De par la barrière Saint-Jacques et le village de Montrouge, s’élève une petite maison entourée d’un jardin quelque peu en désordre, dont la vue ferait hausser les épaules à un maraîcher des environs de Paris, ou à un de ces horticulteurs bourgeois qui n’ont de soins que pour les légumes classiques, et d’admiration que pour les arbres en belles quenouilles vertes et pour les allées bien sablées.
Le jardin que je veux dire n’a d’allées que des sentiers fort peu réguliers, tracés, je le crains, au hasard, et envahis par toutes sortes de plantes sauvages qui ressemblent singulièrement à de mauvaises herbes. Les arbres y poussent en liberté, jetant çà et là leurs grandes branches noueuses comme il plaît au bon Dieu ; des petits oiseaux font, en toute liberté, leurs nids sur ces arbres où jamais on ne les tracasse ; des poules picorent, près de là, dans une petite basse-cour dont la porte ferme des plus mal et leur permet des invasions dans le jardin ; des lapins broutent et fouillent non loin du poulailler ; enfin, un grand chien flâne toute la journée, étendu sur l’herbe, sans autre occupation que de lever la tête et de remuer la queue quand son maître s’approche de lui.
Ce maître est un homme placé entre les limites de l’âge mûr et de la vieillesse ; son beau visage, couronné de cheveux blancs, s’éclaire de deux grands yeux pleins de malice et de bonhomie. C’est un naturaliste de génie, un écrivain paresseux, et le meilleur des hommes, ce qui n’empêche pas qu’il ait la prétention d’être misanthrope, sous prétexte qu’il aime la campagne, la solitude et les jardins en désordre.
L’autre jour, quand, après une longue absence, un de ses amis, son élève, le seul peut-être à qui jamais il ait voulu laisser entrevoir les trésors de sa science, souleva le loquet mal fermé de la porte, et entra dans le jardin, il trouva le vieillard agenouillé devant un objet qu’il contemplait avec une attention profonde.
À la vue de son ami, deux larmes brillèrent dans ses yeux ; il tendit avec émotion la main à celui qu’il aime tendrement comme un fils, et qu’il revoyait avec une joie extrême, ce qui ne l’empêcha pas de dire :
« Soyez le bienvenu, Henry ; mais ne me troublez pas, au nom du ciel ! Je suis occupé à faire une observation qui, pour n’être pas des plus neuves, n’en est pas moins consolante, au rebours de la pensée de Bilboquet. »
Henry s’assit à côté du savant et se mit à regarder ce que regardait le maître du jardin.
C’était un pot à fleurs, dans lequel il ne se trouvait que de la terre, du fumier à demi-consommé, une vieille tige d’œillet et un forficule.
Disons bien vite, pour les ignorants, que les savants, qui ne savent rien nommer comme les autres, appellent forficule le perce-oreille, cet insecte inoffensif qui inspire tant de terreur, à cause des pinces dont la nature a armé son abdomen, et sur lesquelles on raconte tant de légendes terribles et menteuses.
Quoi qu’il en soit, le forficule, abrité entre deux petites mottes de terre exposées au soleil, se tenait immobile ; il se mit néanmoins à remuer ses antennes lorsque le visiteur du savant plongea ses regards dans le pot à fleurs.
« Chut ! Restez immobile ; retenez votre haleine, Henry, et regardez bien cet insecte ! »
Telle fut la recommandation que fit le savant d’une voix basse et mystérieuse.
Henry se tut, s’assit, resta immobile et retint même son haleine, comme le lui recommandait le savant.
Après huit ou dix minutes, le forficule, rassuré par le calme qui régnait autour de lui, se leva, jeta avec ses mandibules et ses pattes de devant un peu de terre sur une vingtaine de petits grains grisâtres pressés les uns contre les autres, et courut vers l’œillet qui gisait dans le pot. Il pénétra au milieu de la fleur, en détacha les pétales les plus délicats et les apporta près du nid qu’il venait de quitter.
