Nous venons un peu tard pour présenter à nos lecteurs l’aimable et spirituel Ancêtre, dont M. Victor Fournel nous raconte l’histoire fantastique. Le nouveau livre de M. Fournel n’a pas attendu notre article pour faire son chemin. Toute la presse s’en est occupée, et, à côté d’éloges enthousiastes, on peut même compter parmi ses bonnes fortunes quelques-unes de ces critiques violentes et passionnées qui sont l’une des consécrations habituelles du succès.
Au fond, l’Ancêtre est une satire des hommes et des choses de l’époque actuelle, dans le cadre d’une fiction ingénieuse qui met perpétuellement en regard l’un de l’autre l’ancien régime et le nouveau, autrefois et aujourd’hui. Satire est un bien gros mot ; disons épigramme, et ce sera plus juste, plus conforme au genre de talent de l’auteur, que caractérisent l’esprit, la verve et la malice, et qui cingle nos hommes du jour d’une main alerte et d’une fine lanière plutôt qu’il ne les fouaille à tour de bras.
Le 1er janvier 1790, Carbon-Flins des Oliviers faisait jouer une pièce intitulée : le Réveil d’Épiménide, où il montrait un bourgeois endormi quelques années auparavant, en plein règne de Louis XVI, et se réveillant tout à coup, après la prise de la Bastille et les journées des 5 et 6 octobre. La pièce fit courir tout Paris. L’idée de M. Victor Fournel n’est pas sans analogie avec celle-là, et son livre pourrait s’intituler également, si la mythologie était encore à la mode : le Réveil d’Épiménide. Seulement son Épiménide, à lui, a dormi un peu plus longtemps que celui de Garbons-Flins et même que celui de l’antique légende. Ce n’est ni plus ni moins, en effet, que le marquis Jean-René de Givray, contemporain et courtisan de Louis XIV, qui a dansé avec Mme de Sévigné dans les ballets royaux, causé avec Mlle de La Vallière, fréquenté l’hôtel Rambouillet en sa jeunesse, conté fleurettes à la Champmeslé dans les coulisses de l’hôtel de Bourgogne, et qui donnait des conseils à Molière et à Monsieur Racine. Le marquis Jean-René avait beaucoup de goût pour les sciences occultes ; grand lecteur des almanachs de Mauregard et de Larrivey, il était fort lié avec l’abbé Brigalier, un sorcier fameux dont il est question dans le Segraisiana, s’il m’en souvient bien, et, avec le docteur Petit, inventeur d’un certain procédé d’embaumement à vif qui peut suspendre la vie à volonté, sans la détruire. Devenu veuf et tombé en disgrâce auprès du grand roi, il se résout à faire expérimenter sur lui le procédé du docteur, et son corps est enfermé dans une boîte mystérieuse qu’on se transmet religieusement de père en fils dans la famille des Givray. La boîte est ouverte le 1er avril 1879, suivant l’inscription gravée sur le couvercle, et l’ancêtre ressuscité par des moyens qu’il me paraît inutile de vous expliquer en détail et que je vous laisse le plaisir de chercher dans le livre.
Il a dormi juste deux cents ans. C’est beaucoup. Pourquoi a-t-il voulu faire un aussi long somme ? Parce que, nous dit-il, il tenait à se réveiller en une époque pour laquelle l’astrologue de Sa Majesté la reine-mère avait prédit de grands changements en France. Il est servi à souhait, mais il faut avouer pourtant que ce savant astrologue, qui lit de si loin dans l’avenir, aurait pu tout aussi bien conseiller à son ami Jean-René de se faire ressusciter en 1789, s’il n’avait eu pour but que de lui ménager le spectacle de grands bouleversements. Je soupçonne qu’il voulait en outre lui procurer pour secrétaire et pour historien M. Victor Fournel. Et M. Fournel lui-même, qui est, comme on sait, un critique et un érudit, en même temps que le plus piquant des chroniqueurs, tenait sans doute à avoir pour héros un homme du dix-septième siècle, qu’il connaît mieux que personne, – non seulement afin de rendre le contraste plus complet, mais aussi afin de se donner le plaisir d’un petit tour de force qui ne sera complètement apprécié que par les lettrés, à savoir de faire circuler son courtisan de l’Œil-de-Bœuf au milieu de nous, avec son costume, ses idées, son langage, sans commettre un seul anachronisme.
