« Alors, petit, ton grand oncle au large des côtes de Bretagne fut pris un jour par des pirates espagnols, devint cuisinier de ces messieurs et, quelques mois plus tard, fut débarqué sur le territoire de la République Dominicaine. Il s’évade, franchit la frontière, est accueilli par les Français, et en peu de temps devient un personnage considérable, archimillionnaire, propriétaire de plantations et de quatre cent nègres. Mais, nom d’un tonnerre ! il était dit que tout cela devait mal finir. Ce sacré Toussaint Louverture fomente une révolution et ton grand oncle est scié un beau matin, entre deux planches d’acajou… »

Le petit Gustave Le Rouge écoute son oncle, capitaine au long cours, raconter cette charmante histoire de famille. Ils sont tous deux sur un beau bateau dont les voiles se gonflent au vent de la mer. On est loin de la rade de Cherbourg, encore plus loin du collège où l’apprenti marin fait ses études. On ne voit que la mer et le ciel.

« Encore une histoire mon oncle !

– Suffit. Je vais plutôt te chanter une chanson. Écoute, fiston, et tâche de te fourrer cela dans le caberlot :
 

Il était une frégate,

Larguez le ris !

Qui s’app’lait la Danaé… »

 

Ah ! La belle existence ! Comment aimer autre chose que la mer, les marins, les aventures, les naufrages, les nègres et les îles désertes ? D’ailleurs, dans ce sinistre collège de Cherbourg, on joue déjà un peu au pirate. Les petits camarades sont, pour la plupart, de jolis chenapans renvoyés de toutes les autres institutions. Il y a des Corses, des Flamands, des Alsaciens, des Roumains, des Argentins, et quand tout cela se mutine il faut appeler un piquet d’infanterie de marine pour rétablir un ordre provisoire.

Cette atmosphère de ponton chauffe terriblement les tempes du petit Le Rouge, mais un événement va brusquement faire naître en lui une agitation d’une toute autre nature.

Un matin, c’est en février 1883, les élèves de rhétorique du collège de Cherbourg voient arriver leur nouveau professeur de lettres. C’est un nommé Jules Tellier, un tout jeune homme qui n’a pas vingt ans, mais qui arbore une extraordinaire cravate. S’adressant à sa classe d’une voix douce et désenchantée, il commence par faire cette étrange déclaration : « Mes amis, je ne viens pas ici pour vous raser avec le bachot, mais pour essayer de vous donner l’amour des lettres… » Et aussitôt il se met à réciter du Victor Hugo. C’est un ravissement général. Les cancres se découvrent en très peu de temps un goût prononcé pour la littérature. Quant à Tellier, magnifique, il prête de l’argent aux plus pauvres pour leur permettre d’acheter des livres de vers.

La contagion gagne les autres classes et Gustave Le Rouge décide que, lui aussi, il sera poète. Son père qui aurait voulu se consacrer à la peinture et qui, pour vivre, est obligé d’être artisan de village lui conseille de faire son droit. Pourvu de son diplôme de bachelier, l’amoureux des lettres s’installe à Caen, s’inscrit à la Faculté, coiffe un béret de velours et fonde sans plus tarder la Revue Septentrionale en compagnie de Léon Masseron (poète de génie parti depuis en Océanie). C’est très rapidement la misère. Notre jeune étudiant est quelque temps secrétaire du Cirque Priami, mais, comme il tente de s’enfuir avec une écuyère, il perd sa place. Privé de logement, il trouve un asile dans une villa assez louche des faubourgs de Caen où il campe la nuit avec deux amis et, certain soir particulièrement pénible, trois affamés descendirent dans le jardin cueillir tous les bourgeons de rosier, pour s’en faire une salade. Malgré cette alimentation peu reconstituante, Gustave Le Rouge trouve le moyen de décrocher sa licence. Mais la belle avance ! Va-t-il être obligé de devenir clerc d’huissier à Valognes ou à Caen ? Il appelle à son secours une parente puissante qui réussit à le faire entrer dans les bureaux de la compagnie P.-L.-M. Il reste là six mois à garder des dossiers, mais il s’échappe souvent pour retrouver au café Verlaine dont il est devenu l’ami. Il fait en même temps la connaissance de Villiers de l’Isle-Adam et de Léon Bloy. Quelle joie de bavarder avec de tels bonshommes ! mais quel empoisonnement d’être obligé d’aller à un bureau. Il plaque l’administration et reste un an sans domicile, ayant pour lit le sopha ou le fauteuil prêté par les camarades. Les poèmes qu’il fait paraître dans la Plume, le Procope, et dans la Revue d’un Passant, sont trop peu payés pour lui permettre de vivre et Verlaine le tire quelque temps d’affaire en le faisant entrer pour « mistouflite aiguë » à Broussais, dans le service du Dr Chauffard où lui-même se trouve en traitement.

