Parmi les gars du village, aucun n’était comparable à Lode Blauwvœt. Son portrait existe encore et se trouve au musée de Middelburg. C’est beau à regarder. On reconnaît tout de suite une tête de pirate.

Le brigantin de Blauwvœt, le Pied Bleu, était la terreur de la mer du Nord. Lorsqu’il rentrait à Sæftingen, avec ses prises, c’était fête pour tout le monde et Lode et ses hommes jetaient les carolies d’or par poignées. Naturellement, toutes les filles de Zélande étaient amoureuses du vaillant capitaine. Mais lui, il se moquait d’elles.

Or, les pêcheurs de Sæftingen rencontraient souvent une sirène qui nageait dans l’Escaut. Elle venait au clair de lune avec son troupeau qu’elle menait paître sur les digues. Aux premiers feux du jour, elle sonnait du cor et rentrait dans les eaux profondes en poussant ses moutons devant elle. Les pêcheurs avaient remarqué que la sirène portait une ceinture ornée de perles et d’émeraudes. Ils résolurent de s’en emparer et creusèrent sur l’estran un trou, où ils se mirent en embuscade. Ils durent attendre pendant plusieurs nuits. Lorsque la sirène arriva enfin, ils sortirent de leur cachette, se ruèrent sur elle et l’entraînèrent au village.

Leur déception fut grande quand ils s’aperçurent que la ceinture n’était qu’un lien de joncs entrelacés et de roseaux humides. Furieux, ils enfermèrent la pauvre sirène dans un baquet d’eau et décidèrent de la montrer pour de l’argent.

C’était au cabaret de la « Vache-Pie. » Le lendemain, tout le village y courut. Et c’était pitié à voir cette sirène tremblante entourée de rustres cruels. Les femmes lui tiraient les cheveux, les enfants la pinçaient, les hommes lui soufflaient la fumée de leur pipe dans le nez et dans les yeux. Mais soudain, au milieu du tumulte, Lode Blauwvœt apparut sur le seuil de la porte. Le Pied Bleu venait d’accoster et Lode était encore revêtu de ses armes et tout noir de poudre. Pensant que cette canaille martyrisait un être humain, Lode chassa tout le monde à coups de pied et à coups de poing. Dès qu’il constata qu’il n’avait secouru qu’une sirène, il se mit à rire. Mais la fille de la mer tendait vers lui ses bras nus et elle le suppliait :

« Lode Blauwvœt, il y a longtemps que je te connais. Je suis Kerline, la fille du dieu Scaldis. Prends-moi pour femme et tu seras plus riche que tous les rois de la terre.

– Comment, railla Lode, veux-tu que j’épouse une fille qui finit en queue de poisson ? »

La sirène ne le laissa pas achever. Elle se métamorphosa et devint une belle dame, vêtue de velours et de bombasin. Elle portait le casque d’or des Frisonnes et des sabots de corail. Blauwvoet baissa la tête. L’amour venait d’entrer en lui, car les yeux du Kerline possédaient un charme, et il ne savait pas qu’elle était magicienne.

Les noces furent annoncées pour le dimanche suivant. À Sæftingen, les gens riaient sous cape, mais sous cape seulement. Avec le capitaine du Pied Bleu, rire à découvert, c’eût été se mettre en danger de mort

On dressa les tables du festin sous les tilleuls de la grand-place. Toutes débordaient de plats, de brocs, de victuailles. Le vin coulait en fontaines. Partout circulaient des servantes et des échansons. Des joueurs de cornemuse et des jongleurs amusaient les convives.

Mais, en plein milieu du repas, on vit un étrange cortège sortir des grands roseaux qui bordaient le fleuve, à quelques pas de là. C’était le dieu Scaldis et sa cour.

Scaldis étonna le peuple à cause de ses membres gigantesques, de ses longs cheveux blancs, de ses épais sourcils et de sa barbe qui lui tombait sur la poitrine. Il s’appuyait sur un trident. Autour de lui bondissaient les béliers et des boucs marins. Et des ondins le suivaient avec des corbeilles remplies de présents.

Scaldis prit place à la table de son gendre. Il se grisa abominablement. Quand arriva le moment de se séparer, il était tellement ivre que deux tritons, taillés en hercules, durent se porter à son secours. Mises en gaieté, les nymphes du fleuve dansaient autour de lui. Mais Scaldis fronça ses lourds sourcils, sa barbe se hérissa et, la voix rauque, il bredouilla :

« Blauwvœt, ton audace est grande. Mais sache qu’une fille des eaux regrette toujours les eaux où elle est née. Si tu retiens Kerline contre son gré, je viendrai la reprendre. »

Lode voulut répondre par des injures. Mais Kerline lui ferma la bouche avec ses doigts. Alors, Scaldis partit et, aussitôt, un grand vent s’éleva.

Lode Blauwvœt fut heureux pendant un an, mais pas davantage. Il se plaisait tellement dans les bras de Kerline qu’il ne quittait plus sa maison. La coque du Pied Bleu pourrissait sur l’estran.

À la fin de cette année, Kerline mit au monde une petite fille. Une fille blonde et blanche comme elle. Tous les matins, elle menait l’enfant au fleuve et lui apprenait à nager. Ce singulier manège déplut à Blauwvœt.

« Montre-lui plutôt à coudre et à filer, disait-il. Eh quoi ! suis-je le père d’une otarie ou d’une chienne de mer ? »

Kerline accueillit ces reproches avec indifférence. Lode s’apercevait qu’elle devenait plus froide qu’un poisson. Elle ne l’aimait plus. Car l’amour des sirènes ne dure pas longtemps. Alors, il se mit en colère. Il la rudoya ; il la battit. Puis, il s’humilia. Il supplia. Il pleura, lui Blauwvœt. Mais en vain. Elle ne l’aimait plus. Et les sirènes n’ont pas de mémoire quand il s’agit du cœur.

Lode lui dit :

« Tu ne sortiras plus ; tu ne verras plus l’Escaut ni la mer. »

La même nuit, l’Escaut rompit ses digues.

« Laisse-moi partir, » demanda Kerline, le lendemain à l’aube.

Lode haussa les épaules.

Aussitôt, les eaux débordées envahirent Sæftingen et montèrent jusqu’à hauteur des greniers. La crue fut si soudaine que personne n’eut le temps de gagner les barques. Cependant, Blauwvœt, sa femme et leur enfant, se tenaient sur le toit de leur maison. Kerline dit une nouvelle fois :

« Lode, laisse-moi partir. »

Lode secoua la tête.

Alors, elle se jeta dans les eaux avec sa fille et il les vit redevenir sirènes à l’instant.

Tout Sæftingen était englouti. À présent encore, les navigateurs connaissent l’endroit où cela s’est passé et le nomment, sur leurs cartes, la Terre Noyée. Lode Blauwvœt survécut à la catastrophe. Il se sauva à la nage jusqu’à Middelburg. On assure qu’il nagea pendant deux jours et deux nuits.
 
 

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(Horace van Offel, « Les Contes de l’Ère nouvelle, » in L’Ère nouvelle, organe de l’entente des gauches, huitième année, n° 3294, lundi 15 novembre 1926 ; gravure d’Eli Levin, « Mermaid »)