La Porte ouverte est heureuse de vous présenter aujourd’hui trois contes « retrouvés » de Gustave Le Rouge, publiés en 1928 et 1929 dans les colonnes du quotidien régional La France de Bordeaux et du Sud-Ouest.
« Le Théâtre des Fantômes » est un conte cruel, déjà paru en 1903 dans Le Supplément littéraire de la Lanterne sous le titre « Guillotinés » et sous la signature de… Gustave Guitton. Il ne s’agit pourtant pas ici d’un plagiat posthume ; nous avons déjà souligné que Guitton et Le Rouge, à partir des années 1898-1899, s’étaient livrés à une véritable « mutualisation » de leurs productions, chacun signant indifféremment, ou conjointement, des textes écrits par l’un ou l’autre. Il est donc probable que Gustave Le Rouge se soit contenté de reprendre à son compte un texte dont il était l’auteur et qu’il avait gracieusement cédé à son vieil ami et complice, tout comme Gustave Guitton l’avait fait pour lui avec sa nouvelle « L’Impossible. »
« Une exhibition fantastique » n’est en réalité qu’une simple reprise du début du chapitre VII du roman Le Voleur de visages, connu également sous le titre Le Dompteur de requins.
En revanche, nous n’avons trouvé aucune trace d’une publication antérieure du troisième conte, « Une Mésaventure. » Cependant, à en juger par sa conception, il nous paraît se rapprocher sensiblement des contes sentimentaux ou des nouvelles réalistes du Le Rouge des années 1900. Il nous paraît dès lors parfaitement plausible que, comme pour « Guillotinés, » il faille faire remonter sa composition aux beaux jours de la collaboration Guitton-Le Rouge.
MONSIEUR N
LE THÉATRE DES FANTÔMES
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Mathéo Galvaroz, après avoir commencé par exhiber un musée de figures de cire, était arrivé, à force d’économies et de savoir-faire, à devenir propriétaire d’un grand théâtre forain qui, sous la dénomination romantique de « Théâtre des Fantômes, » promenait, de ville en ville, les trucs perfectionnés de l’illusion d’optique.
Les foules subissent l’attrait maladif du mystérieux et du sinistre.
Partout, le « Théâtre des Fantômes » faisait salle comble.
Les trucs de l’illusionniste étaient toujours, d’ailleurs, présentés dans le cadre d’une intrigue dramatique, dont Galvaroz, au courant de tout ce qui se faisait dans le même genre, à Paris et à Londres, diversifiait à l’infini les effets et les accessoires.
Tantôt, il apparaissait costumé en tyran du Moyen-Âge… Au fond d’un souterrain obscur, il se repaissait de la vue de ses trésors, conquis par le meurtre et le brigandage… Soudain, il fermait précipitamment le coffre de carton, rempli de verroteries et de rondelles de cuivre, qui figurait le coffre-fort, et il mimait l’expression de l’épouvante… Drapée dans un long suaire, une de ses victimes venait de surgir à la façon des spectres, glissant vers lui dans l’air, à quelques pouces du sol… Le tyran s’emparait de son épée et frappait à coups redoublés sur l’apparition. Mais l’épée ne rencontrait que le vide ; et le spectre, continuant d’avancer inflexiblement, finissait par sauter sur les épaules du tyran.
Un long cri d’horreur partait de la salle, et les spectateurs se retiraient, transis d’effroi, avec une provision de cauchemars pour au moins une année.
Parfois, Galvaroz abordait le genre historique… Vêtu d’une robe de chambre de serge noire semée d’ossements blancs, et coiffé d’un bonnet pointu, il évoquait les personnages les plus connus de la légende et de l’histoire : Barbe-Bleue, François Ier, Henri IV, Napoléon, etc.
Il ne se gênait pas pour leur adresser des reproches virulents sur les désordres de leur existence privée ou sur leurs fautes politiques.
Il était très heureux. Sa science historique lui procurait toutes les satisfactions de l’amour-propre, et une charmante jeune femme veillait à son bonheur domestique.
Gemma, une Italienne blonde aux formes magnifiques, au pur profil de déesse grecque qu’éclairaient de grands yeux bleus d’une douceur caressante, avait été recueillie, tout enfant, par le directeur du « Théâtre des Fantômes, » qui l’avait épousée, sitôt qu’elle avait eu seize ans.