Sorti de l’hôpital, le problème de l’existence recommence. Gustave Le Rouge fabrique quelques thèses de médecine, est un instant directeur de La sauvegarde des Marques Françaises, Maritimes et Coloniales, publie un recueil de sonnets intitulé : Le Marchand de Nuages, prend part à une conspiration manquée contre le roi des Belges… Rien de tout cela n’est très lucratif.

Mais Gustave Le Rouge est célèbre dans Paris et Flammarion lui demande un ouvrage sur le Quartier Latin. Le livre a un succès étourdissant. Le père Guyot, de son côté, flairant dans ce jeune poète de grands dons de conteur, lui demande d’écrire un livre d’aventure.

L’ancien élève du collège de Cherbourg sent brusquement refluer vers lui tous les rêves de son enfance. Il se met au travail. Mais comme Flammarion n’a pas été très généreux, il est obligé d’accepter une combinaison : il écrira le roman, un nommé Guitton paiera le loyer et signera le livre. Les bénéfices seront partagés également. C’est l’histoire de La Conspiration des Milliardaires, livre prophétique qui paraît en 1897, et c’est l’histoire de tous les romans de cette époque.

Quelques années plus tard, on lui offre de partir en Tunisie pour diriger un journal. Il s’embarque. Deux numéros paraissent et c’est la faillite. Notre directeur qui, pour venir, avait fait la traversée en première classe est obligé, pour le retour, de voyager en troisième avec les Bataillonnaires d’Afrique.

Se trouvant après la mort de son père en possession de quelques sous, il file à Jersey où il loue une villa pour écrire en paix un grand livre d’aventure : Le Mystérieux Docteur Cornélius. Mais il est dit qu’il n’aura pas de chance en affaires. Ce roman que tout le monde s’arrache ne lui rapporte presque rien et il est obligé de se remettre à faire des bouquins pour un industriel de lettres. En 1905, on le retrouve à Beaune directeur de journal et, en 1909, on le voit se présenter, sans succès, comme candidat radical-socialiste à Nevers.

Enfin, en 1914, il reçoit le Grand Prix de la Critique pour son très beau livre : Les Derniers Jours de Paul Verlaine. La même année, Pancier édite à 200 000 exemplaires Le Mystérieux Docteur Cornélius (soixante mille lignes !). Ce roman est en même temps traduit en italien, en espagnol et en hollandais. Le Rouge place en outre quatre romans chez Nilsson : Le Fantôme à la Danseuse, La Vengeance du Docteur Mohr, Le Masque de Linge et La Rue Hantée.

L’horizon semble devenir moins noir, d’autant moins qu’on lui demande maintenant des scénarios de cinéma. Mais, justement, voici la guerre ! Gustave Le Rouge retombe dans le pétrin. Après la bataille de la Marne, il devient correspondant de guerre de L’Information, donne un feuilleton dans ce journal : Le Tapis Empoisonné, passe ensuite à La Rive Gauche comme reporter aux appointements de cent cinquante francs par mois, puis au Petit Parisien comme chef de la banlieue. Misérables besognes sur misérables besognes.

À la fin des hostilités, tout est à reprendre. Il commence à écrire des romans pour des éditeurs qui ne le payent pas et qui réalisent des fortunes de ses œuvres.

C’est heureusement un philosophe et, ce qui l’amuse le plus, c’est de penser que le public ou même certains confrères se le représentent comme un romancier roulant sur l’or en automobile.
 