Sa provision faite, il écarta doucement et avec précaution le sable qu’il avait tout à l’heure jeté sur la petite grappe grisâtre, et la recouvrit soigneusement et tout entière de son corps, comme la poule la plus soigneuse eût pu le faire pour ses œufs.
C’était, en effet, une couveuse.
Il fallait voir cette mère vigilante, au moindre bruit agiter ses antennes et se mettre en défense dès que le moindre danger menaçait ses œufs. Une araignée, qui filait sa toile le long d’une branche placée au-dessus du pot à fleurs, soit par accident, soit réellement pour dévorer les œufs du forficule, se laissa glisser le long d’un de ses câbles blancs et vint tomber, en vrai brigand, juste en face de la couveuse. Aussitôt celle-ci, sans attendre l’attaque, se rua sur le pirate, le terrassa avec impétuosité, et l’éventra de ses mandibules taillées en forme de ciseaux.
La victoire remportée, elle se hâta de retourner à ses œufs et de les couver de nouveau avec une sollicitude extrême.
Une heure s’écoula, pendant laquelle rien ne troubla la tranquillité de la mère. Le savant et son ami la virent alors remuer doucement les œufs et les retourner avec soin, de manière à leur donner tour à tour un même degré de chaleur.
Sur ces entrefaites, la nuit arriva, et il fallut, bon gré mal gré, que les observateurs abandonnassent leur poste et se résignassent à dîner.
Le dîner fut excellent, car le maître du logis se croit sobre, parce qu’il ne fait servir sur sa table que trois plats délicieux, deux qualités de vins exquis, comme il se croit misanthrope, nous l’avons déjà dit, parce qu’il vit à la campagne et qu’il se permet quelques boutades contre l’ingratitude des hommes et l’inconstance des femmes !
Cependant, le pot à fleurs et le forficule leur tenaient au cœur à tous les deux. Ils en parlèrent pendant leur repas, et, le lendemain, au point du jour, ils se retrouvèrent près de la couveuse.
Les petits commençaient à sortir de l’œuf ; on les voyait, presque transparents et à peine perceptibles à l’œil, errer autour de leur mère et s’abriter sous elle, comme l’eussent fait de véritables poussins.
Le forficule veillait sur eux, ramenait à la nichée, au moyen de ses antennes, ceux qui s’égaraient, et sitôt qu’un nouvel éclos sortait de l’œuf, le réunissait à ses frères. Il ne tarda point à se voir bientôt à la tête d’une famille de trente-huit petits.
Le savant et son ami comprirent alors pourquoi, la veille, le forficule avait été à la picorée, et pourquoi il avait cueilli les feuilles les plus tendres du cœur de l’œillet. Il prit ces feuilles dans ses mandibules, les tailla en tout petits morceaux, en fit une sorte de compote et la servit aux nouveau-nés, qui s’empressèrent d’y faire honneur.
Avant la fin de la journée, les petits avaient grossi de plus du double, et leur corps naguère transparent avait pris de l’opacité.
Il fallait voir la mère, au milieu de sa niellée, allant de l’un à l’autre, veillant à ce que tous eussent une part égale, modérant les gourmands, et protégeant les plus faibles.
À la moindre apparence de péril, elle rassemblait tous ses petits sous son ventre ; et, le corselet dressé, les mandibules entrouvertes, les antennes en l’air, elle attendait, prête à mourir pour la défense de ses enfants. Un grain de sable qui tombait par hasard, un léger choc donné au pot à fleurs par l’un des deux amis, suffisait pour lui causer de ces alarmes.
Quant à ceux pour qui elle éprouvait tant d’inquiétude et qui lui inspiraient tant de tendresse, en véritables enfants gâtés, ils se montraient pétulants et indociles. Les petits vagabonds s’éloignaient à chaque instant, ne revenaient point assez vite au signal de leur mère, et redoublaient les motifs d’angoisse qu’elle avait déjà. Un de ces imprudents finit, à force de désobéissance et d’escapades, par tomber dans une petite mare, large comme une pièce de cinq francs, qu’un peu d’eau avait formée au milieu du pot à fleurs.
