Sur le mur de l’agence, une affiche proclamait :
SOCIÉTÉ DES CHASSES PRÉHISTORIQUES SAFARIS.
ORGANISÉES À TOUTES ÉPOQUES DU PASSÉ
CHOISISSEZ VOTRE PROIE. NOUS VOUS LA FOURNIRONS.
Avec un sourire un peu crispé, Mr. Eckels tendit un chèque de dix mille dollars à l’homme derrière le comptoir.
« Voici, intervint le directeur de l’agence, Mr. Travis, votre guide pour le Safari dans le temps. Il vous dira comment et quand il faudra tirer. Vous devrez lui obéir en tout.
– Quel sera mon dinosaure ? questionna Eckels.
– Un tyrannosaure Rex. La bête la plus monstrueuse de la création. Signez ce contrat. S’il vous arrive quoi que ce soit, nous déclinons toute responsabilité. Ces dinosaures ont faim. »
Mr. Eckels regarda longuement son chèque avant de le libeller. Ses doigts tremblaient légèrement.
« Mr. Travis, dit le directeur, voici votre client. »
Ils traversèrent la pièce sans mot dire, prirent leurs fusils et se dirigèrent vers la MACHINE.
D’abord un jour et puis une nuit, puis un jour et une nuit, et ensuite jour-nuit, jour-nuit, jour-nuit. Une semaine, un mois, une année, une décade. 2056, 2019 1997, 1957.
Ils coiffèrent leur casque à oxygène et vérifièrent la bonne marche de leur poste à ondes courtes. Eckels s’appuyait fortement contre le dossier rembourré de la banquette ; sa figure était blême, sa mâchoire raidie. Il sentit le tremblement de ses bras et remarqua que ses mains étaient crispées sur le métal de son fusil neuf. Il y avait quatre autres hommes dans la MACHINE : Travis, le chef de Safari, son assistant, Lespérance. et deux autres chasseurs, Billings et Kramer. Ils se dévisageaient en silence pendant que les années passaient en vrombissant.
« Cette arme peut-elle tuer un dinosaure d’un seul coup ? demanda Eckels.
– Si vous visez juste, oui, répondit Travis par son poste à ondes courtes. Tâchez seulement de loger vos deux premiers coups dans les yeux ; après, visez le cerveau. »
La MACHINE hurlait. Le temps était un film qui se déroulait à l’envers. Les soleils fuyaient et des millions de lunes fuyaient à leur suite. Puis elle ralentit, son hurlement devint un murmure. Elle stoppa. Le soleil s’arrêta dans le ciel.
La brume qui avait entouré la MACHINE se dissipa et les trois chasseurs et les deux professionnels, avec leurs fusils de métal bleu sur les genoux, se trouvèrent dans un monde très ancien.
« Le Christ n’est pas encore né, dit Travis ; Moïse n’est pas encore allé sur la montagne parler à Dieu. Les pyramides n’ont pas été élevées. Rappelez-vous bien cela : Alexandre, César, Napoléon, Hitler n’existent pas encore. »
Les chasseurs hochèrent la tête.
« Ceci, poursuivit-il, est la jungle d’il y a soixante millions, deux mille et cinquante-cinq ans avant le nouveau président des États-Unis. »
Il désigna de la main une sorte de passerelle en métal qui ondulait au-dessus de la savane fumante parmi les fougères géantes et les palmiers.
« Et ceci, reprit-il, est la passerelle mise à votre disposition par la société des chasses préhistoriques. Elle flotte à cinquante centimètres du sol. Elle ne touche pas le moindre brin d’herbe, ni une fleur ou un arbre. Elle est faite en métal antigravitationnel. Son objet est de vous éviter tout contact physique avec le monde préhistorique. Aussi, restez sur la passerelle. Ne la quittez sous aucun prétexte. Je répète : ne la quittez jamais, quoi qu’il arrive ! Si vous tombez, vous devrez payer une amende. Et ne tirez sur aucun animal que nous ne vous aurons pas désigné.
– Pourquoi ? » demanda Eckels.
