillon vrombissait une minute, puis s’aplatissait au sol, aspiré par un souffle invisible.
Tout le pays était muet ; ce silence anormal rendait nerveux. On attendait quelque chose.
Ce plomb, au matin du vingt-et-unième jour, se coagula en nuages d’un blanc sale, en des balles de laine dont le ciel se chargeait d’heure en heure, d’étage en étage. Quand cette cargaison eût occupé toute la place, elle vira au noir d’encre. Les poitrines haletèrent comme de vieux soufflets.
Enfin, presque à la tombée de la nuit, on eut en ville l’impression que quelque chose venait de s’ouvrir au sud, du côté des Défilés : une épaisse coulée aérienne emplissait tous les creux du visage, une tiède pâte lourde qui obligeait à baisser les paupières.
« Elle prend des masques mortuaires sur nous tous, » se disait Greffe.
Au Catalinus, il était aux aguets. Vers les huit heures, les tentures du midi se gonflèrent de boursouflures, puis tout craqua à la fois. Une énorme porte rejetait ses battants, le vent s’engouffra là dedans ; il inonda le logis du cousin d’une puissante odeur fade, écœurante. Le ciel crachait des clartés livides qui vinrent tournoyer sur l’Ardèche. Greffe suivait ces stratégies terrifiantes dans le contre-jour qui défigurait la plaine. Rosa l’appelait en vain pour le repas ; de grosses gouttes de sueur collaient ses cheveux, puis tombaient à pic sur sa moustache.
En ville, on rentrait prestement les étalages qui risquaient de s’envoler ; les tuiles des maisons avaient des reflets d’étain ; un ronflement continu s’empara des cheminées.
Le premier éclair sauta d’un bloc de nuages couleur de fonte, du côté des Coirons. Il alluma les rues de la ville, fit retirer les gamins qui écrasaient leur nez aux vitres des cuisines, donna simplement à Greffe l’idée de vérifier la fermeture de ses fenêtres. En quelques minutes, la ville fut la chambre de pose d’un photographe où l’on tirait un cliché au magnésium toutes les trente secondes. Greffe suivait là-haut les panses de nuages trouées de barres de feu.
Enfin, les écluses célestes cassèrent. Des masses d’eau nerveuse se plaquaient contre les murs ; l’une de ces frappées fit sauter chez Greffe toute une vitre du laboratoire, éborgné à jamais. Toute la nuit, le ciel s’écroula, les colonnes qui le soutenaient étant fauchées. C’était un crépitement de plâtras liquides sur un sol détrempé. Au bout de quelques heures, on n’y prêtait pas plus attention qu’au bruit de la mer.
La pluie dura quatre jours, sans accalmie. On ne pouvait plus croire qu’un jour ces rideaux mouillés finiraient par s’arracher des plafonds où ils étaient accrochés.
Mais, au matin du cinquième jour, le nord fit sauter tous les bastions qui le retenaient captif depuis si longtemps et s’évada avec une vélocité de fauve affamé. Il y eut un sauve-qui-peut de nuages en déroute. En quelques minutes, l’espace fut libre et bleu. Greffe se frottait les mains, surexcité par cette symphonie démente. Il n’avait plus d’existence que par les éléments qu’il épiait, attendait, saluait, redoutait et insultait comme de vrais êtres vivants. C’était, grossi sur son parcours, un râle stupide, et, après de courts repos, – on eût entendu la terre rouler dans l’espace, – un déferlement, comme si l’on voguait sur une pauvre carène malmenée. Une note se maintenait, lointaine, égale, éternelle, puis tout d’un coup, au milieu de ricanements, un rire immense et insolent assaillait la maison.
Greffe était sorti en direction de la grande broussaille. Les pierres tremblaient au sol. Quand il piquait droit vers le nord et qu’il ouvrait la bouche, le vent refoulait son souffle et lui mettait un tampon sur les narines ; il étouffait. Il fallait aller à reculons et se retourner de temps en temps pour voir où l’on était.
Il n’était pas loin : il avait la force de deux hommes à vaincre pour avancer.