*

 

Gustave Le Rouge habite, au cinquième étage d’un vieil immeuble du quartier des Batignolles, un tout petit appartement où s’entassent des livres, des paperasses, des cristaux de Bohème, des oiseaux empaillés, des moulages et des fleurs monstrueuses construites avec des carapaces de homards. Doué d’une jeunesse et d’une fraîcheur d’âme étonnantes, il vit là-haut, coiffé de son petit béret de velours, comme il vivait jadis au Quartier Latin. Chaque matin, à l’heure où passe le rempailleur de chaises, il arrose soigneusement la mandragore qu’il cultive sur son balcon en chantant la chanson de son oncle :
 

« Il était une frégate

Larguez le ris ! (bis)

Qui s’app’lait la Danaé… »

 

Et, s’installant à son bureau de travail, il commence à dicter à sa secrétaire bénévole un nouveau chapitre de son dernier roman, mettant ainsi en mouvement, sans effort, non seulement une étincelante imagination, mais tout l’appareil merveilleusement logique de son raisonnement. De temps à autre, il s’arrête de dicter, se lève de son fauteuil, roule une cigarette, fait quelques pas parmi les embûches de son cabinet, d’un geste furtif de la main se caresse la figure et revient à sa place. Le récit reprend, dramatique à souhait et chargé du terrible mystère qui conduira haletant le lecteur jusqu’à la dernière ligne du dernier chapitre.

Cet homme qui a huit millions de lecteurs (chiffres contrôlés) est d’une délicieuse timidité. Il s’excuse de tout. Il s’excuse de ne pas avoir de fauteuils, mais il vous avance d’immenses chaises capitonnées d’un cuir éblouissant où, sur fond d’or, des perroquets bleus respirent des pivoines rouges (car Gustave Le Rouge a retrouvé, pour son usage particulier, le secret du cuir de Cordoue). Il s’excuse de n’avoir pas une salle à manger plus grande pour recevoir les amis ; mais, quand il reçoit, les convives sont traités comme des princes du sang.

Car c’est un cuisinier d’un raffinement inouï. Vous le savez, vous : Vincent Muselli, Henri Casanova, Frédéric Lefèvre, Jean Texcier, Jean Louyriac, qui avez goûté à sa magistrale cuisine. Auteur de La Vieille France à table, il nous fera un jour, dans le palais que nous choisirons, son fameux Paon à la Royale, mais en attendant, nous gardons le souvenir de la glorieuse soirée où Gustave Le Rouge nous fit les honneurs d’un Homard à la Douglas. La véritable cuisine d’Hoffmann ! Un litre de gin flambait dans l’immense casserole de cuivre où rougeoyaient les crustacés. Armé d’un trident, revêtu d’un tablier de sommelier semblable à la chasuble du diable et coiffé d’un haut de forme au poil dru, l’auteur du Mystérieux Docteur Cornélius retournait les damnés. Texcier, en chandail multicolore, faisait doucement chauffer les truffes en fredonnant Ukulele Lady.

Quand Madame Le Rouge apparut, portant le plat triomphal, les convives aussitôt entonnèrent en l’honneur du cuisinier qui, Dieu me pardonne ! cherchait encore à s’excuser, la célèbre chanson :
 

« Passant par Paris, et vidant bouteilles,

Un de nos amis me dit à l’oreille… »

 

Des bouteilles, nous en vidâmes, ce soir-là, un nombre respectable, mais pas assez pour éteindre ce feu à la fois tendre et tenace qui brûlait en nous…

Nous buvions en l’honneur du cuisinier, mais nous buvions surtout à la gloire de Gustave Le Rouge, romancier, dramaturge, poète, critique, essayiste, dernier des encyclopédistes (suivant le mot de Du Plessys), car voici qu’on chuchote partout que l’auteur du Naufragé de l’Espace et du Mystérieux Docteur Cornélius devrait avoir chez nous la célébrité d’un Wells et que certaines pages de son œuvre immense sont dignes d’un Villiers de l’Isle-Adam et d’un Edgar Poe. C’était l’avis de Léon Bloy et de Du Plessys. C’est aujourd’hui l’opinion de Blaise Cendrars, de Jean Dorsenne, de la Taillède, de Vincent Muselli, de Roger Dévigne, de Frédéric Lefèvre, d’Henri Casanova, de bien d’autres encore. Et c’est peut-être aussi l’avis des éditeurs.

