J’avais entrepris un voyage à pied dans le Vorgoraz, et je passais la nuit dans le petit village de Varboska. Mon oncle, riche Morlaque, et qui s’appelait Vuck Roglonowich, était d’un caractère joyeux, aimant le vin et la bonne chère. Sa femme était encore belle, et sa fille, jeune personne âgée de seize ans, avait une figure très remarquable et beaucoup d’amabilité. J’exprimai le désir de passer quelques jours dans cette maison pour dessiner les antiquités du voisinage. Ces bonnes gens me cédèrent une chambre, où je m’installai.

Un soir, que les deux dames de la maison nous avaient quittés depuis une heure, et que, pour m’abstenir de boire, j’amusais mon hôte par quelques chansons, nous fûmes interrompus tout à coup par un cri terrible qui retentit dans la chambre à coucher. Nous sautâmes à l’instant sur nos armes et, au moment où nous entrâmes, un spectacle effrayant s’offrit à nos regards. La mère, pâle et les cheveux en désordre, tenait dans ses bras sa fille évanouie, et répétait avec un accent déchirant : « Un vampire ! un vampire ! ma pauvre fille est morte. » Nous parvînmes cependant bientôt à ranimer la malheureuse Rhawa (c’était le nom de la fille). Elle raconta alors qu’elle avait vu un homme pâle, enveloppé d’un linceul, entrer par la fenêtre ; que cet homme s’était jeté sur elle, l’avait mordue et presque étouffée ; elle ajouta qu’elle avait cru reconnaître en lui un habitant de l’endroit, qui se nommait Wircznany, et qui était mort quinze jours auparavant. Elle avait au cou une petite tache rouge, mais j’ignore si c’était une tache naturelle ou la piqûre de quelque insecte. Lorsque je me hasardai à présenter cette conjecture, le père me repoussa avec colère et la mère me traita d’incrédule, en assurant qu’elle avait vu le vampire de ses propres yeux, et qu’elle avait parfaitement reconnu Wircznany ; je me vis forcé à garder le silence. Cependant, la belle Rhawa donnait tous les signes d’un violent désespoir ; elle se tordait les bras en s’écriant sans relâche : « Faut-il que je meure si jeune, et sans avoir été mariée ! » On rassembla aussitôt toutes les amulettes que l’on put trouver dans le village, et on les suspendit au cou de Rhawa. Le père jura que, le lendemain matin, il ferait exhumer le cadavre de Wircznany et le brûlerait en présence de tous ses parents. La nuit se passa dans la plus grande agitation, et rien ne put ramener le calme dans l’esprit des malheureux parents.

Au point du jour, tout le village était en mouvement. Les hommes étaient armés de fusils, les femmes portaient des ustensiles de cuisine rougis au feu, les enfants s’étaient munis de bâtons et de pierres. On se rendit en tumulte au cimetière, en proférant des imprécations contre le défunt, et ce ne fut qu’avec beaucoup de peine que je parvins à percer la foule pour arriver jusqu’à la fosse. L’exhumation dura longtemps, parce que tous voulaient s’en mêler ; ce désordre aurait probablement amené quelque accident, si deux des anciens du village n’avaient interposé leur autorité pour que deux hommes seulement fussent chargés de déterrer le corps. Au moment où le linceul qui entourait le cadavre fut enlevé, une femme, qui était à côté de moi, poussa un cri si affreux que mes cheveux se dressèrent sur ma tête. « C’est un vampire, s’écria-t-elle, et les vers n’y ont pas touché ! » et ces paroles furent aussitôt répétées par cent voix à la fois. En même temps, vingt coups de fusils partirent, et mirent en pièces la tête du cadavre ; puis le père et les parents de Rhawa hachèrent le corps entier avec leurs longs couteaux. Plusieurs jeunes gens lièrent ensuite le cadavre à un tronc de sapin, et le portèrent sur un bûcher élevé en face la maison de Roglonowich. Le bûcher fut allumé, et le corps fut brûlé au milieu des danses et des cris de joie de la foule. Je rentrai dans la maison de mon hôte ; je la trouvai pleine de monde : les hommes la pipe à la bouche, les femmes parlant toutes à la fois et accablant de questions la malade qui, toujours pâle et abattue, pouvait à peine leur répondre. Son cou était entouré de linges imprégnés de sang, et dont la couleur rouge formait un contraste qui avait quelque chose d’effrayant avec les épaules blanches et demi-nues de la pauvre Rhawa. Bientôt cependant, la foule s’écoula, et je restai seul d’étranger auprès des habitants de la maison.

La maladie fut longue. Rhawa redoutait beaucoup l’approche de la nuit, et demandait toujours que quelqu’un veillât auprès d’elle. Comme ses parents ne pouvaient supporter ces veilles répétées, j’offris mes services comme garde-malade. Jamais je n’oublierai les nuits passées auprès de cette pauvre jeune fille ; au moindre bruit, au moindre craquement du plancher, au plus petit souffle du vent, elle tressaillait avec effroi. Venait-elle à s’assoupir, elle était tourmentée de rêves affreux, et se réveillait souvent en poussant des cris terribles. Lorsqu’elle sentait approcher le sommeil, elle me disait souvent : « Je t’en supplie, ne t’endors pas ; prends ton rosaire dans une main, ton grand couteau dans l’autre, et veille sur moi. » D’autres fois, elle ne voulait pas s’endormir sans tenir mon bras entre ses deux mains. Au bout de quelques jours, elle avait prodigieusement maigri ; ses lèvres étaient sans couleur, et ses grands yeux noirs brillaient d’un singulier éclat. Je ne pouvais la regarder sans un frisson involontaire ; de ce moment, son état ne fit qu’empirer.

La veille de sa mort, elle me dit : « Je meurs par ma faute. Un tel (elle me nomma un jeune homme) voulait m’enlever, mais je refusai et j’exigeai de lui auparavant une chaîne d’argent. Il se rendit à Marceska pour en acheter une et, pendant ce temps, le vampire est venu. Mais, ajouta-t-elle, si je n’avais pas été à la maison, il aurait peut-être tué ma mère, et ainsi tout est pour le mieux. »

Le lendemain, elle appela son père et lui fit promettre qu’il lui trancherait lui-même la tête quand elle serait morte pour qu’elle ne devînt pas un vampire ; elle embrassa ensuite sa mère, et la pria d’aller consacrer une couronne de roses au tombeau d’un saint, près du village, et de la lui rapporter. Elle reçut ensuite les sacrements avec beaucoup de calme. Au bout de deux ou trois heures, sa respiration devint plus difficile et ses yeux restèrent immobiles. Tout à coup, elle saisit le bras de son père et fait un mouvement comme pour se presser contre lui… elle avait vécu ! La maladie avait duré en tout onze jours. Quel effet déplorable de la superstition !
 
 

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(Anonyme, « Une Tradition populaire, » in Le Figaro, journal non politique, troisième année, n° 193, samedi 12 juillet 1828 ; repris sous le titre « Encore des vampires, » in Archives curieuses, ou singularités, curiosités et anecdotes de la littérature, de l’histoire, des sciences, des arts, etc., publiées par Guyot de Fère, 1830 ; sous le titre « Un Effet de la superstition » in Journal des villes et des campagnes, gazette politique, religieuse, historique, littéraire, agricole, commerciale et de jurisprudence des communes de France, trente-troisième année, n° 229, dimanche 29 octobre 1848. Estampe de Tony Johannot, pour illustrer Smarra ou les démons de la nuit de Charles Nodier, Paris : Éditions Pierre-Jules Hetzel, 1846)