Ils étaient assis dans la MACHINE au-dessus de la forêt vierge pélagique. Le vent apportait des cris d’oiseaux et une senteur de goudron et de sel, d’herbes humides et de fleurs couleur de sang.
« Nous ne voulons pas changer l’avenir. Nous ne faisons pas partie de ce passé. Le gouvernement ne tolère notre entreprise qu’à contrecœur. Nous payons de gros pots de vin pour conserver notre privilège. Une machine à remonter le temps est une arme extrêmement dangereuse. Sans le savoir, nous pourrions tuer un animal important, un petit oiseau, un cloporte, une fleur, détruisant ainsi un maillon important d’une espèce en état de devenir.
– Je ne comprends pas très bien, dit Eckels.
– Bon ! poursuivit Travis. Disons que nous tuons accidentellement une souris aujourd’hui. Il en résultera que toute la descendance de cette souris-là sera anéantie, comprenez-vous ?
– Compris. »
Travis poursuivit :
« Et tous les descendants des descendants de cette souris. D’un coup de talon, vous anéantirez d’abord un petit animal, puis une douzaine, puis un millier, un million, un milliard d’autres souris.
– Et quelle différence cela peut-il faire ? demanda Eckels.
– Quelle différence ? gronda Travis. Eh bien ! que faites-vous des renards qui ont besoin de ces souris pour survivre ? Faute de trouver dix souris, un jeune renard meurt de faim, sans descendance. Faute d’un renard pour les nourrir, toutes sortes d’insectes, de vautours, un nombre infini d’êtres vivants sont rejetés dans le chaos et la destruction. Soixante millions d’années plus tard, un homme des cavernes, un des dix ou douze seuls humains qui existent dans le monde entier, va chasser des sangliers ou des tigres à dents de sabre pour se nourrir. Mais vous, mon cher monsieur, avez détruit tous les tigres de la région en détruisant une seule souris.
Donc, l’homme des cavernes meurt de faim. Et cet homme des cavernes, notez-le bien, n’est pas un simple homme comme vous et moi. Non ! Il peut représenter une nation future entière. Nourri normalement, il aurait enfanté dix fils. Eux, à leur tour, auraient enfanté cent mâles, et ainsi de suite, jusqu’à une civilisation. Détruisez cet homme, et vous détruirez une race, un peuple, un chapitre entier de l’histoire. C’est comme si vous aviez tué un petit-fils d’Adam. Votre coup de talon inconsidéré va déclencher une réaction en chaîne qui peut changer, à travers le temps, notre destinée entière sur cette terre.
Avec la mort de cet unique homme des cavernes, un milliard d’humains sont empêchés de naître. Peut-être Rome ne s’élèvera-t-elle jamais sur ses sept collines. Peut-être l’Europe restera-t-elle toujours une forêt impénétrable. Écrasez une souris et vous laissez votre empreinte pour toute l’éternité. César ne traverse pas le Rubicon. Christophe Colomb ne découvre pas l’Amérique. Aussi, soyez prudents ; restez sur la passerelle !
– Alors, dit Eckels, ce serait dangereux pour nous de toucher même à l’herbe ?
– C’est exact. La destruction de certaines plantes pourrait se répercuter infiniment. Une petite erreur ici pourrait se multiplier au-delà de toute proportion dans soixante millions d’années. Bien sûr, notre théorie peut être erronée. Peut-être bien le Temps n’est-il pas susceptible d’être changé par nous. Ou peut-être encore ne l’est-il que de façon subtile. Une souris morte ici crée un déséquilibre dans le monde des insectes, et une disproportion de population plus tard, une mauvaise récolte, plus tard encore une crise économique, une famine, et finalement un changement dans le comportement social d’un pays éloigné. Quelque chose de subtil dans ce genre. Mais jusqu’à ce que nous soyons fixés sur l’influence dans l’histoire de nos voyages dans le Temps, nous agissons avec la plus grande prudence. Cette MACHINE, la passerelle, vos vêtements et vos corps ont été stérilisés, comme vous le savez, avant votre départ. Nous portons ces casques d’oxygène pour éviter d’introduire nos bacilles dans ce monde primitif.