Gustave Le Rouge, qui a dû parfois faire le nègre dans sa chienne de vie, a bien failli lui aussi être scié, comme son grand-oncle, entre deux planches d’acajou. Mais comme ces planches étaient celles de sa bibliothèque, il a été sauvé de la mort par les quelque deux cents bouquins qu’il a écrits et qu’il n’a pas toujours pu signer !

Ces deux cents volumes, il va les faire relier en peau de négrier.
 
 

_____

 
 

(Jean Cabanel, « Lettres, » in Triptyque, lettres, arts, sciences, n° 15, février 1928)

 
 

 

Robert pouvait jusqu’à un certain point se considérer comme très heureux, comme aussi heureux que possible.

Pourtant, son vieux désir d’aventures n’était pas mort. Mais en attendant une exploration très complète, l’invention de moyens de communication avec la Terre et peut-être son retour à la planète natale, – grand projet, momentanément ajourné, – Robert n’avait pas de plus grand plaisir que d’aller tout seul à la découverte sans aucun de ces braves Martiens dont la naïve affection lui devenait à la longue obsédante.

Depuis longtemps il avait entendu dire à la petite Eeeoys qu’il existait vers le Sud une vallée terrible où les Erloor eux-mêmes n’osaient se risquer.

L’existence de cette vallée était une tradition très ancienne ; mais les vieillards eux-mêmes se montraient incapables de fournir aucune donnée précise sur cet endroit terrible. On savait seulement qu’il se trouvait situé entre deux montagnes d’une hauteur extraordinaire et qu’il y existait des animaux terribles que l’on ne rencontrait dans nul autre endroit.

Les Martiens appelaient cette vallée le Llrraarr, mot qu’ils prononçaient avec l’intonation gutturale de la jota espagnole et qui, dans leur langage, voulait dire la mort.

C’en était assez pour que Robert voulût visiter cet endroit mystérieux où tout le monde lui conseillait de ne pas aller.

Les montagnes maudites n’étaient pas d’ailleurs très éloignées du principal village martien : au dire des vieillards, il en apercevrait les cimes après trois jours de marche.

Cette excursion tentait d’autant plus l’ingénieur que, jusqu’alors, il n’avait guère eu l’occasion de voir de montagne martienne d’une certaine altitude.

Un matin donc, après s’être fait donner les renseignements les plus précis, il se mit en route en prévenant les gens de son entourage qu’il ne 
serait pas de retour avant une ou deux semaines.

On était habitué à ses absences et les Martiens avaient une si haute opinion de son courage et de son intelligence, qu’il ne leur venait pas un instant à l’idée qu’il pût courir un danger réel.

Eeeoys seule versa quelques larmes que Robert apaisa en promettant de lui rapporter, comme il le faisait souvent, des fruits inconnus ou des pierres brillantes.

Robert n’avait dit à personne le but de son voyage.

Une fois hors de la hutte qui lui servait de palais, sous la voûte de feuillage de la grande forêt rouge, il ressentit une volupté indicible : la température était très douce, des paysages grandioses auxquels leurs tons de cuivre rouge et d’or fané donnaient une somptueuse mélancolie, inconnue aux horizons terrestres, se déployaient devant lui et, à chaque pas, il faisait la découverte de quelque pierre, de quelque végétal ou de quelque insecte nouveau.

Puis cette forêt lui était devenue familière ; grâce aux troncs, moussus du côté opposé au vent dominant, grâce aux étoiles, il savait maintenant s’orienter, il était sûr de retrouver son chemin.

Il se rappelait dans sa jeunesse des impressions semblables, au cours des parties de chasse dans les bois de la Sologne. Il savait qu’à part les Erloor, il n’avait aucun danger sérieux à redouter.

Les trois premiers jours du voyage s’écoulèrent sans incident ; il mangeait, il chassait et il dormait, bien abrité dans le tronc d’un arbre creux ou sous un épais hallier.