Le voilà donc, ce contemporain de Louis XIV, devenu le contemporain de M. Grévy et de M. Gambetta. Si vous vous êtes demandé quelquefois ce que Colbert aurait pensé de M. Constans, et Louvois du général Farre ; Boileau du Parnasse contemporain ; Mme de La Fayette, du roman naturaliste ; Molière, Corneille et Racine, de notre théâtre ; La Bruyère et Mme de Sévigné, de notre langue actuelle ; Bossuet, Pascal et Descartes, des idées de la science à la mode, lisez l’Ancêtre, et vous aurez la réponse. Rien, d’ailleurs, qui ressemble à une dissertation ou à une thèse : c’est un récit vif, alerte, pimpant, plein de désinvolture et de belle humeur ; la leçon découle naturellement des choses, la lumière jaillit du choc des conversations et des faits. Quoi de plus amusant, mais aussi de plus instructif, que la série de mésaventures par où passe ce revenant de l’ancien régime brusquement transplanté dans le nouveau, plus fourvoyé au milieu de la troisième République, de nos mœurs, de nos journaux, de nos Chambres, de notre littérature, de nos théâtres, de nos boulevards, qu’il ne le serait au milieu des Iroquois ou que ne le fut Gulliver chez les Lilliputiens ?
Dès sa première sortie, il est appréhendé par la police et fourré au violon. Il lit nos journaux avec une stupéfaction voisine du vertige. Il assiste à une séance de la Chambre, croit se trouver dans une réunion d’écoliers indisciplinés qui se battent, et tombe de son haut quand on lui apprend que ces messieurs sont les législateurs du pays. Il va à l’Académie et à la Bourse ; il monte en chemin de fer et retombe dans un champ de betteraves.
On le voit, tour à tour, dans une réunion publique, d’où il sort avec les yeux pochés, et à la cour d’assises, où il entend plaider un avocat, Me X…, qui fait non seulement acquitter, mais porter en triomphe sa cliente, accusée d’avoir jeté un bidon de pétrole à la figure de son prétendu séducteur. On lui explique ce que c’est que le jury, institué pour défendre la société, et au besoin pour la combattre, comme jadis la garde nationale, et il n’y comprend absolument rien, pas plus qu’aux vers des disciples de M. Victor Hugo et aux romans de M. Zola. Il va entendre un opéra de l’avenir, qui manque de le rendre fou. À chaque instant, les traces de la Commune passent sous ses yeux, et il voit les ovations décernées aux assassins des otages et aux incendiaires de Paris sur les ruines qu’ils ont faites. En allant à Versailles, pour y revoir le château royal et les jardins de Le Nôtre, il rencontre sur les murs et sur les arbres du parc des inscriptions allemandes, qui amènent son compagnon à lui raconter le couronnement du roi de Prusse dans le palais de Louis XIV. Qu’est-ce que cela, la Prusse ? Le mot ne lui dit rien d’abord ; mais, en fouillant dans les profondeurs de sa mémoire, il y retrouve le souvenir d’un duc de Prusse, venu à la cour du grand roi pour solliciter une pension. C’est le descendant de ce duc qui nous a repris l’Alsace, conquise par Louis XIV.
J’en passe, et des meilleures.
Dans ce voyage d’exploration à travers la société contemporaine, où il va d’ahurissement en ahurissement, ballotté sans cesse entre l’admiration et la révolte, entre l’éblouissement et le dégoût, – l’admiration pour le progrès matériel ; pour des découvertes qui dépassent les rêves de la sorcellerie ; le dégoût pour nos folies, nos désordres, notre décadence morale, – il tombe amoureux d’une jeune veuve qui tient un salon littéraire, où toute la nouvelle école se donne rendez-vous. Tous les échantillons de la poésie parnassienne, chinoise, hindoue, « tatouée, féroce, impassible et épileptique à la fois, décorée de plumes rouges, avec des arêtes de poisson dans le nez, des colliers de verroterie et des bracelets mérovingiens, » défilent devant lui. C’est la contrepartie du roman naturaliste. La Symphonie des fromages l’avait asphyxié ; il a envie de hurler comme les chiens à l’orgue de Barbarie, en entendant la pièce d’un poète familier de la maison, Aux cheveux de ma maîtresse :
Ô toison serpentine, ô longs cheveux bleus, mer
Moutonnant à grands flots sur sa nuque héroïque,
Boucles aux chauds parfums qui, d’un cercle magique,
Rivez l’âpre poète à vos cerceaux de fer…
Ce n’est pas même une parodie que cette pièce ; c’est un pastiche d’une exactitude absolue, comme celle que récite l’ancêtre lui-même, afin de montrer à ces barbares godelureaux de quelle façon il faut s’y prendre pour faire le petit vers galant. « Sonnet… c’est un sonnet. » Lisez les deux derniers tercets seulement :
J’eusse voulu, cueillant les roses et les lis,
En tresser un bouquet à ma divine Iris,
Et joindre à sa beauté leur beauté fraîche éclose ;
Mais j’aurais honte, Iris, à déranger vos sœurs :
Je respire et je vois de plus charmantes fleurs
Sur votre teint de lis et votre sein de rose.