– Comment saurons-nous sur quels animaux il faudra tirer ?
– Ils sont marqués à la peinture rouge, répondit Travis. Ce matin, avant votre départ, Lespérance est venu ici avec la MACHINE. Il s’est promené dans cette région et a suivi certains animaux.
– Pour les étudier ?
– C’est ça, dit Lespérance ; je les suis pendant leur existence entière et je note la durée de leur vie. Très brève… Combien de fois ils se reproduisent ? Fort peu : la vie est courte, ici. Quand j’en repère un qui va mourir assommé par la chute d’un arbre ou noyé dans une mare de goudron, je note l’heure, la minute, la seconde exacte, et je projette sur lui une grenade remplie de peinture. Cet animal a donc une grande tache rouge sur le devant du corps. C’est celui-là qu’il faut abattre. Ensuite, je calcule notre heure d’arrivée dans le passé, de telle façon que nous ne rencontrions le monstre pas plus de deux minutes avant sa mort accidentelle. De cette façon, nous ne tuons que des animaux qui seraient morts quoi qu’il arrive, qui n’auraient plus reproduit. Vous voyez maintenant quelles précautions nous prenons.
– Mais si vous êtes venu ce matin, plus tard dans le temps, dit Eckels très excité, vous avez dû nous rencontrer, nous et notre Safari ? Quel en a été le résultat ? Avons-nous tué la bête ? En sommes-nous tous sortis vivants ? »
Travis et Lespérance échangèrent un regard.
« Ça, ce serait un paradoxe, dit Lespérance. Le temps ne permet pas ce genre d’imbroglio. Un homme se rencontrant lui-même plus tard ! Quand un événement de ce genre est imminent, le Temps s’écarte. Comme un avion qui rencontre une poche d’air. Vous avez peut-être senti la MACHINE faire un saut juste avant de s’arrêter ?
Eh bien ! c’était nous qui nous passions nous-mêmes sur le chemin du futur. Nous n’avons rien vu. Il n’y a aucun moyen de savoir comment notre expédition va se terminer, si nous allons tuer notre monstre ou si nous tous – et vous, Mr. Eckels – en sortirons vivants. »
Le sourire d’Eckels était un peu contraint.
« Assez parlé, interrompit Travis d’une voix forte. Tout le monde debout ! »
Ils étaient prêts à sortir de la MACHINE.
La jungle s’étendait à perte de vue, drue, verte, trouée de clairières recouvertes d’une eau tourbeuse. Des sons pareils à de la musique, et d’autres qui évoquaient un bref ouragan, emplissaient l’air. Ceux-ci provenaient d’énormes ptérodactyles battant l’air de leurs grandes ailes grises, pareils à des chauves-souris de cauchemar.
« Où est notre tyrannosaure ? » demanda Eckels.
Lespérance consulta son chronomètre.
« Devant nous. Nous allons croiser sa piste dans une minute exactement. Vérifiez bien la tache de peinture rouge. Pour l’amour de Dieu, ne tirez pas avant que nous vous le disions ! Et ne quittez pas la passerelle ! Ne quittez pas la passerelle ! »
Ils avancèrent, fouettés par la brise matinale.
« Enlevez vos crans de sûreté ! commanda Travis. Vous, Mr. Eckels. tirez le premier ; après, Mr. Billings, et en troisième, Mr. Kramer.
– J’ai chassé le tigre, le sanglier, le buffle, l’éléphant, mais ça, c’est tout autre chose, dit Eckels. Je tremble comme un enfant.
– Ah ! Ah ! » fit Travis.
Tous stoppèrent.
Travis leva une main.
« En avant ! » murmura-t-il.
La jungle immense avait résonné de cris, d’appels d’oiseaux, de bruits de feuilles froissées. Soudain, tout cessa, comme si quelqu’un avait fermé une porte. Un grand silence. Un grondement de tonnerre.