Gemma était encore adolescente ; Galvaroz était déjà un vieillard.
De cette différence d’âge, il résultait que le vieux saltimbanque, au visage ridé et rasé, à la peau tannée par le hâle et le vent des grands chemins, était dans une muette et perpétuelle adoration devant la souple et câline jeune femme, dont il faisait toutes les volontés.
Les bénéfices de la caisse passaient en bijoux et en parures.
Gemma ne consentait à jouer que les rôles qui lui convenaient, ceux qui mettaient en relief ses toilettes ou sa beauté. Même au théâtre, elle voulait toujours être souveraine.
Mais le despotisme, qu’en vertu de sa situation privilégiée elle exerçait sur la troupe, lui avait attiré des haines et des jalousies.
Elle était détestée de tous les acteurs, sauf d’un seul, connu sous le nom d’Anatole.
Anatole était un superbe gaillard, d’une trentaine d’années, qui avait longtemps exercé, sur les places publiques, le métier de lutteur en plein vent, avant qu’au cours d’un de ses voyages à Paris le signor Galvaroz ne l’eût engagé dans sa troupe.
Grâce à sa stature herculéenne, c’était Anatole qui remplissait, d’ordinaire, les rôles qui demandent de la prestance.
Sous la toque à chaîne d’or de François Ier, ou sous la perruque bouclée de Louis XIV, il conquérait l’admiration des foules.
Très souvent, il était le roi, et Gemma la reine ; tandis que sa petite taille et sa vieillesse condamnaient Galvaroz à tenir l’emploi des personnages les plus antipathiques.
C’était toujours lui le tyran, le traître, le sorcier, le bourreau ; ou, quand on faisait apparaître Richelieu, l’Éminence Grise.
Dès son entrée dans la troupe, Anatole, d’un caractère taciturne et sombre, s’était promis de devenir l’amant de Gemma.
Il n’avait fait à personne confidence de ses désirs ; seulement, jamais il ne permettait qu’on parlât mal de la jeune femme en sa présence. Et il obéissait avec une docilité d’esclave à ses moindres caprices.
Gemma n’était pas demeurée longtemps insensible à cette muette adoration, et elle évitait de regarder en face Anatole, dont les yeux fixes et durs à certains moments la fascinaient.
Un après-midi qu’après une nuit tout entière employée au démontage de la baraque, les gens de la troupe dormaient au fond de leur voiture, que les cochers eux-mêmes, stupéfiés par la fatigue et l’ardeur du soleil de juillet, somnolaient sur leur siège, laissant les chevaux suivre leur pas, sur le long ruban de la route poudreuse, Anatole, qui conduisait la voiture du directeur, placée la dernière, à la queue du convoi, avait laissé ses camarades prendre de l’avance.
Puis, à un détour du chemin, qui les isolait complètement, il s’était approché de Gemma, venue un instant respirer à la balustrade extérieure ; il l’avait prise dans ses bras et, sans autres préliminaires, lui avait broyé les lèvres d’un baiser brutal…
À présent, les deux amants profitaient de toutes les occasions : la paille d’une grange, un buisson au bord de la route, le lit même de Galvaroz, à l’occasion.
Quant à ce dernier, il ne s’apercevait de rien, tout entier aux soins de la direction, continuellement absorbé par le souci de découvrir des trucs inédits.
Justement, il venait d’acquérir, d’un illusionniste américain tombé en faillite, un appareil qui, à lui seul, eût suffi à faire la fortune de la troupe.
C’était une guillotine, si ingénieusement combinée, qu’elle donnait aux spectateurs l’illusion complète d’une véritable décapitation.
Grâce à un jeu de miroirs, on voyait la tête rouler dans le panier de son, tandis que deux vessies de vermillon, déposées de chaque côté de la lunette, fusaient en deux longs jets rouges, ce qui terrifiait les plus braves.
C’était Galvaroz lui-même qui, vêtu d’écarlate de la tête aux pieds, jouait le rôle de bourreau, tandis qu’Anatole, costumé en Charles Ier d’Angleterre (!!!) ou en Louis XVI, se prêtait au simulacre de la décapitation par la guillotine, non sans avoir évoqué, dans une tirade à effet, les ombres des rois et des reines, ses ancêtres, qui ne manquaient jamais de répondre à son appel.
