Gaston Ferdière est surtout connu pour avoir été le psychiatre d’Antonin Artaud, lorsque celui-ci a été interné à l’asile de Rodez entre 1943 et 1946, à la demande de Robert Desnos. Mais il a été aussi écrivain et poète, proche de la mouvance surréaliste ; érudit et fin lettré, il s’est intéressé aux fonctions du langage chez Lewis Carroll, auxquelles il a consacré une étude que nous avons déjà reproduite ici même : Notes préliminaires sur les « Portmanteau Words » (ou mots-valises) de Lewis Carroll au cours de la schizophrénie ; c’est d’ailleurs à son initiative qu’Artaud a adapté le chapitre VI d’Alice au Pays des Merveilles, publié sous le titre : L’Arve et l’aume ; tentative anti-grammaticale contre Lewis Carroll.

Il serait donc parfaitement injuste de réduire Gaston Ferdière au rôle de « Monsieur Électrochoc » ou de double déchu d’Antonin Artaud ; c’est oublier un peu vite qu’il a été un médecin profondément humain, résistant au régime de Vichy, et fervent adepte de la pratique de l’art comme traitement thérapeutique, à laquelle il a consacré d’ailleurs de très nombreux articles ; sa seule erreur aura été somme toute d’avoir cru à l’efficacité du traitement par électrochocs, récemment introduit par le professeur Cerletti.

Les lecteurs curieux d’en connaître un peu plus sur cet attachant personnage pourront se reporter au très bel essai d’Emmanuel Venet, Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud (Paris : Verdier, 2006), ou consulter avec profit les souvenirs de Gaston Ferdière, Les Mauvaises fréquentations : mémoires d’un psychiatre (Paris : J.-C. Simoën, 1978).
 

MONSIEUR N

 
 

 
 

LA JOURNÉE DE MONSIEUR JEAN-LOUIS RENÉ CLÉMATITE

 

_____

 
 

 
 

(fragments (1) suivis de notes)

 
 

I

 

Je n’attends pas qu’un rayon de soleil oblique s’allonge comme la patte d’un chat jusqu’au fond de mon alcôve – là où la peinture rose à dessins au pochoir commence à se dégrader (2) – et me lève toujours de bonne heure.

Je sors de chez moi avant 9 heures pour profiter des billets aller-retour du métro si l’envie me venait de le prendre – mais cette envie ne me vient jamais : je déteste l’odeur de mon pays natal et n’éprouve jamais la nostalgie de ce quai de la station La Motte-Picquet-Grenelle où j’ai vu le jour… il y a je ne sais plus combien d’années.

Je me sens parfaitement bien et masturbé de frais ; après une longue nuit de sommeil et de rêve (rien de si fatigant que l’un et l’autre, surtout lorsque leurs effets s’additionnent), avant le travail reposant de ma journée, rien ne me remet comme une bonne tasse de café-filtre.

Je retrouve l’air rafraîchi sur les trottoirs arrosés, au petit bar Les Troènes (que l’on a plantés, je ne sais pourquoi, dans des urinoirs pour caniches), et la voluptueuse sinosoïde que le garçon vient de tracer dans la sciure, entre les chaises, à l’aide du casoar de son fils, le Saint-Cyrien.

C’est l’heure à laquelle ma concierge relit les « Prolégomènes à toute métaphysique future visant à se présenter comme science » ; ma belle voisine mène pisser son otarie éternellement en relevailles ; le vicaire du coin rentre du bordel, son catafalque sous le bras ; le bougnat racle à la petite cuillère la mayonnaise de la veille dans les goussets de son gilet blanc ; la putain stakhanoviste relève la devanture de fer de sa boutique ; une écuyère veuve passe le tournant et glisse sous son derrière de singe un paquet de journaux du matin.

Je songe à mes joues rasées de près – pour elles, le feu du rasoir est un plaisir, – à mon corps bien lavé ; je prends toujours soin de passer une éponge mouillée entre mes orteils, minutieusement, posément, chaque intervalle l’un après l’autre. Parfois même, je retire de ma cavité ombilicale, avec un ancien cure-dent que je réserve à cet usage, d’inéluctables morceaux de flanelle jaunie ; mais c’est là une opération qui demande du temps et de la patience, si l’on veut qu’elle vous réserve les joies de la découverte.

Quand je franchis ma porte d’allée, j’ai enfin goûté le plus longtemps possible le charme de mes W.-C. – isolement splendide ! surtout lorsque, comme moi, on pousse le sybaritisme jusqu’à n’introduire dans ces absolus lieux mallarméens aucun fragment imprimé, et cela sous aucun prétexte… Quel poète élégiaque chantera ce frisson sublime qui parcourt l’homme après la miction ?
 