À travers la brume, à cent cinquante mètres d’eux, Tyrannosaurus Rex s’avançait.
« Grands Dieux ! murmura Eckels.
– Silence !… »
Il progressait lentement sur ses grandes pattes élastiques et charnues. Il dépassait les arbres de sept mètres, une espèce de démon gigantesque, ses petits bras délicatement appuyés sur sa grande poitrine visqueuse de reptile. Chaque patte de derrière était une bielle, cinq cents kilos d’os blancs et durs entourés de muscles épais comme des cordes, et recouverts d’une peau granulée comme l’armure d’une divinité guerrière. Chaque cuisse représentait une tonne de chair, d’ivoire et de câbles d’acier. Et de la grande cage thoracique surgissaient ses deux bras délicats, des bras munis de mains capables de ramasser et de triturer un homme comme un jouet, pendant que le cou serpentait. Et sa tête, une tonne de granit sculpté, se dressait sans effort vers le ciel. La gueule grande ouverte exposait une forêt de dents grandes et acérées comme des baïonnettes. Ses yeux roulaient, pareils à des œufs d’autruche, vidés de toute expression, sauf de la faim.
Il bondissait, les os pelviens renversant arbres et buissons, ses pieds fourchus frappant le sol bourbeux avec un bruit répugnant, laissant des empreintes profondes de cinquante centimètres. Ses bonds avaient quelque chose de la grâce de pas de ballet, étonnamment équilibrés et rythmés quand on pensait à sa masse de dix tonnes. Il entra dans uns clairière et le soleil illumina en plein ses petites mains reptiliennes, qui frémissaient devant lui.
« On ne pourra jamais le tuer, » prononça Eckels, après réflexion.
Il avait bien considéré la chose et sa décision était pour lui sans appel. L’arme perfectionnée qu’il avait à la main lui semblait aussi inoffensive qu’un pistolet à amorces.
« Nous avons été fous de venir ici. C’est une tâche impossible.
– Taisez-vous ! siffla Travis.
– Un cauchemar…
– Demi-tour ! commanda Travis. Marchez lentement vers la MACHINE. Nous vous rembourserons la moitié de votre avance.
– Je n’aurais jamais imaginé voir un animal pareil, dit Eckels. J’avais mal compris ; oui, je préfère abandonner.
– Il nous voit !
– Regardez la peinture rouge sur son flanc ! »
Le tyrannosaure se dressa de toute sa hauteur. Sa peau écaillée luisait comme un millier d’émeraudes. Entre les protubérances de ses écailles, une boue verdâtre recelait des milliers d’insectes qui faisaient onduler sa cuirasse, même lorsque la bête ne bougeait pas. Une forte puanteur de chair décomposée emplit la forêt.
« Sortez-moi d’ici ! cria Eckels.
– Ne courez pas, lui dit Lespérance. Faites demi-tour. Cachez-vous dans la MACHINE. »
Eckels fit encore quelques pas en traînant les pieds et en soufflant.
« De l’autre côté ! »
À son premier mouvement, le monstre se précipita en avant avec un cri terrible. Il parcourut cent mètres en quelques secondes. Les fusils pointèrent vers lui et crachèrent le feu. Un ouragan issu de la gueule du monstre les entoura d’une puanteur de pourriture et de sang corrompu. Le dinosaure rugit ; ses dents étincelaient au soleil.
Eckels, sans se retourner, marcha les yeux fermés jusqu’au bord de la passerelle et, sans le savoir, s’avança dans la jungle. Ses pieds s’enfoncèrent dans la mousse épaisse. Ses jambes le portaient en avant et il se sentit seul et détaché de l’horreur qu’il laissait derrière lui.
Les fusils crachèrent encore. Leurs grondements se mêlaient aux rugissements du monstre blessé. Le grand levier de la queue du lézard géant la fit mouvoir avec une force terrifiante. Des arbres explosèrent en nuages de feuilles et de branches. Le dinosaure abaissa ses mains pour saisir les petits hommes, pour les déchirer en deux, les écraser comme des baies, pour les enfourner dans sa gueule béante et sa gorge pleine de hurlements. Les yeux de pavé étaient à la hauteur des hommes. Ils s’y mirèrent comme dans une glace. Ils firent feu sous les paupières de fer, visant les iris de jais.