Ni Oronte, ni l’abbé Colin n’ont mieux fait, et sans complaisance Philinte en eût trouvé la chute jolie, amoureuse, admirable. Mais la coquette Iris, au lieu de se laisser séduire, finit par laisser voir à l’ancêtre qu’elle se moque de lui, comme l’avait fait jadis la Champmeslé, et qu’au milieu du changement universel des hommes et des choses, la femme seule est restée la même.
Sur cette conclusion philosophique et morale, l’ancêtre, humilié, découragé, excédé, se sentant devenu ridicule dans ce monde nouveau, lui qui donnait le ton à la cour la plus polie du monde ; las d’avoir un laquais philosophe qui lit le Rappel et connaît à fond ses Droits de l’homme, de se trouver complètement étranger au milieu de son pays, d’errer dans le Paris de 1880 comme un somnambule, et de se heurter rudement à tous les angles du progrès, se fait remettre en sa boîte et se rendort pour un nouveau somme de vingt ans : « Il a vu Thiers Ier ; peut-être verra-t-il Coupeau III. Il a vu Clémenceau et Tolain à Versailles ; qui oserait dire qu’il ne verra point Hubertine, Polyte et Alphonse dans une Chambre présidée par le citoyen Trinquet fils ? » Si ce n’est par Trinquet fils, puisque Trinquet père a trahi, ce sera par Digeon, Rouillon ou Trognon.
L’Ancêtre n’est pas un roman à clé : il y a des types, il n’y a pas de personnalités. On reconnaîtra sans doute plus d’un portrait au passage, mais c’est qu’ils se rattachent au tableau de l’époque actuelle et qu’ils rentrent comme éléments nécessaires dans la peinture de nos mœurs, de notre littérature, de nos idées, de notre état social. Ce n’est même pas un roman, à proprement parler, mais plutôt une galerie de scènes comiques, d’épisodes instructifs et piquants, tracés avec la verve étincelante et le spirituel bon sens qui ont fait la popularité de Bernadille. C’est une leçon d’humilité et de justice donnée avec tant de malice et de bonne humeur, si bien assaisonnée d’un feu roulant d’épigrammes, si bien mise en mouvement et en action, qu’on s’en amuse comme de la plus joyeuse des comédies, – ce qui n’empêche pas, ou du moins ce qui ne devrait pas empêcher d’en faire son profit. Il serait difficile de ranger cet ouvrage, qui tient à la fois du chroniqueur et du moraliste, du conte et de la polémique, de l’actualité et de la fantaisie, dans une catégorie nettement déterminée ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que, quel que soit le titre qu’on lui donne, c’est un livre d’un bon sens, d’une verve et d’un esprit charmants.
_____
(« L. C. », in Le Constitutionnel, journal politique, littéraire, universel, soixante-sixième année, n° 303, lundi 31 octobre 1881 ; Aubrey Beardsley, illustration pour The Pierrot of the Minute: a Dramatic Phantasy in One Act, d’Ernest Dowson, Londres : Leonard Smithers, 1897)
L’ANCÊTRE : PROLOGUE
_____
Dans la matinée du 1er avril 1879, une scène étrange se passait au deuxième étage d’une maison de la rue de Lille, à Paris, occupé par la noble famille de Givray. Sur l’ample guéridon qui se dressait au milieu du salon, un valet de chambre, aidé par deux femmes de service, venait de déposer avec précaution une lourde caisse oblongue que recouvrait un tissu de soie, scellé aux armes de la famille. M. le comte Adhémar de Givray, madame la comtesse, sa femme, M. le vicomte Anatole, leur fils, et mademoiselle Berthe, leur fille, se tenaient silencieusement debout autour de la table, dans une attitude qui trahissait une curiosité ardente et mêlée d’une angoisse secrète. Les huit yeux se fixaient à la dérobée sur la caisse, puis se rencontraient tout à coup et semblaient, dans une sorte de communication électrique, faire un échange tumultueux de pensées et de confidences. À peine la porte se fut-elle refermée derrière les valets que la comtesse s’élança pour en tirer le verrou, tandis que le comte, se rapprochant précipitamment de la table, enlevait le tissu en deux tours de main.