La vie est belle devant moi et m’accueille… Mes bretelles ne me serrent pas trop les épaules et retiennent délicieusement mes pantalons… Aux fenêtres, sur mon passage, mes compatriotes agitent des draps et des descentes de lit en signe d’allégresse…
 

II

 

Je demeure près de la Bourse ; c’est-à-dire qu’il ne me faut que quelques minutes pour gagner la pleine campagne. Dès la rue du Quatre-Septembre, j’entends les oiseaux gazouiller dans les taillis proches et, place de l’Opéra, je n’aperçois plus que la verdure et les eaux vives ; c’est alors que je commence à rechercher des champignons dans les fourrés (Dacryobolus sudans Fr. et Phallus impudicus L. surtout), quoiqu’il y en ait beaucoup moins qu’un peu plus loin, du côté de la Madeleine. Je me dirige vers celle-ci grâce à son clocher au-dessus des pins ; j’ai remarqué qu’il ne fait jamais de rêves de Tour Eiffel – c’est là sa singularité.
 

En me promenant, il m’arrive d’enlever une à une les dents de mon peigne ; me renseignent-elles avec exactitude sur la fidélité de ma rouquine d’usage courant ? « Un peu… beaucoup… passionnément… à la folie… pas du tout. »
 

III

 

Quand sonne midi, je m’arrête avec ponctualité ; depuis mon appendicite (je l’ai contractée en avalant un fragment d’ongle de mon gros orteil gauche que j’avais pris la déplorable habitude de ronger), mon tube digestif exige des repas à heures fixes.

Je m’assois donc au bord du premier trottoir venu, les pieds dans le ruisseau aux écrevisses, et tire mon déjeuner de ma musette. Je ne change jamais de menu ; je mange chaque jour la même chose légère qui ne me lasse pas et ne me fatigue pas l’estomac : une tête de fœtus macéré à point dans une décoction de tchernoziom ; je la décapite comme un œuf à la coque et y trempe des mouillettes de pain de Tortosa ; j’arrose le tout de quelques verres à liqueur de sperme frais.

[C’est assez difficile à se procurer maintenant que la maison Maggi n’en tient plus ; je ne m’y sers plus d’ailleurs, depuis que les fœtus de 2 mois et demi ont brusquement augmenté de 3 fr. 25 par quarteron ; ce ne sont pourtant pas les avortements qui manquent à Paris, Dieu merci ! et je ne suis pas de ceux qui gobent toutes les élucubrations des économistes relatives à la surproduction.]
 

IV

 

En avalant ma dernière bouchée, je griffonne quelques vers sur mon genou avec un porte-plume rachitique que j’ai dérobé il y a cinq ans dans un bureau de poste ; puis j’éternue de toutes mes forces avant de me remettre en route et vais prendre mon kirsch dans un petit bistrot du côté de Saint-Lazare. Le garçon (un type à la gueule de Napoléon III) est un salaud qui, afin de se procurer de meilleurs asticots pour la pêche, laisse crever de faim ses jeunes chats ; je ne lui laisse bien entendu jamais de pourboire.

Je me tiens près du comptoir et, tout en sirotant mon alcool, j’arrive toujours à envoyer adroitement un molard dans deux ou trois bocks. (3) Puis je regarde une truite que je connais et qui, dans un vaste aquarium largement oxygéné, attend depuis des mois un amateur éventuel :

« Truite, belle truite, » lui dis-je, en la caressant de la pointe du doigt lorsqu’à mon appel elle se rapproche de la surface, sous prétexte de prendre une gorgée d’air, « truite plus belle et plus mouvante qu’une croupe de gitane, te souviens-tu mieux que moi de cette soirée dans Grenade, et des castagnettes qui mordillaient à petits coups précipités la pointe de tes seins ? »

Mon lyrisme s’adresse alors à l’inconnue qui achève sa consommation à mes côtés : « Anonyme, chère anonyme, de quel nom plus beau que celui-ci puis-je t’appeler ? Mais comment calculer, chère anonyme, le nombre de syllabes de tes quatre prénoms ? » Je crois toujours qu’elle rougit parce qu’elle se tourne à ce moment vers la rampe à vapeurs de mercure de la corniche ; je lui trouve tout à coup un œil plus myope et plus désabusé que celui d’un souffleur d’opéra-comique et, lorsqu’elle appelle le garçon pour régler son crème, une voix plus bête que celle du guide du Panthéon ; mes yeux m’indiquent trop clairement aussi la fétidité de son haleine.