Comme une idole de pierre, comme une avalanche, le tyrannosaure s’écroula. En rugissant, il s’agrippa aux arbres qui s’abattaient sous lui. Son corps, en s’écroulant, tordit et déchira la passerelle de métal. Les hommes reculèrent hors de sa portée. Dix tonnes de chair et d’os étaient étendues devant eux. Les armes crachèrent de nouveau leur feu meurtrier. Le monstre battit encore une fois l’air de sa queue écaillée, sa mâchoire reptilienne trembla, et puis il ne bougea plus. Un flot de sang jaillit de son cou ; quelque part dans ses entrailles, un réservoir de bile éclata. Un liquide écœurant trempa les chasseurs. Ils se tenaient immobiles devant leur proie rouge et luisante.
Le tonnerre cessa. La jungle retrouva le silence. Après l’avalanche, une paix verdoyante. Après le cauchemar, la lumière du matin.
Dans la MACHINE à remonter le temps, Eckels était prostré, frémissant, la tête entre les mains. Il avait retrouvé le chemin de la passerelle et s’était tapi dans la MACHINE.
Travis y pénétra à son tour, jeta un coup d’œil à Eckels, prit de la gaze dans une boîte métallique et retourna vers ses compagnons qui étaient assis sur la passerelle.
« Nettoyez-vous, » dit-il.
Ils essuyèrent le sang de leurs casques. Le monstre gisait devant eux : une montagne de chair qui frissonnait encore. Un craquement retentit : au-dessus du corps, une lourde branche d’arbre se détacha et tomba. Elle frappa le cadavre de l’animal avec un bruit sourd.
« Voilà ! »
Lespérance consulta sa montre.
« Juste à la seconde. C’était la branche qui devait tomber et tuer cet animal si nous n’étions pas intervenus. »
Les deux chasseurs se laissèrent guider le long de la passerelle vers la MACHINE, où ils s’affalèrent sur la banquette. Ils regardèrent encore le monstre abattu, ce monticule où déjà grouillaient insectes et reptiles s’attaquant à la carcasse fumante.
Un bruit sur le plancher de la MACHINE les fit sursauter. Eckels était vautré à même le sol et tremblait.
« Je vous demande pardon, dit-il enfin.
– Levez-vous ! » cria Travis.
Eckels obéit.
« Allez seul sur la passerelle, commanda-t-il. (Le canon de son arme le poussait dans le dos.) Vous ne reviendrez pas avec nous. Nous vous laissons ici. »
Lespérance saisit le bras de Travis.
« Doucement !
– Ne te mêle pas de ça ! cria Travis en se dégageant. Ce triple lâche aurait pu nous faire tous tuer. Mais ce n’est pas le plus grave. Loin de là ! C’est ses chaussures. Regarde ses chaussures ! Il est sorti de la passerelle. Bon Dieu ! ça, c’est notre ruine. Qui sait combien il nous faudra payer ? Des dizaines de milliers de dollars à l’assurance. Nous garantissons que personne ne quittera la passerelle. Il est descendu. Oh ! la brute. Il faudra que je fasse un rapport officiel. On révoquera peut-être notre privilège. Dieu seul sait ce qu’il a pu faire au temps et à l’histoire !
– Calme-toi ! Il n’a fait que se promener un peu dans l’herbe.
– Qu’en savons-nous ? cria Travis. Nous ne savons rien. C’est un mystère pour nous. Allez, sortez d’ici, Eckels ! »
Eckels mit sa main dans sa poche intérieure.
« Je vous paierai tout ce que vous voudrez. Cent mille dollars ! »
Travis regarda le carnet de chèque de Eckels et cracha à terre.
« Allez là-bas ! Le cadavre est contre la passerelle. Enfoncez vos bras jusqu’au coude dans sa gueule. Après, vous pourrez revenir avec nous.
