M. Heinz Ewers habite, à Berlin, dans les rues muettes qui entourent le Tiergarten, une belle maison où il m’a reçu l’an dernier. Un grand cabinet de travail, moitié style anglais, moitié confort allemand. L’écrivain lui-même a l’allure britannique. Je connaissais de M. Ewers la Mandragore, qui a été traduite en français. Il a fait sur l’art en France d’importants travaux. Lié avec M. Hitler, j’attendais de lui quelques précisions sur le sens philosophique, si l’on peut dire, du mouvement nazi et sur l’esprit de la jeunesse. Il me fit la plus intéressante des réponses : il me confia les bonnes feuilles d’un roman qui était l’histoire de jeunes Allemands patriotes. Dédié aux étudiants, le livre s’appelait : le Cavalier dans la nuit allemande.

Il parut peu après. Sur la couverture, un cavalier nu, athlétique et farouche, chevauche à cru un cheval noir devant la nuit bleu sombre et l’horizon de feu. Je doute que l’ouvrage puisse être traduit en français, tant la haine du vainqueur y éclate. Mais il se lit avec un intérêt que les circonstances augmentent encore. J’y pensais, il y a peu de jours. J’avais emporté en voyage le roman où M. Philippe Barrès a décrit les combattants français de la guerre mal adaptés à la paix. En France, le drame a pris fin en 1918, et tout le problème a été de s’accommoder à une vie sans fusils, sans grenades, sans barrage roulant et sans coups de main. En Allemagne, le drame ne s’est pas terminé à l’armistice ; il s’est prolongé sur une série de champs de bataille locaux, à travers la guerre civile et la contrainte étrangère ; il dure encore.

C’est justement ce que montre le roman de M. Ewers. Il commence, en mai 1921, en Haute-Silésie. Et ce que nous voyons d’abord, c’est un corps franc allemand, cantonné dans un village, et qui fait le coup de feu avec les Polonais. L’ambulance est installée dans l’auberge. Deux lieutenants, Scholz et Hornemann, attendent sur la place, devant la fontaine. Ils font partie du corps Hauenburg, quatre compagnies commandées par un chef de moins de vingt ans. Le cheval de Scholtz, effrayé par un motocycliste, est tombé, et le cavalier dessous. Contusion de l’épaule avec épanchement de sang. De l’auberge, une voix appelle, et les deux camarades se trouvent en face de l’infirmière, la Schwester Pia, petit nez, bouche riante, joues en pommes, qui est célèbre par sa manie de la teinture d’iode, et qu’ils ont connue dans les pays baltes.

Tout en pansant l’épaule de Scholz, l’infirmière, cordiale et pitoyable, l’interroge. « Quel âge as-tu au juste ? Ah ! je sais : vingt-six ou vingt-sept. Mais tu parais un peu plus. Sept années de guerre et un peu d’hôpital entre-temps (Scholz a été blessé huit fois). Tu es un garçon solide, tendons et muscles, pas de viande de trop, droit comme un sapin. Et tu es pourtant un pauvre petit oiseau, et ça rêve et ça chante là-dedans. Vole, petit oiseau, et fais attention de ne pas te faire mettre en cage. » – Puis elle l’envoie au premier étage, demander des bandes à la Schwester Martha. Et, restée seule avec Hornemann : « Il va être étonné, dit-elle. Sais-tu qui est la sœur Martha ? Tu la connais de la Baltique. Rappelle-toi : l’été 19…, la fille pâle, la recrue Lili, qui suivait la colonne Kleist. » Et ils échangent leurs souvenirs de cette étrange histoire. Cette Lili devait être la fille d’un baron balte ; le château devait avoir été brûlé par les bolcheviks quand elle avait seize ou dix-sept ans, les parents tués, elle-même… Elle s’était ensuite réfugiée chez un paysan. Puis on l’avait vue, vêtue d’un uniforme pris à un soldat mort, avec les corps francs allemands qui tenaient les pays baltes, un jour avec le corps Brandis, un autre avec la division de fer du major Bischoff. Après les combats, elle parcourait le champ de bataille sur son petit cheval et cassait la tête des blessés bolcheviks. Elle avait tantôt un protecteur, tantôt un autre : au camp de Jakotstadt, c’était un cornette des Russes Blancs ; puis le capitaine Dirksen, du corps York ; un soir qu’il était ivre, il l’avait vendue à Scholz. Enfin, Scholz lui-même avait dû, l’un des derniers, repasser la Memel, et rentrer en Allemagne. Malgré ses promesses, il n’avait plus écrit. Il est certain que Lili l’avait adoré. Enfin, la sœur Pia avait eu pitié d’elle ; elle l’avait fait engager comme infirmière. Comme elle taisait son nom de famille, un employé lettré avait écrit sur son passeport : Lili Ignota. Elle parlait l’anglais, le français, l’italien ; elle savait le blason ; elle dessinait et elle était bonne musicienne ; elle poursuivait maintenant ses études de médecine. C’était un des êtres étranges qui sont nés de la guerre ; l’enfant des barons baltes avait péri en elle, comme brûlée par les incendies de la Duna ; des cendres, une femme nouvelle était ressuscitée, une Lili Ignota, à qui on connaissait deux sentiments : la haine des Russes et l’ambition.
 