Depuis qu’il avait fait l’acquisition de cette guillotine, Mathéo Galvaroz s’enrichissait. Rien ne manquait à son bonheur, lorsqu’un soir, au cours d’une représentation, il éprouva une terrible surprise.
Il venait de tirer de son pourpoint une grande feuille de parchemin, qui était censée représenter l’ordre d’exécution du roi Louis XVI, et il s’apprêtait à la lire, lorsque, tout à coup, il pâlit, et demeura coi ; il venait d’apercevoir, au haut de la feuille, ces mots tracés au crayon par une main inexpérimentée : « Anatole couche avec Gemma. »
Cette délation était le résultat d’un complot organisé par le personnel féminin de la troupe.
Personne ne voulant se mettre en avant, on s’était arrêté à ce moyen ingénieux de prévenir le signor Galvaroz de son infortune conjugale.
Le comédien demeura un instant silencieux, pendant que la foule, suspendue à ses lèvres, attendait.
Par un surhumain effort de volonté, il reconquit son sang-froid et lut la sentence de mort du roi Louis XVI, de la même voix monotone et blanche qui lui était habituelle.
Les jours suivants, il ne fit aucune allusion à cet incident.
Les comédiennes crurent avoir manqué leur coup ; Galvaroz se montrait, envers Gemma, aussi souriant et aussi paternel.
Mais il épiait les deux coupables et ne les perdait pas de vue un seul instant.
Deux semaines passèrent sans qu’il eût remarqué rien d’anormal, quand, un soir, par un trou de la toile, il les surprit s’embrassant à pleines lèvres, dans un coin sombre des coulisses.
Le jour qui suivit, il se montra plus souriant et plus aimable que jamais envers Gemma ; mais le matin, il était allé lui-même chez un coutelier de la ville, le prier d’aiguiser le couperet, au tranchant émoussé, de la guillotine théâtrale.
Et le soir, quand Anatole eut le cou pris dans la lunette, Galvaroz le regarda fixement quelques instants, avec un sourire si cruel et si diabolique, que l’amant de Gemma comprit tout et blêmit comme l’eût fait un véritable condamné.
Les spectateurs, croyant à un jeu de scène, applaudirent à outrance les deux acteurs.
Cependant, Anatole s’était ressaisi.
Quoiqu’il fût lié sur la bascule, il fit un effort surhumain pour se dégager.
On entendit ses dents grincer, dans le silence de la salle.
Galvaroz s’était précipité vers le déclic et l’avait fait jouer ; la tête tomba, arrosant d’un sang tiède les spectateurs du premier rang, pendant que le reste de la salle continuait d’applaudir, avec un enthousiasme frénétique.
Cette scène avait eu lieu sous les yeux de Gemma ; elle avait poussé un grand cri et s’était évanouie.
Mais quand les gens de la troupe se furent emparés de Galvaroz et l’eurent remis, à demi hébété, entre les mains des gendarmes, on s’aperçut que Gemma n’était plus là.
Profitant de la confusion, elle s’était faufilée au-dehors, emportant avec elle ses bijoux et tout l’argent de la caisse.
Un des plus jeunes figurants de la troupe, qui, depuis quelques semaines, lui faisait la cour, avait disparu en même temps qu’elle.
Six mois plus tard, Mathéo Galvaroz, condamné à mort, était exécuté sur la place publique du chef-lieu du département.
Au moment où le condamné franchissait les degrés de la guillotine, il fut pris d’un tremblement nerveux et repoussa d’un geste machinal le prêtre qui lui donnait le bras…
Il venait d’apercevoir, dans la lueur boueuse du petit jour, derrière les baïonnettes étincelantes des soldats, Gemma, radieuse de beauté, rutilante de bijoux, qui souriait d’un sourire triomphal.
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(Gustave Le Rouge, « Nos Contes, » in La France de Bordeaux et du Sud-Ouest, quarante-et-unième année, lundi 3 septembre 1928. Ce texte est tout d’abord paru sous la signature de Gustave Guitton et sous le titre « Guillotinés » dans Le Supplément, grand journal littéraire illustré, vingtième année, n° 2206, mardi 29 septembre 1903 ; la gravure est extraite de cette publication)
UNE EXHIBITION FANTASTIQUE
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Depuis plus d’une semaine, la haute société new-yorkaise était tenue en éveil par l’annonce d’une sensationnelle représentation du music-hall des Géants. Le fameux nègre plongeur Joé John, dit le « Dompteur de Requins, » devait s’exhiber dans des exercices aussi inédits que périlleux. Les murs étaient pavoisés d’immenses affiches. Des hommes-sandwichs et des voitures-réclames sillonnaient les avenues et les rues. Partout s’étalait le sourire lippu du héros de l’actualité. Les journaux étaient encombrés de ses prouesses. On se fût cru revenu aux beaux jours de Barnum.