– Mais c’est insensé !
– L’animal est mort, espèce de lâche. Les balles ! les balles ne peuvent pas rester là. Elles n’appartiennent pas au passé. Elles pourraient détruire l’équilibre. Voici mon couteau. Allez les extraire. »
La jungle résonnait de nouveau de mille cris d’oiseaux. Eckels se retourna lentement pour contempler ce tas pourrissant, cette montagne de cauchemar et d’horreur. Après un long moment, comme un somnambule, il se traîna sur la passerelle.
Il retourna, en frissonnant, dix minutes plus tard, ses bras rouges jusqu’aux coudes. Il tendit ses mains : elles étaient pleines de balles en métal.
Puis il tomba. Il resta où il était tombé, inerte.
1492… 1776… 1812…
Ils nettoyèrent leurs mains et changèrent de vêtements. Eckels était revenu à lui, mais restait silencieux.
1999… 2000… 2056… La MACHINE stoppa.
« Sortez ! » dit Travis.
L’agence était pareille à celle qu’ils avaient quittée quelques heures plus tôt. Le même homme était assis derrière son bureau.
Travis examina tout d’un œil soupçonneux.
« Tout va bien ici ? demanda-t-il.
– On ne peut mieux. Vous avez fait bon voyage ? »
Travis sembla soulagé.
« O. K. Eckels, vous pouvez descendre, dit-il. Ne revenez plus jamais avec nous. »
Eckels ne bougeait pas.
« Vous êtes sourd ? reprit Travis sèchement. Qu’est-ce que vous regardez ? »
Eckels avait les yeux fixés sur la boue épaisse qui recouvrait ses semelles. Il tint, d’une main qui tremblait, une motte de terre.
« Non, ce n’est pas possible. Pas une chose aussi insignifiante. Non ! »
Incrusté dans la boue, ses ailes luisantes de vives couleurs vert, noir et or, on voyait un papillon, très beau – mais mort.
« Pas quelque chose d’aussi petit ! Pas un papillon ! » cria Eckels.
L’insecte tomba sur le tapis, un objet délicat, d’une grâce infime, une petite chose qui pouvait détruire un équilibre et abattre une rangée de minuscules dominos, qui à leur tour abattraient une rangée plus grande, et ainsi de suite tout au long des siècles. Eckels sentit la terre manquer sous lui. Il n’était pas possible que quoi que ce soit d’important fût changé. Tuer un seul papillon ne pouvait pas avoir de pareilles conséquences ? C’était absurde.
« Mais, n’est-il pas possible, fit-il, s’adressant au monde, à lui-même, aux employés de l’agence, à la MACHINE, n’est-il pas possible de le ramener là-bas ? Ne pouvons-nous pas le refaire vivre ? Repartons vite. Rattrapons mes pas… »
Il regardait Travis droit dans les yeux. Le chasseur n’était plus lui-même qu’une épave. Il secoua lentement la tête sans répondre.
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(« Une Science Fiction de Rey [sic] Bradbury, » traduite de l’américain par A. de la Falaise, « Les Lettres, » in Carrefour, neuvième année, n° 427, mercredi 19 novembre 1952. L’illustration est extraite de cette publication. Il s’agit de la première adaptation française de la nouvelle « A Sound of Thunder » parue dans Collier’s Magazine, le 28 juin 1952, qui sera reprise dans le recueil The Golden Apples of the Sun, Doubleday, en 1953. La nouvelle sera traduite par Richard Négrou sous le titre « Un Coup de tonnerre, » dans Les Pommes d’or du soleil, collection « Présence du futur », n° 14, Denoël, 1956. Pour des raisons de calibrage, la version d’Alain de la Falaise est malheureusement une adaptation écourtée et édulcorée, le dénouement occultant complètement l’aspect uchronique résultant de « l’effet papillon »)
Illustration de Frederick Siebel, Collier’s Magazine, 28 juin 1952
Illustration de Franz Altschuler pour la publication dans Playboy, juin 1956