Si le nez de Cléopâtre eût été plus long d’une ligne, si les oies du Capitole avaient été de silencieux lapins au lieu de cacardants volatiles, si le pied de Ravaillac eût glissé sur le marchepied du carrosse de Henri IV, si Louis XVI n’avait pas muselé ses canons, le 10 août, si Lucien Bonaparte n’eût pas accompagné Napoléon aux Cinq-Cents, le 18 brumaire, et si Grouchy, avec ses trente-cinq mille hommes, fût apparu au lieu de Blücher sur l’horizon de Waterloo, sombre comme la mer…
Si la mer bouillait, conclut un peu vulgairement la Sagesse des Nations, – je ne dis pas la « Société, » on sent la différence, – si la mer bouillait, les poissons seraient cuits !
Voire ! comme dit Panurge. Le fait réel, le fait brutal, issu de minuscules hasards, est souvent moins intéressant que l’immensité de « ce qui aurait pu être. » Clio, muse de l’histoire, est ici d’accord avec Uranie, princesse des sciences, pour nous ouvrir les yeux sur le monde qui nous entoure : monde instable et multicolore, – « un branle-bas perpétuel ! » a dit Montaigne, – qui rappelle ces kaléidoscopes où des fragments de verre coloré, reflétés en des miroirs hexagonaux, s’édifient en de croulantes rosaces.
Savez-vous que si la terre tournait dix-sept fois plus vite, les nègres ne pèseraient plus rien à l’équateur et que les kangourous, tels le clown de Banville, sauteraient dans les étoiles ? Savez-vous que si l’eau solidifiée n’était pas plus légère que l’eau liquide, – anomalie sans exemple dans les annales de la physique ! – les lacs et les océans gèleraient jusqu’au fond, d’un seul bloc ? Que si l’air contenait un peu moins de vapeur d’eau ou de poussières, nous serions pelés comme patates par les rayons ultra-violets du soleil ? Et qu’il s’en est fallu d’un cheveu, jadis, que le « gaz carbonique » disparût complètement de l’atmosphère terrestre : ce qui eût expédié dans le domaine des chimères toute possibilité de vie végétale ou animale et toute l’épopée humaine.
Si vous étiez cent fois plus petit…
Swift, dans ses célèbres Voyages de Gulliver, transporte son héros chez les géants de Brobdignac, où il a l’impression vexante d’être devenu minuscule. Tout est relatif, on le savait avant Einstein ; et c’est une impression analogue qu’ont les Français voyageant en Suède, pays charmant où les baignoires ont deux mètres et où il faut quérir un escabeau pour décrocher son pardessus !
La science moderne nous a ouvert toutes grandes les portes de cet « infiniment petit » dont Pascal parlait par ouï-dire ; elle nous dévoile les mésaventures redoutables qui attendraient un de nos semblables transporté brusquement à l’échelle du centimètre.
Première surprise : ce crépitement de motocyclette entre vos côtes, c’est votre cœur qui bat six cents coups à la minute ; votre respiration suit allègrement le rythme de trois par seconde. Votre voix a disparu, votre gosier étant trop petit pour produire des sons « audibles » ; vous émettez des ultra-sons, perceptibles uniquement par les animalcules et les insectes.
Mais quelle est cette ombre inquiétante ?
Une araignée de six mètres ! Vous bondissez haut comme la moitié de la tour Eiffel, – dame ! vos muscles ont conservé leur vigueur, – et vous allez choir sur une feuille verte, parsemée d’énormes globules scintillants : des gouttes de rosée. Hélas ! à peine avez-vous posé vos lèvres altérées sur la brillante sphère que… paf ! vous vous sentez happé, culbuté, pris au piège par l’effroyable force de la « capillarité » !
« Mouillé, perdu ! » affirme certainement quelque proverbe en cours chez les fourmis. Un bienheureux coup de vent, agitant la feuille, vous envoie heureusement percuter du crâne dans le terreau. Là, vous faites une découverte singulière ; c’est que vos minuscules yeux forment loupe et vous permettent de voir le monde microscopique.