L’attraction était telle, qu’en dépit des détails circonstanciés donnés par les affiches, nombre d’amateurs redoutaient que les prouesses du programme ne fussent pas réalisées ou ne le fussent qu’à demi, et que les exercices de Joé John qui, jusqu’alors, ne s’était montré nulle part, et qu’un manager avait ramené du Yucatan, n’eussent été exagérées par un ingénieux puffisme.
Cependant, les journaux signalèrent l’arrivée des énormes cages renfermant les requins, maintenus sur un lit d’algues, dans un engourdissement relatif, par des tampons de chloroforme.
Le jour de la représentation vint enfin. Le music-hall des Géants, une des plus grandes salles de spectacle de l’univers, est entièrement construite en fer et en verre. Il peut contenir vingt-sept mille spectateurs. Grâce à des dispositions architecturales bien comprises, toutes les places sont également bonnes. La scène, très vaste, permet des changements à vue et les décorations les plus compliquées. Au-dessus du dernier rang de places s’étend un ample promenoir soutenu par des colonnes et bordé de cafés, de restaurants et de bars.
Bien que toutes les places eussent été louées longtemps à l’avance, la foule refluait jusque dans les trois rues voisines, contenue à grand-peine par des détachements de policemen à cheval. L’honorable Nick Gilmour, directeur de plusieurs trusts, mais connu du public par la perte cruelle qu’il avait faite dans la personne de son fils, et aussi par sa ressemblance avec sir Chamberlain, avait été le premier à louer sa place. Quelques invités d’élite, comme lui, gagnèrent les premiers, par une entrée spéciale, les fauteuils de face qui leur étaient destinés.
Nick Gilmour, que ses collègues en affaires avaient traité maintes fois de loup-cervier ou de requin, n’était pas fâché de contempler de près les redoutables squales.
Il y avait, d’ailleurs, une sorte d’héroïsme à assister à la représentation, car nombre de journaux avaient prétendu qu’excités par les blessures, les requins briseraient les vitres de cristal de l’aquarium et qu’il s’ensuivrait une boucherie épouvantable.
Le manager avait répondu victorieusement en énumérant les précautions qu’il avait prises pour éviter tout accident. Il n’en demeurait pas moins, dans l’esprit de beaucoup de gens, comme un piment de péril, bien fait pour relever le plaisir de tout bon Yankee.
De sa place, Nick Gilmour vit s’emplir l’immense vaisseau. Un océan de têtes humaines se rua à l’assaut des gradins, vint déferler sur les promenoirs, accrochant ses vagues vivantes jusque sur les rebords des cloisons, jusqu’au sommet des colonnes, partout où il y avait un espace, si mince qu’il fût, à occuper.
Enfin, les rumeurs s’apaisèrent : les cuivres sauvages de l’orchestre de deux cents musiciens tonnèrent et le vaste rideau couvert de réclames se leva sur des clowns grotesquement déguisés en animaux et en vieilles femmes. Mais le public, impatient de voir les requins, poussa une clameur de désappointement.
« À la porte ! les clowns ! » gronda la multitude, dans un fracas de tempête.
Comme les malheureux artistes ne disparaissaient pas assez vite, une nuée de projectiles disparates plut sur eux. Des cannes, des tomates, des oranges et des petits bancs s’abattaient comme une trombe. Brusquement, le rideau fut baissé et l’obscurité se fit.
Une annonce lumineuse étincelait au fond de la salle, et ces seuls mots : « Le Dompteur de Requins, » comme un « Mane, Thecel, Phares » d’un nouveau genre, eurent le don de calmer magiquement la foule.
Au milieu de l’attention générale, le rideau s’était relevé.
Une lumière azurée et verte éclairait un décor d’algues gigantesques, de coraux et de coquillages démesurés. L’orchestre beuglait une valse entraînante. Puis, lentement, les parois de verre, fretté de place en place de bandes d’acier forgé, d’un aquarium de quarante mètres de long émergèrent des dessous de la scène.
