I
Après ma journée bien remplie, à onze heures, je gagnai mon lit.
J’avais travaillé plus que de coutume, et une lassitude générale m’aveulissait.
Sans défaire la couverture, j’entrai dans les draps avec un glissement très long de tout mon corps.
Doucement, par d’inappréciables mouvements, mon dos et le drap postérieur vinrent à adhérer parfaitement, sans que le moindre pli me froissât la peau ; et, à l’aide de pesées des talons, des mollets, des reins, des épaules et de la tête, j’arrivai à faire, dans la plume, mon sillon, ma fosse confortable des nuits réparatrices.
Les coudes aux hanches, les mains aux cuisses, dans la position des momies dépourvues de bandelettes, je m’endormis délicieusement…
II
Et voici le rêve voluptueux que je rêvai :
J’étais un grand morceau de viande – un morceau de viande grand comme moi.
Cuit à point, je reposais sur une couche de haricots en purée, et, de toutes parts, j’en étais environné.
Je vous prie de croire qu’il y avait, sous moi et autour de moi, énormément de ces haricots en purée.
Un plat de porcelaine oblong nous contenait – les haricots et moi.
Je me sentais mijoter avec tendresse, et je vins à me demander si j’étais du mouton – du bœuf – ou du veau.
Je pensai :
« Je suis un rôti de mouton. »
(Je n’étais pas assez blanc pour être du veau – et pas assez rouge pour être du bœuf.)
« Je suis un rôti de mouton, » me répétai-je.
Et vous ne sauriez imaginer tout le plaisir que je ressentais, à cette ineffable pensée que j’étais un rôti de mouton !…
III
Un liquide parfumé baignait les haricots.
Les haricots prenaient un bain bien chaud dans ce liquide parfumé.
À n’en pas douter, ce liquide parfumé, ce devait être de la sauce ; et cette sauce odorante, – je me le dis, – c’était de moi qu’elle provenait.
Je me dis – avec un certain orgueil – que cette sauce, c’était mon jus à moi, mon jus de moi…
Alors, je me mis à m’agiter insensiblement de droite et de gauche, et la sauce fit à l’entour de moi un petit flac-flac réjouissant.
J’accentuai peu à peu la manœuvre ; la sauce s’engouffrait sous moi, à droite, et déferlait sur moi à gauche.
C’étaient – sous moi et sur moi – des caresses dont il me serait malaisé de rendre la douceur.
À la fin, je me soulevai un peu, et, m’étant laissé retomber, la sauce m’inonda et laissa sur ma surface mille petits ruisseaux tièdes et fumants dont la descente sur mes flancs était comme mille chatouilles…
IV
Le matin, je m’éveillai – très enfoncé dans la plume.
Je me levai, regrettant beaucoup de ne plus rêver mon rêve de la nuit.
Et je m’en fus à mes affaires, pénétré de cette idée qu’il est bien triste qu’on ne puisse être, toute la vie, un morceau de mouton rôti, nageant dans son propre jus, avec une multitude des représentants les plus estimés de l’intéressante famille des légumineuses.
Ah ! ce fut un bien beau rêve, Madame !
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(Georges Docquois, in Art et critique, revue littéraire, dramatique, musicale et artistique, quatrième année, n° 85, 16 janvier 1892 ; repris, sans le découpage en chapitres, sous le titre « Mouton, bœuf ou veau ? » dans Le Supplément, grand journal littéraire illustré, seizième année, n° 1599, 11 novembre 1899 ; puis sous le titre « Un Beau Rêve ! » avec un prologue ajouté et des illustrations d’André Hellé, dans Le Journal amusant, soixante-deuxième année, n° 520, 12 juin 1909. Nous avons conservé le texte original, en y ajoutant les illustrations du Journal amusant)