Plus il agitait ses pattes pour regagner le rivage, plus il allait vers le large ! La mère s’aperçut tout à coup du danger de son enfant ; aussitôt, éperdue de désespoir, elle s’élança au milieu de l’eau, saisit le pauvret dans ses mandibules, le rapporta sain et sauf, l’essuya tendrement de ses antennes, et le ramena parmi ses frères.
Hélas ! la malheureuse devait être, le lendemain, exposée à de bien plus cruelles épreuves.
Tandis qu’elle promenait au soleil ses petits, dont la plupart avait atteint déjà presque le tiers de la taille d’un forficule adulte, une affreuse bête, un staphylin, trouva moyen, je ne sais comment, de flairer la proie que contenait le pot à fleurs. Quand le forficule vit descendre, à l’aide de ses ongles, le long des parois du pot, ce monstre gigantesque, noir, couvert d’écailles, la bouche formée par deux larges mandibules en forme de faulx, exhalant une odeur infecte, et réalisant en petit tout ce que les fables de l’antiquité racontent du dragon, le pauvre forficule, dis-je, subit un moment tous les effets d’une véritable fascination. Il resta là, immobile, les antennes étendues en avant, sans donner à ses petits le signal du rappel, c’est-à-dire un léger battement des deux pattes de devant sur le sol.
Mais l’amour maternel l’emporta sur la terreur. Il frappa énergiquement la terre, rassembla ses petits sous lui et se retrancha derrière la fortification qui l’avait déjà protégé contre l’araignée.
L’affreux staphylin, qui portait fièrement en l’air sa queue surmontée d’un double panache noir, s’avança brutalement et saisit, sous les yeux de la mère, un des petits qui n’avait pu encore la rejoindre, le trancha en deux d’un coup de mandibule et le dévora.
Le forficule s’élança alors sur le monstre et commença un combat désespéré, et, je vous le jure, vraiment saisissant. Il s’était élancé, par un mouvement désespéré, sur la croupe du staphylin, s’y tenait cramponné par ses mandibules et, à l’aide de ses pinces dont son abdomen est armé, tentait de le saisir par le cou, fort mince, on le sait, chez les brachelytres. Le staphylin fut arrêté un moment par cette attaque inattendue. Mais, d’une secousse violente, il se débarrassa de son ennemi, qui alla tomber à trois ou quatre centimètres de là.
Le forficule resta tout étourdi de sa chute ; mais il se releva et courut à son nid ; déjà cinq petits avaient succombé. Il fallut que le brigand s’arrêtât et livrât une nouvelle bataille.
L’issue, hélas ! ne pouvait en être douteuse, et la mère, malgré son héroïsme, allait succomber, lorsque le savant saisit le staphylin et le rejeta hors du pot à fleurs.
Puis, se tournant vers son ami, comme pour s’excuser de ce mouvement de pitié :
« Que serait devenue notre observation ? » dit-il.
L’ami sourit et lui tendit la main.
Quoi qu’il en soit, le forficule et ses petits n’eurent plus de nouveaux dangers à courir, et rien ne vint nuire à leur développement complet.
Nous sommes d’autant plus porté à le croire, qu’aujourd’hui les forficules infestent le jardin du savant, y foisonnent, y pullulent et ne lui permettent ni de cultiver un seul œillet, ni de conserver un seul fruit.
Il s’occupe de rassembler des staphylins pour combattre et détruire ces hôtes incommodes.
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(S…, « Fantaisies scientifiques, » in Le Pays et la Bonne Foi, n° 279, mardi 9 octobre 1849 ; gravures représentant un Euborellia mœsta et un Forficula auricularia pour illustrer l’article de M. L. M Planet, « À propos de forficules, » paru dans la revue La Terre et la vie, en octobre 1932)