Les eaux, ramassées par le Rhône dans les journées de pluie, se mettaient au large et isolaient les fermes riveraines, à plusieurs centaines de mètres du fleuve. Les marchés de la ville n’eurent plus lieu ; chacun restait chez soi. Greffe surveillait les progrès rapides de l’inondation ; ces plaines liquides n’étaient pas stagnantes, elles se hérissaient de crêtes, comme une vraie mer.
« La mer qui remonte, je l’avais bien dit, » répétait-il.
Le troisième jour, le nord ne s’arrêta pas. Ni le sixième. On avait oublié ce qu’était le silence. Greffe ne mangeait plus ; la Rosa le laissait faire, n’ayant réussi ni par la douceur, ni par les criailleries à lui faire accepter un repas. Il ne quittait l’observatoire que pour s’aventurer à l’autre rebond du plateau, au-dessus de la vallée de la Jarre, aussi saccagée que l’autre.
Le neuvième jour, la tornade se fit plus agressive et arracha les arbres comme des carottes ; sur des kilomètres, les fils télégraphiques furent abattus le long de la voie ferrée : un rapide s’était empêtré dans cette filasserie de plusieurs tonnes qui l’avait finalement immobilisé.
Greffe n’eut plus de doute. Il fallait avoir la Bête. Elle allait sortir, et avec elle peut-être toutes celles qui grouillent, endormies dans les couches profondes.
D’effort en effort, il atteignit le milieu du plateau. Il allait plié en deux pour offrir moins de prise nu monstre soufflant de tous ses naseaux. Affaibli par deux semaines de jeune, il trébuchait, rageur : arriverait-il, avant la grande fin, à palper un être des premiers jours ? Il avait chargé son fusil, décidé à tirer, dès qu’il apercevrait le dos écailleux au milieu des broussailles. Le fusil lui servait de canne, se mettait dans ses pieds : il avait envie de le briser. La Bête, elle devait surgir, puisque maintenant tout allait retourner au néant et qu’il n’y aurait même plus l’esprit de Dieu planant sur les eaux.
L’inondation avait mangé la plaine ; elle formait de vastes flaques d’argent incandescent, vrais engins de supplice qui brûlaient la rétine et perçaient les prunelles d’un dard vibrant. Il essayait de ne pas laisser ses yeux se poser là-dessus, parce qu’alors il manquerait son coup. Mais la force élastique du vent l’obligeait à braquer son visage vers ces eaux aveuglantes. Les hurlements étaient si longs, si tragiques que Greffe avait peur. D’un revers de main, le vent le jeta dans une boule de buissons : il sentit des crocs mordre sa chair. Des brindilles aiguës comme des épingles envahissaient le Catalinus, cherchaient à se planter dans les yeux ; des écrans gris se glissaient entre toutes choses.
Il était maintenant à cinquante mètres de la broussaille. Le soleil et le vent couraient sur les feuilles métalliques et rebroussaient à des hauteurs inattendues toute la masse verte et fauve : c’était une algue dont les bras éplorés s’élevaient, tourbillonnaient un instant, et retombaient sur eux-mêmes.
Parmi les sifflets du vent, Greffe crut percevoir un cri venu on ne sait d’où. Sous le manteau troué de feuilles, dans un de ces soulèvements brusques, l’épine dorsale en dents de scie, tant de fois décrite par la Bande, lui apparut, et un morceau de chair blanche avec quelque chose qui ressemblait à des cheveux.
Le coup partit, suivi d’un autre, sans qu’il en entendît aucun. Il fit quelques pas en avant. La Bête avait disparu ; elle n’avait laissé que quelques gouttes d’un sang vite figé par le soleil et séché par le vent. Il n’eut même pas la curiosité de gratter ce sang de la pointe d’un canif. Il était trop las ; il avait envie de mourir.
*
On enterra Constantin le lundi après. Nous suivions le cercueil avec les copains de la Bande, et nous n’arrivions pas à croire qu’il était là étendu pour toujours, dans ce corbillard cahoté sur les pavés, salué distraitement par les boutiquiers entourés de leur clientèle. Entre deux sanglots, Constantin père racontait, en ajoutant chaque fois des détails, qu’on l’avait trouvé la tempe trouée d’une décharge de chevrotine, les jambes ligotées de ronces, les pieds saignants.