Quel monde, Seigneur, ou plutôt quelle jungle qu’écrasaient aveuglément vos semelles d’hommes « grands » ! Ces bâtonnets, ces sacs en boule, ces tortillons spirales sont d’infâmes microbes que traverse le brusque éclair des infusoires propulsés par leurs cils-hélices ; juchés sur des pédoncules transparents, des rotifères font vibrer près de leur bouche deux moulins de cils émettant une note triste.
Des centaines de bêtes, grosses comme des anchois, filent avec rapidité, vous grimpant aux jambes : ce sont des vers nématodes. Ces pauvres vers ont une triste fin ; d’horribles filaments de champignons (dactylaria brochopaga), façonnés en nœud coulant, les saisissent au passage et les étranglent après une tortillante agonie. Des monstres à crocs et à mandibules, carabes et jardinières, saignent et dissèquent dans l’ombre ; une tégénaire dépèce une mouche grosse comme un cheval… La nature est un charnier.
La maison extra-plate
Retournons sur la table d’opérations du chirurgien-procuste ; nous voici transformés, mais au centuple de notre dimension primitive ; cent soixante-dix mètres, plus de la moitié de la tour Eiffel !
Tout n’est pas de rose, dans la carrière de géant : cent fois plus grand, vous pesez un million de fois plus, vous mangez autant qu’un million d’hommes ordinaires… et ainsi du reste ! Où poser vos pieds, pour ne pas écraser vingt personnes ? Votre squelette s’affaisse lamentablement, comme une charpente de fer dans un incendie ; des picotements insupportables vous empêchent de vous tenir debout, le « champ électrique » atmosphérique portant la peau de votre crâne à cinquante mille volts !
Le romancier anglais H. G. Wells, – ce « Jules Verne triste, » – a imaginé une autre transformation bien singulière : celle de l’homme qui vivrait mille ou dix mille fois plus vite que les autres. Ainsi « accélérés » grâce à un breuvage scientifique, deux gaillards se promènent dans un monde figé en un étonnant « ralenti » : un vélo, immobile, est incliné dans un virage, un chat est suspendu en l’air au-dessous d’un oiseau qui le nargue, le bâton d’un chef d’orchestre est pétrifié au-dessus d’une forêt d’archets immobiles.
Pour des mauvais plaisants, la tentation est forte. Ils s’amusent à passer devant les locomotives en pleine vitesse, à déposer en l’air des cailloux qui tomberont sur des crânes, à lancer par-dessus la foule un innocent petit chien… et finissent par se faire pincer au moment où la drogue cessant son effet, ils reprennent le rythme de tout le monde.
Un conte scientifico-policier assez curieux a été publié naguère par un Digest américain. Des vols, des crimes étaient commis jusqu’au milieu des policiers qui n’y voyaient goutte.
L’« explication » était simple : le mystérieux bandit avait trouvé moyen de faire un « trou » dans le temps : entre dix heures et dix heures une, par exemple, s’insérait pour lui une heure supplémentaire, dont il profitait pour faire les quatre cents coups !
Le regretté Pawlowski, dans son Voyage au Pays de la quatrième dimension, nous décrit les « remords mathématiques » d’un automobiliste qui, se rendant de Lyon à Marseille, « oublia » de parcourir les kilomètres compris entre Valence et Avignon. L’aimable géomètre nous décrit également, en plein Paris, une certaine maison « extra-plate, » invisible de profil, dont l’entrée se trouvait place de la Concorde et la sortie sur la terrasse de Saint-Germain… Voilà une découverte précieuse, en un temps d’essence à vingt francs le bidon !
Fantaisies, dira-t-on. Mais la science, – la vraie, l’officielle, hérissée d’« X, » – ne va-t-elle pas plus loin encore ? Les successeurs d’Einstein, Eddington, James Jeans, l’abbé Lemaître nous présentent cette image affolante du monde : il est « peint » à trois dimensions sur un ballon de caoutchouc à quatre dimensions qui gonfle de plus en plus vite et qui finira par éclater !
Avouons qu’avec des « si, » la science elle-même se perd en plein rêve. C’est le cas d’invoquer, avec Pierre Rousseau, notre Rabelais national :
« Heureux, dit-il, qui bêche aux champs : il a un pied sur la terre et l’autre n’en est point éloigné ! »
_____
(Pierre Devaux, « Variétés, » in Gringoire, grand hebdomadaire parisien, politique, littéraire, treizième année, n° 582, 4 janvier 1940)