On vit alors à découvert les parois de chêne profondément brunies par le temps, et, sur le couvercle, l’inscription suivante, en caractères du dix-septième siècle, apparut à tous les regards :
« À ouvrir le 1er avril 1879, ni avant, ni après, en famille, loin de tout œil estranger, par mes descendans en ligne directe, ou, à leur desfaut, par les héritiers de la fortune et du nom. Je fie ce dépost à l’honneur et à la loyauté des Givray. Cecy est ma volonté expresse, qui doit estre respectée, sous peine des plus grands malheurs.
J.-R. de G. »
Au-dessous était écrit, en lettres de six pouces : FRAGILE.
La boîte oblongue était célèbre dans la famille, réduite alors à la seule descendance, par l’extinction successive de toutes les branches collatérales. On se la léguait pieusement de père en fils, et, malgré la curiosité de tout arrière-neveu d’Adam, encore accrue par un mystère irritant et prolongé, nul n’avait osé anticiper sur le terme. L’inscription du couvercle, secondée par une tradition persévérante et par un respect presque superstitieux, avait protégé le dépôt de l’aïeul contre le double péril d’une négligence ou d’une indiscrétion également coupables. Depuis plusieurs générations, les comtes de Givray vivaient tous avec le rayonnement de la date fatidique dans l’esprit, mouraient tous avec le regret amer d’avoir vécu trop tôt !
Enfin, l’aube du ler avril 1879 venait de se lever. Jugez de l’émotion solennelle des quatre personnages qui se trouvaient face à face avec le grand arcane. Tout le reste du monde s’effaçait à leurs yeux. L’heure était venue où ils allaient voir flamboyer les trésors du Pérou dans ce coffre mystérieux, qui contenait à coup sûr le salut de leur race déchue ! Et ce magnifique mirage prenait corps devant leurs yeux, suivant les secrètes ambitions de chacun : pour le père, c’était le relèvement de la famille, un hôtel dans la rue de Varennes, et plus tard, au retour du roi, une ambassade ou la pairie ; pour la jeune fille, une robe qui écraserait celle de son amie Lucienne au prochain bal, et une belle dot qui lui permettrait d’épouser certain chevalier de ses rêves, quoiqu’elle ne fût pas d’un naturel très rêveur ; pour le vicomte enfin, jeune homme de modeste idéal et d’esprit positif, d’excellents cigares, les bonnes grâces d’une danseuse étique, mademoiselle Lili, qui figurait aux Folies dans Madame Favart, et le plaisir de planter là les études médicales auxquelles la médiocrité de la fortune paternelle l’avait forcé de descendre. Seulement Anatole, nourri de vaudevilles et d’opérettes, était un sceptique, et la date du 1er avril lui donnait le frisson, en lui faisant craindre qu’un aïeul facétieux n’eût voulu se moquer de ses descendants. Quant à la comtesse, c’était une bonne âme qui attendait tranquillement les choses, à la grâce de Dieu, sans faire de projets.
Les domestiques s’étaient éloignés ; les volets étaient clos ; deux candélabres à sept branches flambaient de toutes leurs bougies sur la cheminée.
Le comte s’inclina respectueusement vers la caisse, un ciseau d’une main, un maillet de l’autre, et fit sauter le couvercle d’un air qui semblait lui demander pardon de la liberté grande.
Tous les regards plongèrent comme une flèche dans l’intérieur.
Cette première caisse en renfermait une autre d’un aspect bizarre, pareille à un cercueil, dont la surface représentait la figure d’un homme étendu sur le dos, raide et les mains jointes, tels qu’on voit les barons du moyen âge sur leurs tombes.