Les requins étaient là, hébétés par la lumière ; ils collaient le long du cristal leurs larges yeux, et l’on voyait leurs corps allongés évoluer lentement, pendant que palpitaient leurs ailerons et leurs nageoires caudales.
Leurs gueules, placées très en dessous, montraient leurs formidables rangées de dents coniques. Par un artifice analogue à celui des fontaines lumineuses, l’eau de la gigantesque cuve étincelait de toutes les couleurs du prisme. Le moindre mouvement des squales ouvrait autour d’eux comme un éventail de jaillissantes pierreries. L’éclairage de la scène s’était augmenté graduellement.
Bientôt, aux hurrahs de l’assistance, Joé John apparut, le corps moulé dans un maillot couleur de sang. Il fut accueilli de bravos frénétiques, et l’on remarqua avec quelle aisance il faisait évoluer à la surface du réservoir une légère pirogue d’acajou. À sa ceinture, il portait un long couteau et un bâton de verre arrondi en massue.
Après avoir salué le public, il plongea, et son torse agile fila entre les deux monstres qu’il effleura. Les requins l’avaient aperçu. Ils se retournèrent ensemble pour le saisir. Cependant, peu à peu, l’éclairage était revenu au bleu et au vert.
C’était, maintenant, dans une pénombre argentée que se mouvaient les personnages du drame. L’on comprit alors l’usage de la massue de verre dont était armé le plongeur. Brusquement, Joé John passa au-dessus d’un des monstres ; la pomme de l’appareil s’alluma d’un jet aveuglant de lumière électrique ; le squale demeura comme paralysé.
Mais bientôt, revenu à lui-même, il pulvérisa d’un coup de queue la fragile embarcation. Le public trépignait.
S’animant au jeu, le noir passait et repassait entre les deux monstres avec une souplesse effrayante. Et, de temps à autre, il laissait sa lampe pour les érafler de son poignard. L’eau se teintait de rose. L’on sentait le battement formidable des queues sur la muraille de verre, et, chaque fois que le dompteur donnait à ses élèves un coup de poignard, les électriciens changeaient, pour une seconde, les couleurs de la lumière de la rampe, et l’eau s’ensanglantait. L’impression était grandiose.
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(Gustave Le Rouge, « Nos Contes, » in La France de Bordeaux et du Sud-Ouest, quarante-et-unième année, mercredi 26 septembre 1928 ; cette chronique est en fait le début du chapitre VII du roman Le Voleur de visages, initialement paru dans Le Signal du 6 mai 1904 et repris dans Le Peuple français en 1908)
UNE MÉSAVENTURE
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M. Armand Cervoisier était le fils de riches commerçants de la rue du Sentier.
Ses parents, qui avaient d’abord espéré lui laisser la suite de leurs affaires, durent y renoncer en face du manque d’initiative et des goûts de paresse que manifestait le jeune homme.
Quand il eut atteint sa vingtième année, ils le firent entrer, faute de mieux, à la Banque centrale des placements de pères de famille.
Armand se fit tout de suite connaître comme un employé des plus médiocres.
Malgré sa mine florissante, il ne passait guère de semaine sans manquer à son bureau, en prétextant les maladies les plus variées.
Rhumes de cerveau, entorses, maux de dents, toutes les affections bénignes y passèrent.
Aussi le jeune homme était-il très mal noté.
Aucun de ses chefs n’ignorait qu’Armand rendait très peu de services à l’administration et que ses perpétuelles absences avaient, pour véritable prétexte, des parties de chasse ou de pêche, voire même de simples flâneries. Car Armand était badaud avec délices.
Malgré tout, M. Cervoisier père, qui avait des amis à la banque, réussit, tant qu’il vécut, à maintenir son fis dans les bureaux.
Chaque année, il était question de remercier Armand Cervoisier, mais on attendait toujours.
À la mort de son père, le jeune bureaucrate apprit qu’il se trouvait à la tête de vingt mille francs de rente en excellentes valeurs.
Armand, par déférence pour la mémoire de son père, ne donna pas sa démission ; mais il en usa, dès lors, avec tant de désinvolture envers son chef de bureau, que son renvoi fut décidé.
