EPOUVANTE

Personne de nous quatre ne connaissait ses compagnons de hasard. Ce fut à l’improviste que nous liâmes conversation, comme peuvent le faire des gens assis les uns à côté des autres, en wagon, au cours d’une interminable soirée de décembre. Les âcres émanations du poêle en fonte, la lueur sinistre, d’un jaune trouble, tombée de deux lanternes (1), le fatigant et monotone bruit des roues que scandait, aux parois du compartiment, une danse d’ombres difformes, tout cela dut contribuer à orienter notre causerie vers les régions de l’étrange et du fantastique. Des histoires de mystérieux pressentiments, de suicides ou de fantômes, la, plupart inexplicables si ce n’est grâce à l’intervention des forces surnaturelles, nous revinrent à l’esprit. Chacun de nous, par lecture ou ouï-dire, en savait une, d’un caractère différent, conforme à son humeur et au milieu dans lequel il avait coutume de vivre.

Le premier qui prit la parole devait être, selon toute vraisemblance, un marchand d’objets de piété. Du fond de sa pelisse, d’un tel volume qu’elle eût convenu à l’ours le plus gigantesque, il nous entretint de sacrilèges, de tombeaux violés, de moines assassinés venant réclamer, au milieu de la nuit, la sépulture pour leur cadavre, et, enfin, d’une fameuse icône de Novgorod, représentant un saint dont le poing fermé s’ouvre peu à peu depuis des siècles et dont les doigts, définitivement redressés, annonceront un jour la fin du monde. Un autre voyageur – étudiant en médecine – nous fit, à propos des maladies héréditaires, le récit de cas aussi incroyables qu’horribles. Moi-même, pour n’être point en reste, j’accommodai à l’usage de mes auditeurs quelques-unes des imaginations d’Edgar Poe et les leur servis sans vergogne… Quant au quatrième voyageur, – un monsieur emmitouflé dans un plaid et coiffé d’un bonnet de fourrure enfoncé jusqu’aux yeux, – il restait seul silencieux, ne manifestant son attention que par de rares monosyllabes.

Le train continuait sa route. Les mêmes ombres difformes dansaient à l’intérieur du wagon que secouait la même trépidation monotone. Un mince ruban de neige, d’un gris blême, à peine éclairé par notre passage et furtivement coupé de temps à autre, par la silhouette noire d’un arbre, se déroulait derrière la vitre. Au-delà de ce ruban, le regard plongeait dans l’effrayante ténèbre froide où se confondaient le ciel et la plaine, mais où l’on devinait la tempête invisible.

Nous nous regardions, les nerfs à fleurs de peau.

« Messieurs, dit tout à coup l’homme au plaid, les histoires que vous venez de raconter sont certainement extraordinaires. Je ne leur reprocherai qu’une chose : leur défaut d’authenticité. Qui de vous, par exemple, oserait garantir que tous ces faits ont réellement eu lieu, qu’ils ne sont point le fruit de l’imagination pure ? Moi qui vous parle, je puis au contraire, si vous le voulez bien, vous rapporter une aventure qui m’est arrivée à moi-même et au cours de laquelle, pendant quelques instants, j’ai vraiment connu « le frisson de l’au-delà. » Ce fut, en tout, l’affaire de cinq à six minutes… Cependant, ces cinq ou six minutes-là sont restées et resteront, je le sais, le capital événement de mon existence, étant donné qu’il est impossible à un homme de supporter deux fois dans sa vie une émotion pareille. »

Et, nous voyant vivement intéressés par ce préambule, le monsieur commença :

« Il y a de cela juste dix ans. J’étais alors fonctionnaire de l’administration des douanes et chargé du contrôle des marchandises traversant le point de transit situé près de V…, petit village-frontière.

Ledit point de transit se trouvait au milieu d’une jetée qui coupait le fleuve Sbroutch. Chaque soir, à six heures, les gardiens le fermaient, en ma présence, au moyen d’une barrière, et, de ce moment, je pouvais disposer à ma guise du reste de mon temps. C’est ainsi que j’avais l’habitude de me rendre à la gare voisine pour l’arrivée du train-poste du soir. Les employés de la douane, les officiers de garde à la frontière s’y réunissaient également ; l’on y rencontrait même quelquefois de petits propriétaires des environs. La gare était un endroit chaud, éclairé, relativement confortable. Beaucoup y venaient accompagnés de leurs femmes et de leurs filles ; on soupait au buffet, potinait, flirtait, jouait aux cartes. Vers onze heures enfin, presque à la même minute, arrivaient deux trains, l’autrichien et le nôtre. La gare se remplissait soudain d’une foule cosmopolite, aux manières agitées et bruyantes. Nous y découvrions parfois quelque prince héritier, voyageant incognito. Nous le regardions souper et constations avec plaisir que les têtes couronnées jouissaient d’un appétit semblable à celui des simples mortels.