 

 

Gerhard Scholz et Lili, qui se retrouvent ainsi en Haute-Silésie, vont être les protagonistes du roman. Un jour, au bord d’un bois où ils ont déjeuné, ils parlent avec une tristesse indignée de l’état de l’Allemagne. « Il n’y a donc point d’hommes ? demande-t-elle. – Il y en a, répond-il. Mais ils travaillent pour eux, ou pour leur parti, ou pour les intérêts de leur métier personnel ; pour l’économie rurale, pour l’industrie, pour les syndicats, pour le commerce, pour la propriété, pour les employés. Ils n’oublient qu’une chose : leur pays et leur peuple. – Il vous faut un guide, dit Lili. Einen Führer brauch ihr. » Ils cherchent un nom à ce guide et ne le trouvent point. Hindenburg est un soldat fidèle à la Constitution, Ludendorff perd la tête. Les chefs des bandes qui pullulent en Allemagne, comme Hauenburg, sont des condottieri. « Personne, vraiment ? dit-elle encore. – Je ne vois pas comment il s’appellerait. – Et s’il s’appelait Gerhard Scholz ? » Il se met à rire. Mais elle lui ferme la bouche. « Tais-toi, dit-elle, je ne veux pas de réponse. Il faut qu’on se mette à la tête des autres. »

Voilà donc Gerhard devenu le chef de ces enfants perdus, de ces patriotes conspirateurs qui servent l’Allemagne malgré elle. À sa suite, nous allons être initiés aux secrets de cette guerre sourde, de ce complot permanent. Et ces révélations seront assez édifiantes. Ces histoires de proscrits désavoués par le gouvernement allemand, traqués et luttant pourtant pour leur pays, punissant de mort les traîtres se glissant jusque chez le vainqueur, doivent passionner la jeunesse allemande. Elle doit lire Ewers comme nous lisions les Faucheurs de la mort. Mais pour les Français aussi, le roman n’est pas sans intérêt. C’est ainsi qu’à la fin de 1922, nous assistons à une conférence faite par Maurice Barrès, à Mayence, chez le général Mangin, et racontée par Lili qui, non contente d’y assister, a pris des croquis et les a vendus à la Revue rhénane. Il paraît que Barrès, parlant du génie du Rhin devant un auditoire allemand, a élevé Gœthe au-dessus de tout. Francs du Rhin, Francs de la Seine, aurait-il dit, sont des frères.