Ainsi que le lui avaient annoncé les martiens, à la fin de la troisième journée, il aperçut les cimes aiguës et dentelées, presque égales de forme et d’altitude.

Il marcha encore toute la journée du lendemain avant d’arriver au pied des montagnes ; le paysage avait changé brusquement d’aspect : à l’opulente forêt aux frondaisons vermeilles avait succédé une plaine argileuse, semée de crevasses où s’enfuyaient de gros lézards rouges à la tête triangulaire, aux yeux petits et féroces comme ceux des crocodiles.

De là, il aborda une falaise de grès rougeâtre, que l’on eût dit taillée à main d’homme, et qui formait la base de la montagne.

Le roc était abrupt, sans une corniche, sans une fissure.

Robert marcha plusieurs heures au pied de ce rempart infranchissable ; il remarqua que la chaleur devenait intolérable, ce qu’il n avait jamais observé depuis son arrivée dans la planète ; il était très fatigué et sa fatigue se compliquait d’une sorte de vertige : il lui semblait voir une buée ardente flotter au-dessus des sommets inaccessibles ; pourtant, rien dans le terrain n’offrait une apparence volcanique.

Ce pays lui apparaissait hostile, inhospitalier ; il fut surpris lui-même de constater qu’il regrettait presque de s’être aventuré si loin de ces braves Martiens.

Il remit au lendemain la continuation de son voyage et passa la nuit dans une anfractuosité du sol dont il eut soin d’expulser les lézards rouges et qu’il fortifia avec de grosses pierres.

Il dormit mal.

Plusieurs fois il se réveilla en proie à une angoisse inexplicable, le cœur serré, le front moite, la respiration courte et haletante.

Il se rendormait sous l’empire de la fatigue ; mais il ne tardait pas à ouvrir les yeux, tourmenté du même malaise : ce fut avec un sentiment de délivrance qu’il se leva au point du jour et continua son voyage.

Il était surpris de cet accroissement subit de la température qu’il avait déjà remarqué la veille. Des plantes jusqu’alors inobservées se montraient dans les crevasses du roc, étalant des feuilles grasses d’un jaune clair ou dressant des cierges épineux et raides comme les cactus de l’Amérique Centrale ; des insectes aux vastes ailes, de gros reptiles goitreux, toute une faune différente lui révélaient un brusque changement de climat.

La chaleur se faisait peu à peu intolérable. Robert suait à grosses gouttes et ne marchait plus que très lentement ; il longeait toujours la base abrupte de la muraille rocheuse qui, suivant une courbe à peine sensible, se continuait aussi régulière et aussi nue.

Mais, à un brusque tournant, le paysage se modifia avec la soudaineté d’un changement de décor à vue. La muraille de roc, terminée par une sorte de pylône gigantesque dont le sommet allait se perdre dans les nues, s’arrêtait là.

Elle faisait place à une immense forêt composée des essences qui poussent dans les zones les plus chaudes. Robert ne fut pas surpris de reconnaître des arbres qui se rapprochaient de ceux de la Terre et qui devaient appartenir à la famille des palmiers, des bananiers et des bambous.

« La nature, murmura-t-il, est uniforme dans le plan qu’elle s’est tracé. C’est sur un thème toujours à peu près pareil qu’elle exécute les variations infinies de ses créations.

De même que la chimie atomique nous montre des corps non encore découverts, la logique, suffisamment armée, devait deviner toutes les espèces végétales « possibles. »

En dépit de ce raisonnement fait à l’avance, Robert était d’un instant à l’autre forcé de reconnaître qu’il n’avait jamais vu, même dans les marécages de l’Inde ou du Centre Africain, dans les forêts superposées du centre du Brésil, une pareille puissance de végétation, poussée pour ainsi dire jusqu’à l’extravagance, jusqu’à la folie.

Des arbres filaient vers le ciel comme des fusées, atteignaient la hauteur de deux ou trois cents mètres, avec des feuillages épais et charnus, violets ou pourpres, aussi vastes que des voiles de navire ; sur les basses branches, dans l’aisselle des rameaux, d’autres arbres avaient poussé, agrippant leurs racines aux moindres fissures, lançant des jets vivaces qui rampaient vers la terre pour y chercher une nourriture plus substantielle ; il en résultait une forêt à vingt ou trente étages.