À cette apparition funèbre, les spectateurs sentirent, comme il arrive infailliblement en pareil cas, une sueur froide leur couler sur le front, et la comtesse, jetant un grand cri, alla s’affaisser sur une bergère, où elle sembla prête à s’évanouir. Tandis que mademoiselle Berthe lui tapait dans les mains, n’osant sonner pour avoir des sels, le comte, qui était un homme de décision, faisait sauter le dernier couvercle comme le premier.
La seconde boîte s’ouvrit : on n’aperçut d’abord qu’un immense parchemin de cinq pieds de long, couvert d’une grosse écriture irrégulière. Le comte s’en empara d’une main qui tremblait d’émotion, et s’approchant des bougies, entouré de toute la famille, il lut à voix basse au milieu d’un silence profond :
« Je m’appelle Jean-René, marquis de Givray. Je viens d’atteindre ma cinquante-quatrième année. Dégousté de la vie pour avoir dépleu à nostre grand Roy, veuf depuis de longues années, d’ailleurs fort curieux de mon naturel, et converty aux sciences occultes par la lecture de M. Mauregard et la société de l’abbé Brigalier, j’ay demandé au docteur Petit, en qui j’ay toute confiance, d’expérimenter sur moy les procédez d’embaumement à vif dont il est l’inventeur. Il va donc me sousmettre à un refroidissement progressif qui engourdira tout mon corps, puis me boucher les pores à l’ayde d’un enduit qui préviendra l’évaporation des sucs vitaux ; après quoy, il me scellera dans une boëste hermétiquement close à l’action de l’air, de laquelle, par la grâce de Dieu, j’espère sortir vivant, le jour mesme où, qui que tu sois, tu liras ces lignes. L’opération sera calculée pour une durée de deux cent dix ans, d’après les supputations de l’illustre Jean-Baptiste Morin, astrologue de S. M. la Royne mère, qui a prédit pour cette époque de grands bouleversemens dans le monde. Le lecteur du présent papier est donc adjuré d’extraire délicatement de la caisse le corps de son ayeul, Jean-René de Givray, puis, après l’avoir exposé quelques minutes à l’influence d’une flâme douce et bienfaisante, de le laver une première fois avec de l’eau tiède, une seconde fois avec de l’huile d’olive, meslée, dans la proportion des deux tiers, à l’essence qu’il trouvera dans la poche droite de mon pourpoinct. Cela faict, on me plongera pendant une heure dans un bain, maintenu à la température de trente degrez ; après quoy, on me retirera, on m’étendra sur un tapis mœlleux dans l’atmosphère de la chambre, remplie des vapeurs du bain, et l’on me frictionnera avec force sur toutes les parties du corps, spécialement sur la poitrine. Lorsque mes membres commenceront à recouvrer la chaleur et la souplesse de la vie, on me versera entre les dens trois gouttes de la liqueur prise dans le petit flacon qui me pend au col, et l’on attendra. Si les symptosmes de la résurrection tardoient plus d’une demy-heure à se produire, il faudroit renouveller la dose, en l’augmentant de moitié, et ainsi de suite jusqu’à l’épuisement du flacon. Au cas où la journée se passeroit sans résultats, il ne resterait plus qu’à me remettre dans la boëste, et à me procurer une sépulture chrestienne. Mais j’ay foy en la science et au docteur Petit.
Sur ce, que Dieu me protège, et qu’il me pardonne si je l’ay tenté !
Paris, en mon hostel de la place Royale, ce 1er avril 1669, 10 heures du matin.
JEAN-RENÉ DE GIVRAY. »
Le parchemin tomba des mains du comte. Les trois auditeurs demeuraient stupides d’étonnement et d’effroi. Ils se regardèrent frémissants, livides, hagards, sans dire un mot, sans faire un geste. L’idée d’une ridicule mystification passa, comme un éclair, dans le cerveau du comte lui-même et de sa femme, mais je ne sais quelle impression solennelle et terrible ne leur permit pas de s’y arrêter une seconde.
« Allons ! » dit le chef de famille.
Tous tressaillirent ; ils avaient cru entendre la voix du mort-vivant.