« Malheureusement, les Francs du Rhin sont restés un peu en arrière. C’est l’effet de la malheureuse influence de l’Est, de ces hordes prussiennes sans culture. Plus on va vers l’Est, et plus s’étend la domination des barbares brutaux… » Après ce récit ironique : « Que pensent-ils de nous, les Baltes ? reprend Lili avec colère. Ils croient peut-être que nous ignorons encore l’usage du feu ou que nous amortissons la viande sous la selle ! » Mais si les gens du Rhin comprenaient l’indication de l’heure, poursuivait Barrès, s’ils voulaient enfin entendre que la France est une tendre mère pour tous les Francs… À ces mots, Hornemann interrompt le récit de Lili : « Tais-toi ! » lui crie-t-il. Mais elle, en riant : « Si vous aviez vu comme le public applaudissait le poète Barrès, et les Allemands plus encore que les Français. » Elle raconte que M. Tirard était là, le président de la commission interalliée, et M. von Metzep, ancien directeur de Krupp, et le docteur Dorten, et sa femme qui l’appelle « Bébé chéri, » et qui se sent déjà président d’une république rhénane. Car le docteur Dorten sera l’Oberpræsident de cette confédération de quatre républiques que les Français veulent créer sur le Rhin. Les présidents seront Matthes, Deckers, Smeets et Heinz-Orbis. Confédération dans le cadre du Reich, pour commencer, puis promptement indépendant, puis, comme dernier état, annexée à la France et province française.

L’année suivante, Scholz participe, toujours clandestinement et en conspirateur, à la résistance dans la Ruhr. On voit les Français répandre dans les ruisseaux le lait destiné aux enfants. On voit aussi les Américains, secrètement favorables aux Allemands, faire évader les prisonniers. Lili manque être prise. Mais elle est sauvée par l’intervention d’un Italien, membre de la commission envoyée dans la Ruhr, et qui n’est autre que M. Farinacci. Celui-ci vit aujourd’hui assez retiré à Cremone, mais il était alors secrétaire général, si je ne me trompe, du parti fasciste et lieutenant de M. Mussolini. Après avoir tiré Lili des griffes des Français, M. Farinacci lui offre une tasse de thé, et nous assistons à leur conversation qui est très instructive. L’Italien fait de son chef un éloge enflammé : « Mussolini, dit-il, c’est le fascisme ; c’est la croyance à l’Italie et à sa mission ; c’est la tradition millénaire ; c’est la Rome antique, incarnée en lui… Il est tout ce qu’il y a de bon et de fort dans notre peuple ; le cerveau qui pense juste est avec lui, et aussi le poing qui tient le marteau, et pousse la charrue. Il est la vraie noblesse ; il est l’âme brûlante de notre peuple. Benito Mussolini, das ist Italien selbst. Et nous sommes tous Mussolini. » « Un Allemand s’exprimerait sans doute plus simplement, songe la jeune femme, mais cet Italien a raison. » Et elle se rappelle un mot d’Héraclite : « Celui qui est le meilleur en vaut dix mille. » M. Farinacci termine la conversation en ne cachant pas son indignation de voir à la France la patrie de Garibaldi et le berceau de la maison de Savoie. Et il donne à l’Allemande ce conseil : « Soyez forts, et nous serons avec vous. »

Tout le livre est rempli de ce conseil. Soyez forts ! M. Ewers est sans merci pour les Allemands qui pactisent. Ses héros sont les hors-la-loi. L’un d’eux est l’objet de sept mandats d’arrêt. Scholz, lui-même, arrêté par les Belges en 1925, alors qu’il faisait campagne pour Hindenburg, et martyrisé, s’évade ; mais il est repris par les Allemands eux-mêmes, et condamné, dans son ingrate patrie, à six ans de forteresse. Il y devient fou. Mais le livre s’achève sur une parole d’espérance. Comme le fidèle Henri s’était mis autour du cœur trois bandes de fer pour se souvenir du malheur de son maître, et les fit sauter quand celui-ci eut repris sa forme, l’âme de Scholz sera libérée quand l’Allemagne elle-même renaîtra. Cet appel au libérateur, à travers le juste et l’injuste, et parmi toutes les péripéties de l’ouvrage, explique peut-être plus d’un événement.
 
 

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(Henry Bidou, « Chronique, » in Le Temps, soixante-treizième année, n° 26153, mercredi 5 avril 1933. Deux exemplaires de l’édition originale de Reiter in deutscher Nacht, Stuttgard et Berlin : J. G. Cotta, 1932, le second avec sa très rare jaquette ; jaquette de Rider of the Night, première édition américaine, New York : John Day Company, 1932)