Partout la profusion des lianes et des branches arrêtait les détritus végétaux d’où s’élançaient aussitôt d’autres germes, mêlant racines et fleurs, tiges et fruits, dans une surabondance de vitalité qui ressemblait, mais en plus grandiose, au débordement d’une mer en furie.

Il y avait des corolles grandes comme des pelouses, des palmiers qui eussent pu abriter une ville sous leur ombrage, des cycas vastes comme des tours.

Robert était demeuré immobile, stupéfié de cette splendeur végétale d’autant plus inexplicable qu’elle semblait limitée à une certaine zone restreinte, et qu’elle avait jailli devant lui, pour ainsi dire, à l’improviste. Ce fait bouleversait toutes ses notions sur la climatologie.

« Il y a pourtant une raison, murmura-t-il, et une raison sans doute fort simple. C’est à moi de la découvrir. »

Mais il avait beau chercher, il n’arrivait pas à trouver le pourquoi de cette futaie magique, de ce brusque changement de température se produisant dans l’espace de quelques centaines de mètres.

Il remarquait en même temps que cette forêt inopinément surgie était peuplée d’une foule d’animaux qu’il n’avait pas encore observés dans Mars.

Comme dans les forêts antédiluviennes, dont les troncs, lentement carbonisés à l’abri de l’air, forment nos houillères, les reptiles dominaient.

C’était tout la gent méditative des lézards et des caméléons, des serpents d’arbres qui se nouaient agilement de branche en branche et des crapauds de taille presque humaine, qui offraient une étrange couleur verte ocellée de taches sanglantes.

Les insectes aussi étaient nombreux ; il y avait de somptueux papillons dont les ailes semblaient taillées dans un lambeau d’arc-en-ciel, des coléoptères d’or vert et bleu, gros comme des pigeons, jolis et compliqués comme des monstres d’une ancienne estampe japonaise.

En revanche, très peu d’oiseaux, quelques échassiers goitreux qui gobaient nonchalamment les plus petits des reptiles, quelques vautours que la couleur sanglante de leur plumage faisait apercevoir plus nettement dans le ciel ; quant aux mammifères, Robert Darvel n’en aperçut aucun.

Plus d’une heure se passa dans ces constatations.

Robert n’osait s’engager à l’aventure dans ces taillis inextricables, où devaient abonder les bêtes féroces et venimeuses ; il se rendait compte qu’un homme perdu entre ciel et terre dans ces forêts suspendues l’une au-dessus de l’autre, eût pu errer des semaines de branche en branche, sans pouvoir toucher terre, sans même parvenir à s’orienter.

Il était déconcerté ; tout son corps était trempé de sueur ; il lui semblait que la forêt soufflait vers lui de suffocantes trombes de chaleur ; pourtant il apercevait encore, à une distance relativement minime, les ombrages d’essences septentrionales qu’il avait quittés la veille ; c’était à n’y rien comprendre.

Il suivit quelque temps la lisière des géantes futaies. Comme dans toutes les forêts vierges, le sol privé d’air et de lumière entre les troncs était ténébreux, stérile et fétide, encombré de champignons et de reptiles ; il ne fallait pas songer à pénétrer dans ces humides souterrains.

Mais il n’entrait guère dans le caractère de Robert Darvel de se déclarer vaincu, de s’arrêter en face d’un obstacle, quel qu’il fût.

À force de chercher et de regarder, il finit par découvrir un cèdre géant qui, isolé dans une clairière et déjà un peu à l’écart de la forêt vierge, montait majestueusement jusqu’à plus d’une centaine de mètres.

L’escalade de ce colosse ne présentait aucune difficulté ; sur les basses branches, dirigées horizontalement, deux cavaliers eussent pu courir au galop, sans crainte de se gêner avec leurs chevaux.

Robert pensa qu’en atteignant la cime de ce patriarche végétal, il pourrait avoir une vue d’ensemble de cette région ensorcelée.