« Allons, répéta-t-il ; Anatole, vous êtes un homme ; venez m’aider. »
Anatole et le comte se penchèrent sur la caisse. Jamais voleur dépouillant un cadavre, jamais fils ensevelissant sa mère ne tremblèrent plus de terreur et d’angoisse. Ils enlevèrent une riche étoffe qui recouvrait le corps. Une pénétrante odeur de camphre et de vernis se répandit dans la pièce. Jean-René de Givray apparut, son habit de brocart d’argent étendu sur lui, son tricorne sur les jambes, sa grande canne à bec de corbin le long des cuisses, et sa perruque à trois marteaux sur le chef.
Ils transportèrent la caisse intérieure dans la salle de bain qui touchait au salon. Un tapis fut étendu à terre. En une minute, un bon feu flamba dans la cheminée. Puis le comte fit un signe et les dames sortirent, non sans se retourner, comme la femme de Loth.
Demeurés seuls, les deux hommes retirèrent doucement le corps du cercueil, le déposèrent sur le tapis, en le rapprochant peu à peu du foyer, le lavèrent, le baignèrent, le frictionnèrent suivant la formule. La friction laissa subsister après elle une chaleur légère, qui semblait rayonner du cœur à toutes les extrémités du buste, et se prolonger même faiblement dans les membres. Ils frictionnèrent de plus belle. Anatole, en sa qualité d’étudiant en médecine, dirigeait soigneusement l’opération. Au bout d’un quart d’heure, le comte crut sentir la rigidité cadavérique se détendre mollement sous ses doigts. Il essaya en vain d’écarter les dents serrées pour verser dans la bouche la liqueur de vie ; heureusement, l’absence de deux incisives ouvrait une brèche suffisante, par laquelle il introduisit le flacon. Alors, se relevant, pâle lui-même comme un mort, il tira sa tabatière et y plongea machinalement les doigts. Quelques grains de tabac tombèrent sur le corps.
Au même instant, un phénomène effrayant se produisit : la paupière droite, puis la paupière gauche remuèrent à plusieurs reprises ; la bouche s’ouvrit convulsivement ; les narines s’écartèrent ; le buste se souleva à demi, et, au milieu d’un silence lugubre, Jean-René de Givray, avec une sonorité qui fit trembler les vitres, éternua deux fois.
À cet éternuement de l’autre monde répondit une clameur aiguë dans la salle voisine : c’était la comtesse qui s’évanouissait, cette fois pour tout de bon, de l’horreur d’entendre un mort éternuer dans la salle de bain. Mademoiselle Berthe la délaça à toute vapeur et lui jeta le contenu de deux ou trois carafes au visage, quoiqu’elle eût une certaine envie de s’évanouir aussi pour son propre compte.
Le marquis se dressa sur son séant… On entendit un bruit sourd comme celui des rouages d’une horloge qui s’apprête lentement à sonner.
« Où suis-je ? » fit-il enfin d’une voix rauque qui s’échappa, en grinçant, de son larynx rouillé par un mutisme de deux siècles.
Il remua la tête à angle droit, à peu près comme ces pantins que les enfants tirent avec une ficelle ; et, arrêtant ses yeux sur le comte et son fils :
« Que vois-je ? » reprit-il.
Pas un mot, pas un souffle ne lui répondit. Les spectateurs de cette scène, le regard fixe et dilaté par l’épouvante, se serrant instinctivement la main, retenaient leur haleine et ressemblaient à deux hallucinés.
Jean-René parut recueillir ses esprits et fouiller longuement dans ses souvenirs encore obstrués de brouillard. Ce fut un travail difficile, qui faillit échouer. Enfin, une lueur subite illumina son intelligence.
« Ah ! je me souviens ! » s’écria-t-il.
Et aussitôt, tournant ses regards sur lui-même, il vit qu’il était nu, et il fit signe à ses descendants de venir l’habiller. Ceux-ci s’empressèrent d’obéir, avec un zèle que ne secondait pas une aptitude suffisante, car les notions archéologiques du père et du fils se bornaient à celles qu’ils avaient puisées dans la lecture des Trois Mousquetaires et la fréquentation de l’Opéra. Ils ne savaient que faire des galans, comment attacher les hauts-de-chausses, ni où placer les canons ; si bien que Jean-René, dont la langue ne dérouillait qu’avec peine, se mit à rire bruyamment, pour entamer la conversation, en s’apercevant qu’on venait de lui attacher sur la poitrine un nœud de rubans destiné au genou. Il lui semblait inouï qu’un homme de bonne compagnie ignorât l’art d’arranger une petite-oie ; ce fut sous ce grave aspect que lui apparut tout d’abord le bouleversement social prédit par l’illustre astrologue J.-B. Morin, et qu’il en mesura du premier coup l’étendue.