[Une fois par mois j’achète, à la porte du bar, un dixième de billet de la Loterie Nationale ; mais je me garde bien de prendre connaissance des tirages ; d’une manière générale, j’évite ainsi le plus possible toute désillusion – que celui qui n’a jamais uriné dans un lavabo me jette la première pierre !]
 

V

 

Un moment, je me mêle à la foule de la rue d’Amsterdam et m’étonne des velléités homicides des petits rentiers… Ils sont donc aveugles, tous ces agents pédérastes des carrefours ? Mais aussi, pourquoi se passionnent-ils pour la psychologie interréactionnelle des piétons et des automobiles au niveau des passages cloutés et répètent-ils, comme des morceaux d’anthologie, les slogans publicitaires qu’ils déchiffrent en face d’eux sur des panneaux de je ne sais combien de mètres carrés ?
 

Hélas ! il est passé le temps où l’on trouvait sur la chaussée des pièces d’argent de 20 sous, petites, rondes, brillantes, appétissantes et fraîches comme des crachats d’enfants sains.
 

VI

 

Je me retrouve rapidement en pleine forêt ; le moment est venu de mon ascension quotidienne :

Je choisis un arbre aux branches basses et pratiques ; le plus difficile est en effet de quitter le sol (c’est curieux, n’est-ce pas, l’affinité des pieds des hommes pour le plancher des vaches) et d’élever des quelques premiers mètres son corps de plomb ; mais, dès qu’on les a passés, cela va à peu près tout seul… Je gagne rapidement le sommet de l’arbre, utilisant des branches de plus en plus minces, et bientôt il me devient inutile de me servir de mes mains : je prends appui sur les premières feuilles venues et je continue à monter. (4)

Je ne me rends jamais compte du moment où il n’y a plus ni branches ni feuilles sous mes pieds et où je marche directement sur l’air bleu, car l’air est toujours bleu pour moi – et encore, maintenant que je viens de l’écrire, je me rends compte combien ce mot « bleu » est impropre ; enfin je veux dire : malgré les pluies et les orages de la terre, mon ciel à moi n’est jamais couvert.
 

VII

 

Je redescends juste pour me mettre au lit ; il m’arrive de retrouver entre les draps quelques doigts – ou même un fragment de membre – oubliés le matin et qui ne m’ont pas fait faute de la journée.

Je ne vais jamais au cinéma ou au théâtre : le spectacle en moi-même est tellement plus beau et plus attrayant – et puis je me suis fait installer une T. S. F. intrapéritonéale ; je ne vais jamais dans le monde : je n’ai jamais pu faire les frais des bottes d’égoutier nécessaires à sa fréquentation.

Je pense un quart d’heure fortement ; chacun a son truc pour penser fortement : moi, je dois contracter avec énergie la moitié droite de mon sphincter anal – vous ai-je dit que j’étais gaucher ? Par ce procédé, j’arrive parfois à des remarques de l’ordre de celles-ci :

1° Les malhonnêtes qui ne saluent pas de mots affectueux tous les chiens qu’ils rencontrent sur leur route sont généralement les mêmes qui n’hésitent pas à employer l’imparfait du subjonctif, les mêmes encore qui prétendent que le loup ne parvint pas à manger tout entière la grand’mère et se demandent où étaient cachés les restes quand le Petit Chaperon Rouge arriva ;

2° En disant que Boileau est un cul, je prends la partie pour le tout et fais une synecdoque, figure bien française ;

3° Il ne mérite que notre mépris, celui qui persiste à cracher dans l’eau pour y faire des ronds lorsqu’il a l’occasion de péter dans l’eau pour y faire des bulles ;

4° Rien, absolument rien, ne s’oppose à ce que nous pendions les sycophantes aux patères, à côté des méduses repenties et des Vénus exemptes de sycosis – j’entends : moralement, cela va sans dire.

5° Quitte à passer une fois de plus pour un original, je soutiendrai mordicus que la seule devise digne d’une nation civilisée doit rester : Liberté, Égalité, Fraternité.
 

VIII

 

Pour m’endormir (comme sonne au loin, sur les éteules, l’angélus du soir), je souligne les noms juifs dans un vieil annuaire téléphonique des Bouches-du-Rhône, ou encore je relis le poème que je transcris ci-après (5) ; il est du plus grand écrivain contemporain de langue française : Gaston Ferdière.
 