S’assurant que le coutelas de fer aciéré dont il était muni et qu’il avait passé dans sa ceinture, était bien à portée de sa main, il commença son ascension.

Les branches, qui se touchaient presque, formaient une série de sentiers couverts de fines aiguilles blondes ; ce cèdre était, à lui seul, une forêt.

Robert, dont le passage ne dérangea que d’inoffensifs écureuils rouges, qui bondissaient par milliers dans les ramures, n’eut aucune peine à atteindre le sommet.

Quand il y fut parvenu, qu’il put scruter l’horizon, il demeura littéralement ébloui.
 
 

 

La forêt qu’il pouvait, de son observatoire, apercevoir à peu près dans son ensemble, couvrait un espace de forme ovale d’une largeur d’environ trois ou quatre lieues et d’une longueur beaucoup plus grande, mais qu’il ne put déterminer.

La moitié de l’ovale ainsi formé était engagée dans la chaîne montagneuse qui la ceinturait d’une demi-ellipse de muraille à pic, aussi exactement définie que si elle eût été tracée par un géomètre.

Mais ce n’était pas là la capitale merveille ; les sommets parfaitement égaux de la chaîne montagneuse – ce qu’il n’avait pu reconnaître tant qu’il était demeuré au pied de la muraille extérieure – lançaient des feux éblouissants, comme si toute la montagne eût été formée du plus pur cristal.

Une forêt de l’époque du mammouth, couronnée d’un arc-en-ciel, tel était le magique spectacle qui s’offrait aux yeux de Robert.

En regardant plus attentivement, il reconnut que les plans du cristal étaient disposés suivant certaines courbes.

« Des miroirs paraboliques ! » s’écria-t-il.

Il demeura stupéfait d’admiration devant ce chef-d’œuvre qui avait dû coûter des siècles de travail et dont la seule conception supposait les idées les plus grandioses.

Mais le fait était là, indubitable.

Robert Darvel s’expliquait tout, maintenant.

C’étaient les parois de la montagne qui, en recueillant et en concentrant dans la stupéfiante vallée les rayons du soleil, créaient ce climat exceptionnel, auquel contribuaient, sans doute, d’autres savants dispositifs qu’il ne pouvait encore deviner.

Il demeura pensif.

Ce n’était assurément ni ses sujets, ni leurs ennemis, les Erloor, qui avaient pu concevoir et exécuter un tel prodige, et il songea avec tristesse que peut-être la race intellectuelle de Mars avait du s’éteindre depuis des siècles.

Mais tout à coup, dans son cerveau logiquement ordonné, une objection se posa.

Comment l’action continue de ces miroirs dont Archimède – par un dispositif qu’on n’a jamais pu retrouver – se servit pour incendier la flotte romaine, ne mettaient-ils pas le feu à la forêt même ?

Il fallait à cela une explication qu’il ne tarda pas à trouver.

Exactement au centre de l’ellipse, au milieu d’un épais nuage de vapeur, il distingua un cône brillant qui lui parut le sommet d’une pyramide allongée. Il se rendit compte que les rayons allaient se concentrer sur ce monument pour, de là, se répartir dans toute la féerique vallée, y créer cet éternel été tropical.

Il supposa que l’effet de ce mécanisme, dont les détails lui échappaient encore, étaient complété par des métaux d’une conductibilité spéciale. Cette vallée pouvait en somme être considérée comme une serre perfectionnée et de dimensions prodigieuses.

Les vapeurs montraient qu’un lac, peut-être divisé en canaux d’irrigation, aux eaux presque bouillantes, devait compléter l’effet de cet arrangement ingénieux, produire cette chaude humidité indispensable aux plantes tropicales.

Robert se hâta de redescendre.

Il était décidé à explorer coûte que coûte le vallon interdit ; il ne regrettait plus de s’être aventuré loin de ses timides sujets.

Il fut d’ailleurs bientôt conforté dans ses précédentes hypothèses.

À une centaine de pas du cèdre géant, il se trouva au bord d’un canal rempli d’une eau noire et fumante ; il s’en exhalait une odeur âcre, nauséeuse, qui lui rappela celle de l’acide formique, dont la puissance, pour activer la végétation, est si grande.