Un soir, en rentrant d’une partie de chasse chez des amis de Rambouillet, il trouva, chez son concierge, une enveloppe à en-tête imprimé.
Le directeur de la Banque centrale des placements de père de famille prévenait courtoisement le jeune homme qu’on serait obligé, à l’avenir, de se priver de ses services, le Conseil d’administration ayant, par mesure d’économie, décidé une importante réduction du personnel.
Le directeur ajoutait, non sans ironie, qu’Armand, ne comptant pas au nombre des employés absolument indispensables, avait été inscrit, d’office, sur la liste des employés congédiés.
Armand Cervoisier jeta négligemment le papier sur son bureau et haussa les épaules.
Il était, au fond, plus content que fâché de se voir ainsi remercié.
« Je vais donc, enfin, être tout à fait tranquille et débarrassé de ces assommants ronds-de-cuir, mes camarades. »
Joyeusement, il alluma une pipe et ne songea plus à sa destitution.
Dès lors, il suivit franchement ses goûts, pêchant, chassant, canotant, suivant les saisons, du matin au soir.
Comme il était riche et bon garçon, il reçut de nombreuses invitations de la part de propriétaires de chasses gardées des environs de Paris.
Une des maisons où il était reçu avec le plus de plaisir, et où il revenait le plus volontiers, était celle de M. Daussier, un ancien industriel, dont la magnifique villa était bâtie sur la lisière de la forêt de Saint-Germain.
M. Daussier, qui avait fait, très rapidement, une grosse fortune dans les sucres, était la jovialité en personne.
Il avait toujours en réserve une collection d’histoires, de calembours et de facéties de toute sorte à l’usage de ses invités.
Mme Daussier, presque aussi gaie que son mari, était pleine de franchise et de cordialité.
Et leur fille unique, Lucie, qui allait atteindre ses dix-huit ans, était d’une beauté remarquable et d’une intelligence que son éducation, largement comprise, avait admirablement développée.
Au bout de peu de temps, Armand ne tarda pas à s’apercevoir que ce n’était pas seulement les bons dîners et les joyeuses histoires de M. Daussier qui l’attiraient à Saint-Germain.
Il constata sans peine que les grands yeux bleus, le fin sourire et les beaux cheveux blonds de Lucie étaient pour quelque chose dans l’attrait que lui offraient ses fréquents séjours à la villa de Saint-Germain.
La jeune fille, non plus, n’était pas insensible aux façons cordiales d’Armand, à sa stature élégante, que la vie de sports et d’exercices en plein air avaient admirablement développée.
Un dimanche matin, Armand reçut, de ses amis, une lettre d’invitation. On l’attendait pour dîner, le soir, à la villa de Saint-Germain. La journée de lundi serait employée à une battue dans la forêt, dont M. Daussier venait de louer une partie très giboyeuse.
Armand Cervoisier fut enchanté. Par malheur, il n’avait pas de chien. Il s’était défait de ceux qu’il avait la semaine précédente et attendait l’envoi de superbes fox-terriers qu’il avait commandés à Londres.
« Bah ! se dit-il avec son insouciance habituelle ; c’est aujourd’hui dimanche, je vais monter jusqu’au marché aux chiens et faire emplette du premier animal présentable que je trouverai. »
Après avoir déjeuné, Armand alluma un bon cigare et se rendit à pied, tout en flânant, jusqu’au boulevard de l’Hôpital, où se tient, chaque dimanche, le marché aux chiens.
Armand s’amusa fort du tableau pittoresque que présente le marché. Il y avait là des chiens de toutes les races possibles et imaginables, depuis les havanais, gros comme le poing, jusqu’aux énormes terre-neuve et aux féroces dogues d’Ulm, si chers au chancelier Bismarck, en passant par toute la gamme des bassets, des terriers, des chiens-loups, des griffons, des caniches, des chiens du mont Saint-Bernard et des lévriers français, algériens et russes.
Beaucoup de ces superbes animaux étaient menés en laisse par des individus déguenillés et de mine patibulaire.
« Voilà des chiens que leurs maîtres actuels n’ont pas dû payer bien cher, se dit Armand en souriant. Ils ont tout l’air d’avoir été volés. »
Parmi la foule déguenillée des vendeurs, on remarquait un certain nombre de personnes, à la mise cossue, qui examinaient avec inquiétude les animaux mis en vente. C’étaient des propriétaires de chiens volés, venus au marché pour tâcher de les retrouver, en dépit des maquillages dont les voleurs de chiens ont coutume de déguiser leur marchandise.