Au cimetière, pendant les oraisons, nous étions montés sur les tertres des tombes voisines : par-dessus le mur noir de lierre s’étageaient les premières ondulations du Catalinus. Une musique funèbre essayait de naître des cyprès, pendant que les cordes grinçaient pour déposer la caisse au fond du trou. Mme Constantin fut secouée d’une crise de larmes ; on entendait des reniflements dans un mouchoir. On serra la main à la famille alignée contre le portail. La musique des cyprès continuait ses modulations incohérentes, tandis que cortège se défaisait, vers la sortie.
*
Le parquet laissa Greffe en liberté provisoire : le meurtre par imprudence était établi. L’affaire ne passerait pas avant cinq à six mois.
Toute visite au cousin et au Catalinus nous fut strictement interdite par nos parents, qui ne cessaient de se féliciter de n’avoir à aucun moment révélé une parenté si compromettante et de n’avoir jamais attiré cet individu chez eux. Mais un jour, j’allai le voir, en cachette, avec Bernard ; c’était environ deux mois après le cataclysme. Nous avions de la peine à reconnaître en ce précoce vieillard l’infatigable fouilleur du Catalinus. Dans son observatoire presque vide, en un recoin de fenêtre où séchait un bouquet à l’eau puante et jamais renouvelée, il était assis sur une vieille chaise-longue. Ses grandes moustaches à la gauloise pendaient comme des branches arrachées par un orage. Son œil vitreux voyait sans bien reconnaître. Quelques livres, tombés des rayons dégarnis, formaient un tas auquel on n’avait pas touché depuis des semaines, dos cassés, feuillets arrachés ou salis. La poussière mettait une buée crasseuse sur les vitrines : la Rosa, livrée à elle-même, laissait la maison à l’abandon, se doutant que peut-être le patron n’avait plus longtemps à l’habiter.
Je me rappelle cette après-midi de fin d’octobre. Quelques oiseaux rebondissaient dans le cadre de la fenêtre, comme des balles élastiques heurtées d’un bord à l’autre. Il faisait une calme journée d’automne, avec parfois un petit frisson dans les nuages et dans les feuilles qui invitait au départ. Les eaux s’étaient résorbées ; tout le plateau resplendissait d’une clarté vineuse, spéciale à l’arrière-saison. Le soleil roulait vite vers son déclin, et Greffe, en rebroussant d’une main fatiguée ses cheveux derrière l’oreille, nous disait :
« C’est la fin quand même, et je ne me suis pas trompé de beaucoup. Je savais que la Bête aurait le dernier mot. Elle l’a eu. Le Catalinus n’est pas éternel ; il assistera à ma fin, mais je n’assisterai pas à la sienne. J’en suis fâché. »
Il n’avait aucun mot de regret pour la mort de Constantin ; il était déjà dans un monde où le remords est inconnu. Ce qui le minait, c’était l’appareil de justice qu’on préparait pour lui : des jurés, des dépositions, tous ces travestis et ce cérémonial, c’était un spectacle qu’il n’eût pas supporté. Une condamnation lui faisait moins peur. Sa grande condamnation, elle était venue le soir du jour tragique, elle était dans les minutes du retour, dans la nuit où le vent, à bout de souffle, s’était tu, dans son attente déçue d’un choc, d’un néant devenu visible, dans ce sommeil bestial qui l’avait tenu sans conscience jusqu’au lendemain. Depuis, il ne s’était jamais entièrement réveillé, si ce n’est pour imaginer dans sa tête où tonnait encore l’ouragan une salle d’assises, avec un homme plié de honte et qui était lui-même.
Le cousin me dit à voix basse sur la Bête des choses incompréhensibles. Ses regards sans expression allaient à ses ongles qu’il polissait de la main. Nous ne l’entendions presque plus ; des guêpes excitées par le soleil des vitres nous empêchaient de comprendre ses paroles : on ne voyait plus que deux lèvres machinalement manœuvrées par une rumination intérieure, comme s’il avait récité une interminable prière.
Puis il se leva péniblement et nous poussa vers la porte, dans la clarté radieuse qui dorait le corridor.
Le lendemain, Greffe n’était plus.
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(Alexandre Micha, in Mercure de France, n° 1024, 1er décembre 1948 ; Hans Thoma, « Taunuslandschaft, » huile sur toile, 1890)