Robert trempa son doigt dans l’eau et la goûta : elle avait une saveur amère et métallique.

En sa qualité de chimiste, il était expert dans l’appréciation de toutes les substances connues ; les houppes nerveuses de ses papilles buccales, longuement exercées, discernaient à première vue les oxydes et les bases, les acides et les sels.

Après un moment de réflexion, il reconnut à n’en pas douter que l’eau du canal était saturée de ces sels qui ont la propriété de garder, pendant plusieurs heures et même plusieurs jours, une température donnée.

Ces sels sont d’ailleurs couramment employés dans l’industrie terrestre à la fabrication de bouillottes, de marmites, etc.

Ainsi, aucun moyen n’avait été négligé. Tout concourait, de par les intentions d’une volonté précise, à créer cette végétation luxuriante.

L’ingénieur marchait d’étonnements en étonnements. Cependant, l’inextricable forêt lui présentait toujours une infranchissable barrière.

Armé de son coutelas, en guise de sabre d’abattage, il avança quelque temps le long des rives du canal, qui se ramifiaient à intervalles réguliers et se divisaient en une foule de branches aussi compliquées dans leurs méandres que les détours d’un labyrinthe.

Tout à coup, son attention fut attirée par un étrange spectacle.

À quelques pas de lui s’élevait une étrange plante formée d’un lacis inextricable de lianes hérissées d’épines et disposées tout autour d’une grande corolle, elle-même garnie circulairement de hauts piquants.

La bizarre fleur pouvait avoir un demi-mètre de large et le centre en était bleu et noir, avec des cercles jaunes qui lui donnaient vaguement l’aspect d un œil humain ; mais, en guise de cils, cette prunelle végétale était flanquée de grands pistils jaunes, et il s’en échappait une écœurante odeur de musc.

Robert allait se retirer lorsqu’un écureuil rouge s’approcha doucement en remuant et en agitant la queue, évidemment attiré par l’odeur de la fleur.

Hésitant, il s’engagea entre les lianes griffues et se rapprocha encore.

La prunelle jaune et bleue étincela ; les épines circulaires furent agitées d’une vibration.

Puis, tout à coup, les lianes se détendirent avec le cinglement sec d’un coup de fouet.

L’écureuil fut entouré, garrotté comme s’il eût été saisi par une centaine de serpents ; en un instant, il fut porté vers la fleur dont le regard avait pris, pour ainsi dire, une expression féroce.

L’animal n’avait jeté qu’un seul cri d’agonie : déjà les pistils jaunes se plantaient dans sa chair.

Tout cela s’était passé avec une rapidité effrayante en quelques instants.

Robert, épouvanté, fit un pas en arrière, mais si malheureusement qu’il glissa, s’étala de tout son long.

Il faillit ne pas se relever.

Il avait à peine touché le sol qu’il était à demi suffoqué.

Il reconnut qu’une atmosphère délétère, composée sans doute d’acide carbonique, flottait au ras du sol, le gaz carbonique étant, on le sait, plus pesant que l’air ordinaire.

Il se releva d’un effort désespéré, aspira avec délices une gorgée d’air pur et, d’un mouvement irraisonné, il sortit de la vénéneuse forêt.

Malgré toute sa curiosité, tout son désir de savoir, il comprenait qu’il n’était pas suffisamment armé pour une telle exploration ; que jamais il n’arriverait vivant jusqu’au centre de la vallée.

Pendant qu’il revenait lentement sur ses pas, il réfléchissait à cette série de phénomènes, et il cherchait vainement pourquoi cette nature terrible avait été artificiellement créée.

Était-ce un parc d’expériences, un jardin de supplices, la fantaisie monstrueuse de quelque tyran ?

Aucune de ces hypothèses n’était applicable.

Il regagna lentement les villages martiens, décidé à revenir bien accompagné vers cette montagne de cristal, dont il n’avait pu arracher le secret…
 

Gustave Le Rouge.

Extrait de « Le Naufragé de l’Espace »
 
 

 

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(in Triptyque, lettres, arts, sciences, n° 15, février 1928)