L’éclat de rire de Jean-René retentissait encore, semblable au son d’une crécelle, quand la porte de la chambre s’ouvrit, et la comtesse entra, suivie de sa fille. Apercevant des dames, le marquis salua jusqu’à terre. Avec son ample perruque, sa longue canne et son magnifique habit de brocart, il avait tout à fait grande mine. Le maître des cérémonies Sainctot eût été content de sa révérence. Mais quand il voulut se redresser, on dut lui frotter doucement le dos pour assouplir les muscles et l’échine.
Et, pendant ce temps, il leur adressait la parole avec la galanterie consommée d’un courtisan du grand siècle :
« Mesdames, disait-il, quoi qu’il me puisse advenir, je remercie Dieu d’avoir favorisé ma résurrection, puisqu’elle me rend témoin de tant de grâce et de beauté. Excusez un pauvre diable de revenant, s’il exprime si mal ce qu’il ressent si bien : dès que j’aurai mieux recouvré l’esprit et la langue, le premier, le plus cher usage que je m’en pro mets est d’avoir le plaisir de vous faire ma cour. »
Puis, l’opération terminée, se retournant sans transition vers le comte :
« Monsieur, voulez-vous me permettre de vous demander votre nom ?
– Adhémar de Givray ! » répondit celui-ci, en faisant un effort surhumain pour articuler ce peu de mots.
Jean-René leva son chapeau vers le ciel, avec un geste religieux et grave qui remerciait Dieu. Il reprit :
« Quel est votre âge ?
– Cinquante-sept ans.
– Alors, s’il m’en souvient bien, vous avez trois ans de plus que votre aïeul, » fit-il en se mettant à rire.
Il riait de si bon cœur qu’en un clin d’œil la contagion se communiqua de proche en proche, et que, cinq secondes après, le père, la mère et les enfants riaient eux-mêmes aux larmes d’un rire nerveux et stupide, tout en se sentant le cœur fort serré.
Il était visible que Jean-René pouvait passer pour un des morts les plus facétieux qu’on eût vus depuis longtemps, et cette découverte rassura quelque peu la famille. Il fallait, du reste, en prendre son parti : ce mort était désormais vivant, et très vivant.
On finit par s’apprivoiser avec un revenant de si belle humeur. Dix minutes plus tard, c’était à qui le toucherait, l’interrogerait, pour s’assurer qu’on n’avait pas affaire à un animal empaillé, mû par quelque ingénieux mécanisme, comme on en voit dans les contes d’Hoffmann. Ce fut alors un ouragan de questions, d’admirations, d’exclamations, de stupéfactions, dont je vous fais grâce et dont Jean-René s’amusa beaucoup, en y répondant de la meilleure façon du monde.
« Çà, dit-il, quand ce premier tumulte se fut un peu calmé, vous portez de singuliers costumes et qui sentent furieusement leurs hobereaux de province ! J’espère que nous sommes à Paris, pourtant.
– Sans doute.
– Très bien. La place des Givray est à Paris, à portée de la cour. Si nous allions faire une promenade !… Je ne serais pas fâché de revoir la grand’ville. »
Après avoir salué les dames et coquettement assujetti son chapeau galonné sur sa tête, il se dirigea vers la porte, et le comte, encore hébété de stupeur, le suivit machinalement, sans réfléchir à ce que le costume de son ancêtre avait d’anormal.
Avant d’aller plus loin, je sens le besoin de rassurer le lecteur qui pourrait avoir conçu quelque doute sur l’authenticité de cette véridique histoire. Ce que je viens de vous conter et ce qui va suivre s’est bien passé à Paris, le 1er avril 1879 et les jours suivants, sous la présidence de M. Grévy et le ministère de M. Waddington, M. Ferry étant grand maître de l’Université, M. Gambetta président de la Chambre et M. Andrieux préfet de police. Ne vous en étonnez pas de n’en avoir rien su : Paris est si grand, et l’agence Havas si mal informée !
_____
(Victor Fournel, L’Ancêtre, légende contemporaine, Paris : Calmann Lévy, 1881)