« Nourrice, dirent les enfants, nourrice, raconte-nous l’histoire de la Dame des Douleurs.
– Pourquoi voulez-vous encore forcer mes yeux à pleurer ? On dit que j’ai vécu tout un siècle et j’ai oublié bien des choses. Je ne puis plus, comme je le faisais pour votre père, chanter des complaintes afin de vous endormir ; je ne puis plus marcher, ni mailloter les bébés, ni faire sauter les crêpes dans la poêle, ni ravauder les filets, ni garder la chèvre, et je m’embrouille souvent en disant mes oraisons, mais je sens toujours ma peine toute fraîche quand je parle d’elle. Pauvre âme, elle portait un nom de son pays qui veut dire douleurs. C’est bonne justice qu’on le lui ait rendu après sa mort, car de son vivant on l’appelait la folle ou la sorcière, et ainsi elle accumulait plus de chagrin qu’elle n’en pouvait supporter.
– Nourrice, est-ce qu’elle était aussi belle que notre tante Sigrid ? Est-ce qu’elle était aussi blanche que la femme du pasteur ? Est-ce qu’elle avait les cheveux aussi noirs que Clara, qui est née dans les îles ?
– Plus belle, plus blanche et avec de plus noirs cheveux ! Jamais, dans nos pays rudes, on n’avait vu créature si fine, si légère. Je crois même que c’est à cause de sa beauté qu’on en a eu peur tout d’abord ; on disait que son visage brillait, que ses yeux et ses doigts lançaient des rayons, qu’elle ne courbait point l’herbe sur laquelle elle posait le pied. On disait qu’elle chantait comme les sirènes des mers avec des mots que nul ne comprenait, mais qui emplissaient le cœur de trouble et de désolation. C’est vrai qu’elle chantait comme les sirènes des mers… J’ai passé bien des nuits à l’écouter alors qu’elle se promenait sur la lande. Quand on essayait de lui parler, elle fuyait. Deux fois des gens charitables voulurent la recueillir ; ils s’effarouchaient de la voir aller demi-nue et ne réciter aucune prière. Mais elle s’est échappée et a disparu pour plusieurs semaines. On ne met pas la brise en cage, non, ni les feux follets en prison. Chez moi, qui ne cherchais à la contraindre en rien, elle venait d’elle-même. J’étais alors toute jeunette et mariée depuis peu, mais mon homme voguait toujours en mer, pêchant très au loin, parmi ces brumes qui un jour me l’ont gardé. Elle entrait sans frapper, doucement, comme un chat, et venait se blottir près du poêle ; alors, je lui offrais de ces humbles nourritures que j’avais : du lait, du fromage, des poissons séchés ; et elle mangeait cela gracieusement avec des manières de reine. Puis elle chantait à mi-voix, pour moi seule, ou bien elle posait son front sur son bras replié et elle pleurait. Je la laissais chanter ou pleurer, sans cesser de la contempler tant elle restait toujours belle. Mais quand j’eus mon premier petit garçon, je le lui mettais dans les bras et, de le tenir ainsi, cela la rendait toute tranquille et presque contente.
– Peut-être qu’elle avait eu un bébé, qui était mort ?
– Oh ! non ! non, ce n’était point cela… Pauvre douce créature abandonnée : ni bébé, ni mari… Dans son pays, elle avait aimé un jeune homme qui passait, que sais-je ? un vagabond ou un de ces garçons qui vont de village en village, récitant des poésies, ou en racontant des légendes du temps passé, ou en jouant de quelque instrument. Puis le jeune homme était parti, comme il partait toujours. Et elle, depuis ce temps, le cherchait.
– Nourrice, on dit que tu perds la mémoire et que tu confonds souvent deux personnes ensemble. Sûrement, tu dois te tromper ; comment peux-tu rien savoir de sa vie, puisque tu ne comprenais pas sa langue ?
– Oh ! me tromper sur elle… Mais si elle entrait à l’instant même, vous m’entendez, tout aveugle et percluse que je suis, je me lèverais et j’irais vers elle, et je prendrais ses deux mains entre les miennes comme je le faisais jadis, parce qu’elles étaient toujours froides… Allez, allez, je ne parlais pas sa langue, mais je l’ai comprise bien mieux que je ne comprends les sermons de M. le pasteur ou les jolies paroles que l’on dit chez votre père, dans le salon… Je vous le dis : elle le cherchait, le vagabond qui avait volé son cœur. C’est pour cela que, partout où il y avait une réunion, que ce soit dans un cabaret, un château ou une chaumière, festin de noces ou repas de funérailles, elle essayait d’entrer. On la chassait le plus souvent. D’autres fois, on la laissait faire pour se moquer d’elle ; alors, elle passait lentement devant tous les hommes, en les regardant aux yeux si profondément que leur rire se figeait et leurs mains devenaient inertes. Puis elle s’en allait, en détournant la tête parce qu’aucun de ces hommes n’était son ami.
Mais on ne l’a même pas laissée mourir de sa peine…
Elle aimait à ramasser des fleurs dans les bois et dans la lande, mais surtout la nuit. Elle en faisait des bouquets qu’elle jetait ensuite à la mer, ou m’apportait, ou abandonnait sur le seuil des maisons. Une fois, dans l’une de ces maisons, l’enfant mourut… Moi, alors, je me suis mise à sa recherche pour la faire fuir, car je savais que les paysans la tueraient : depuis le temps qu’ils l’appelaient la sorcière, et justement à cause de ces fleurs qu’elle cueillait la nuit. J’ai couru dans la campagne tout un grand jour, oh ! mon Dieu… Et quand je suis revenue, j’ai rencontré devant l’église un groupe de femmes criardes : « Nous voilà tranquilles, elles m’ont dit ; nous l’avons lapidée, la sorcière ! »
C’était vrai : elles l’avaient lapidée !… Ces folles, elles avaient massacré la petite créature en peine, et leur haine les avait conduites droit vers elle, alors que moi, mon amour m’avait égarée… J’ai lavé son corps sanglant et brisé. Je l’ai fait ensevelir ; j’ai payé un homme pour qu’il peigne sur la croix son nom que j’avais trouvé gravé sur une médaille : Dolores. Car elle s’appelait Douleurs, la petite âme, comme si son destin fût fixé de toute éternité.
Puis, peut-être huit jours plus tard, je ne sais plus, Olaf le bûcheron s’est tué en tombant dans le Trou du Diable. Alors, les paysans, qui avaient encore soif de sang, dirent que la morte était un vampire, et qu’elle allait faire mourir les hommes comme elle avait jeté des sorts aux nourrissons. Pourtant, Olaf le bûcheron, chacun savait combien il était téméraire, par orgueil pour sa grande force ! Mais c’est vrai aussi qu’il avait peut-être le cœur trop lourd d’avoir tant écouté chanter la petite âme, la nuit dans les bois. J’avais lu beaucoup de choses dans les yeux d’Olaf… Mais je ne pouvais pas les dire et il m’a été impossible de rien empêcher. Un ancien du pays a expliqué ce qu’il fallait faire contre les vampires ; alors, tout le village s’est transporté au cimetière ; on a retiré la petite créature de sa tombe et on lui a planté un épieu dans le cœur, la pauvre, comme s’il n’était pas déjà brisé depuis longtemps !… »
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(Marguerite Jouve, in Ce Soir, grand quotidien d’information indépendant, première année, n° 243, dimanche 31 octobre 1937 ; Hugues Merle, « Une Mendiante, » huile sur toile, 1861 ; « Cattus volans, » gravure extraite de China Monumentis Illustrada d’Athanasius Kircher, Amsterdam : 1667)