Jean-Louis René Clématite (6)

 

_____

 

NOTES

 
 

1. J’ai oublié beaucoup de choses dans ces pages de journal ; mais je puis affirmer n’avoir jamais déposé de bombes – du moins dans des loges de concierge.

2. Je l’ornerai prochainement de splendides microphotographies de ma flore ano-rectale.

3. Je ne connais personne qui ne m’aime pas.

4. Ma température ne s’élève jamais au-dessus de 37° 25.

5.                                                                      Amertume

« Rigole, goule goulue à la gorge rouge de rouge-gorge, rigole, gueule de goule, du goût de dégoût de l’auguste langouste à la goutte d’angustura et… »

« Auguste… je veux dire Gaston, » me dit cette femme charmante, tu n’es qu’un imbécile ! Tu ne vois donc pas que c’est une langoustine, et puis tu commences à me crisper avec ton éternelle manie des allitérations ! »

6. Je supplie mon lecteur de me relire avec attention, de prendre garde à ma savante ponctuation et de ne pas hésiter à chercher dans un bon dictionnaire le sens exact des mots qu’il ne comprend pas bien ; je devrais tout souligner… (7)

7. Cette note n’est pas la moins importante.
 
 
 

HISTOIRE D’UN CRIME

 

_____

 
 

Ma douleur que j’avais conçue

il y a déjà bien des mois,

que j’avais en moi trop connue

en la retrouvant trop de fois,

– nourrie aussi de ma pensée et de ma chair, de mes minutes,

de mes silences et de mes solitudes, –
 

je l’ai tuée un soir comme une fille tue

son enfant dans le fossé gris de la route,

là où les glaises se dessèchent,

parmi les boîtes de conserves,

parmi les fougères et les prêles

et les orties et les poussières,

et s’acharne ;

je me suis acharné comme elle.

Comme elle je me suis acharné

et le corps était déjà froid

que je frappais encor de mes coups obstinés

sur son crâne de nouveau-né,

sur son crâne.
 

Sombre, brutal,

j’ai tué mon mal,

mon mal à la peau violette,

mon mal enfant du carnaval.

Comme le boucher bat sa viande sur l’étal,

j’ai battu moi mon tourment,

longtemps, sourdement, lourdement.

Tout autour l’herbe était grasse de cervelle

éparse comme des vomissures de vin

qui tachaient le lait des euphorbes écrasées.

Et les os se brisaient l’un après l’autre sous les chairs éclatées…

Dans l’étau ferme de ma main

j’ai pris le corps sanglant sans nez et sans oreilles,

avec sa tête dégingandée

et ses membres de marionnette

dont les ficelles sont coupées ;

j’ai dansé avec lui sans besoin de musique,

– car mes rires suffisaient bien.
 

Me raidissant bien au milieu des horizons,

j’ai fait des moulinets à m’en tordre le bras,

balayant autour de ma tête les étoiles,

– on en a marre à la fin des constellations

toujours figées aux mêmes places ;

quand nous changera-t-on tout ça ?

Et puis je l’ai lancé par-dessus l’aubépine

dans la fosse à purin (ah ! ah !) où il fit plouf

et j’ai dit : « ouf ! »

(Je tolère parfois la richesse des rimes

et le dis en alexandrins.)

Je suis parti par les chemins

et j’ai marché jusqu’au matin,

à grands pas, des chants plein la bouche,

en m’enfonçant dans les échos de mes échos…

– pourquoi le pleurer : c’était un fils à putain !


J’ai chanté mon crime et la lune sur les bruyères,

la lune et sa face de cul,

et les arbres aux branches bêtes

et mes pieds largement enfoncés dans les foins

où les rosées poissent les bêtes,

les bêtes grouillantes des foins,

les foins des rosées et des bêtes,

les rosées qui… etc.. ;

j’ai humé de nouveau avec la brise fraîche

venue pour moi de l’orient

toute l’immense joie éternelle

que tissent autour de nous les dieux ou les hasards.
 

Voilà comme ça s’est passé : mais il est tard et je vais rater mon métro…
 
 

_____

 
 

(Gaston Ferdière, Ma Mère Jézabel, illustration de l’auteur, Paris : Éditions En Marge, [1938]. Cette plaquette, imprimée sur les Presses de Théo Schmied, a été tirée à 10 exemplaires sur papier Madagascar Lafuma numérotés de 1 à 10 ; 50 exemplaires sur papier Vergé d’Arches numérotés de 11 à 60 ; 150 exemplaires sur papier Alfa Navarre numérotés de 61 à 210)