Armand était à peine entré depuis cinq minutes dans l’enceinte du marché, lorsque ses regards s’arrêtèrent sur un magnifique épagneul, que tenait en laisse un blême adolescent, vêtu de haillons et coiffé d’une casquette d’étoffe rapiécée.
Après quelques pourparlers, le marché fut bientôt conclu. Pour cinquante francs, Armand Cervoisier devint propriétaire d’un animal qu’en toute autre occasion il eût payé au moins dix louis.
L’argent fut compté et l’animal livré chez un marchand de vins du voisinage ; et Armand, très satisfait de son emplette, revint chez lui, tenant en laisse le bel épagneul, qu’on lui avait dit répondre au nom de Stop.
Armand eut bien quelques inquiétudes au sujet de l’achat qu’il venait de faire, car le chien avait dû être volé ; la chose était même probable ; mais avec son insouciance ordinaire, il ne se préoccupa longtemps de ce détail.
Quelques heures plus tard, le maître, équipé en Nemrod des pieds à la tête, et le chien réconforté par une bonne pâtée, prenaient tous deux place sur l’impériale d’un train de ceinture.
Stop avait l’air des plus intelligents, et, pendant le trajet, Armand Cervoisier ne lui ménagea, pour mieux l’apprivoiser, ni les caresses, ni les morceaux de sucre.
En arrivant chez M. Daussier, Armand fut reçu avez la cordialité coutumière. On le traitait véritablement en enfant gâté. M. Daussier déclara qu’il allait en raconter de bien bonnes, et sa femme, qui traitait Armand d’une façon toute maternelle, le prit à l’écart pour lui demander si le menu était de son goût. Quant à Mlle Lucie, elle parut, ce soir-là, plus charmante et plus aimable que jamais.
La nuit, Armand dormit à poings fermés, et ne sortit d’un rêve qui lui montrait Mlle Lucie devenue Mme Cervoisier, que pour s’attabler devant un copieux déjeuner, en face duquel M. Daussier, déjà habillé et équipé, avait pris place.
La journée fut admirable, et, quand le soir vint, le domestique qui accompagnait les chasseurs pliait sous le poids des cailles, des faisans, des lièvres et des perdreaux mis à mort par les deux Nemrods.
Pendant que M. Daussier était encore occupé à changer de toilette, et que Mlle Lucie cueillait des fleurs dans la serre, Armand se trouva seul avec Mme Daussier.
Ils étaient à peine en conversation depuis quelques minutes, qu’un fournisseur se présenta. Mme Daussier, sans interrompre sa conversation avec Armand, paya ce qu’on lui réclamait et déposa, négligemment, son petit porte-monnaie à mailles d’or sur le bord de la cheminée.
Une minute environ s’était écoulée ; elle voulut reprendre son porte-monnaie. Il avait disparu.
« Par exemple ! s’écria-t-elle, voilà qui est trop fort ! Je dépose mon porte-monnaie là ; je ne le quitte, pour ainsi dire, pas des yeux, et il n’y est plus.
– Peut-être l’avez-vous remis distraitement dans votre poche, dit Armand.
– Mais non… je suis sûre de ce que je dis… Mon porte-monnaie vient de disparaître à l’instant même. »
Et la bonne dame jeta sur Armand un regard de travers. Lui seul était présent ; lui seul, quelque invraisemblable que cela pût paraître, devait être l’auteur du larcin.
« Vous avez voulu me faire une niche, Monsieur Armand… Je ne vous aurais pas cru capable de tant de malice… Allons, vilain farceur, rendez -moi mon porte-monnaie. »
Armand, très étonné du tour que prenait cette aventure, se récria, jura qu’il n’avait pas touché au porte-monnaie, si bien que la discussion était montée à un diapason assez violent lorsque M. Daussier et sa fille rentrèrent.
M. Daussier prit le parti de son hôte contre sa femme. Mais la soirée était gâtée. Pendant le repas, la conversation languit. Mme Daussier et Lucie se taisaient, et les meilleurs contes de l’amphitryon tombaient au milieu d’un froid glacial. Armand, gêné et furieux, mangeait à peine et ne répondait que par oui ou non aux paroles qu’on lui adressait. Ses balbutiements et sa rougeur ne faisaient que confirmer les soupçons de Mme Daussier.
« Qui aurait cru pareille chose ! songeait la bonne dame avec consternation… Un jeune homme riche et si bien élevé !… S’il avait besoin d’argent, que ne m’en a-t-il emprunté ! Je ne lui en aurais certes pas refusé. »
À la fin du repas, Armand déclara qu’une affaire urgente le rappelait à Paris. On n’essaya pas de le retenir, et il se sépara de ses hôtes, après de glaciales politesses.
Armand était si penaud, si furieux, si décontenancé, qu’il ne songea même pas à s’occuper de son chien.
D’ailleurs, Stop avait disparu. Pour la première fois, peut-être, de sa vie, Armand Cervoisier se coucha mécontent et dormit mal.
L’histoire du vol fit une telle impression sur lui qu’il en tomba malade. Sa gaieté et sa belle santé de chasseur avaient disparu en même temps. Il n’osait plus répondre aux invitations qu’on lui adressait, dans la crainte de quelque affront, ou de quelque allusion désobligeante. Et c’est avec amertume qu’il se rappelait les joyeuses parties d’autrefois à la villa Saint-Germain.
Mais il était surtout désolé d’être obligé de renoncer aux prétentions qu’il avait eues à la main de Lucie. Son amour pour la jeune fille s’augmentait de jour en jour.
« Je ne retrouverai jamais une femme semblable… se disait-il. Belle, gaie, gracieuse et bonne, il ne lui manquait aucune qualité. Pour détruire tout ce bonheur, il a suffi d’une sotte coïncidence, d’un événement ridicule, que je ne suis pas encore arrivé à m’expliquer… Car enfin, qui a pu prendre ce porte-monnaie puisque ni Mme Daussier, ni moi, n’y avons touché ?… Ma parole, c’est à devenir fou ! »
Et s’il ne devenait pas fou, vraiment, sous l’empire de ces préoccupations, Armand, tout au moins, maigrissait et devenait d’une profonde tristesse.
« C’est l’achat de ce chien volé qui a dû me porter malheur, » se disait-il quelquefois.
Il ne croyait pas si bien dire.
Un matin, on sonna furieusement à sa porte. Il alla ouvrir avec la lenteur morne de quelqu’un qu’aucune visite n’intéresse plus.
Mais quelle ne fut pas sa surprise en se trouvant en face de M. et Mme Daussier, qui, avant toute autre explication, se jetèrent dans ses bras.
« Mon cher ami, s’écria M. Daussier, quelle déplorable fatalité !… Et comment avons-nous eu même l’idée de soupçonner un aussi honnête garçon que vous !… Vous savez que le voleur est découvert !
– Et qui était ce voleur ? demanda Armand, passant brusquement de la plus sombre mélancolie à la joie la plus délirante.
– Eh ! parbleu, c’était Stop, votre chien, acheté d’occasion… Il a été capturé, cette semaine, dans un petit bourg des environs de Saint-Germain, et j’ai été à même de reconstituer toute son histoire… Stop avait été dressé, par des voleurs de profession, à s’emparer de tous les porte-monnaie qu’il voyait, dans les marchés et les autres endroits publics… Il allait retrouver, ensuite, son maître, en faisant de longs détours, et il lui rapportait le butin qu’il avait conquis.
L’histoire de Stop est d’ailleurs tout un roman. Il a une affection incroyable pour son maître, qui, une fois, s’est jeté des quais de la Seine, en plein Paris, pour sauver son chien qui allait se noyer. Malheureusement, ce maître est un dangereux chef de bande, actuellement en prison, et Stop, à qui le juge a fait répéter son manège, sera cité comme témoin à charge. »
Armand, qui avait instantanément repris toute sa gaieté et tout son entrain, revint à Saint-Germain avec M. et Mme Daussier ; et un superbe festin eut lieu, ce jour-là, en signe de réconciliation.
Depuis, l’amitié d’Armand Cervoisier et des Daussier n’a fait que se resserrer. Les fiançailles d’Armand et de Lucie sont, à l’heure qu’il est, officielles.
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(Gustave Le Rouge, « Nos Contes, » in La France de Bordeaux et du Sud-Ouest, quarante-deuxième année, mercredi 2 janvier 1929)