Souvent aussi, c’était le spectacle d’une saisie de marchandises prohibées qui venait nous distraire. À cette époque, en effet, la, contrebande n’était point encore devenue ce qu’elle est aujourd’hui, un métier de tout repos. Heureux temps, où il vous arrivait au moins une fois sur dix de toucher la forte prime, et que regrettent en soupirant les vieux employés blanchis au service de l’administration.

Le petit village se trouvait à quatre verstes de la gare. Distance peu faite pour m’intimider, si l’on songe qu’il ne m’offrait d’autre ressource que la société d’un sous-officier de police et de quelques commis des postes, sexagénaires rhumatisants et insupportables.

Donc, un soir de la, fin de novembre, ayant fermé ma barrière comme d’habitude, mis en ordre les pièces de la journée et changé de vêtements, je sortis de chez moi pour me rendre à la gare. Deux chemins conduisaient à celle-ci. Le premier traversait le village et un hameau qui lui était presque contigu. Le second, moins long, mais plutôt sentier que chemin, coupait en diagonale une immense plaine déserte et suivait le remblai de la voie du chemin de fer jusqu’à la station. Je le prenais d’ordinaire et je le pris également, cette fois-là comme les autres.

Il était environ neuf heures. Une telle obscurité régnait, qu’on n’y voyait point à dix pas devant soi. J’allais d’abord à tâtons, cherchant du pied à deviner la route. À l’endroit où commençait le sentier, la, neige s’était accumulée plus compacte et résonnait sous le talon. Je me guidai sur la rangée de poteaux télégraphiques qui jalonnait la ligne. Le vent gémissait lugubrement dans les fils couverts de givre et les poteaux eux-mêmes vibraient d’une note ininterrompue et uniforme que j’entendais avant de les distinguer dans la nuit.

Une tourmente de neige s’éleva, remplissant mes yeux, les aveuglant d’une poudre piquante, impalpable et glacée. Une vague inquiétude commença à m’envahir. Je reconnus le sentiment complexe et bizarre que j’éprouve parfois au seuil de larges étendues, plaines, places publiques, ou même vastes appartements. Je m’apparus si infime, si insignifiant vis-à-vis de cette steppe si effroyablement démesurée… Il me sembla que je ne parviendrais jamais à la franchir et le sol se déroba sous mes pieds.

Je me retournai. Là-bas, dans le lointain, clignotaient encore les faibles lumières du village. Cette vue me rassura, un instant. Puis les lumières se dérobèrent subitement lorsque je pénétrai dans l’immense plaine. Il n’y eut plus autour de moi qu’un trouble et blanchâtre brouillard.

Cet endroit me suggérait toujours une crainte instinctive. Pourquoi ? Je ne saurais le dire. Mais j’éprouvais à chaque fois cette peur irraisonnée qui, selon l’expression homérique, vous « saisit par les cheveux. » Et, chose singulière ! mon imagination, au lieu de chercher à se calmer, se plaisait alors à s’irriter davantage en évoquant mille spectacles sinistres. J’ai su par la suite que chez la plupart des gens nerveux, sinon chez tous, certains paysages ou localités provoquaient de semblables peurs inconscientes.

J’ai déjà dit que je marchais dans un brouillard blanchâtre causé par la tourmente de neige. Or tout à coup, droit devant moi, à une distance qui me parut considérable, je remarquai une sorte de tache sombre, immobile… Je m’arrêtai, retins mon souffle afin de mieux prêter l’oreille. Mais tout était tranquille, les flocons frappaient doucement mon visage… Seul mon cœur battait à coups si précipités qu’on eût pu l’entendre, me semblait-il, à l’autre bout de la plaine.

La Chose demeurait toujours immobile… Je fis quelques pas en avant. Je constatai aussitôt que le brouillard et la tourmente m’avaient induit en erreur sur le compte de la distance. Tout près de moi, sans mouvement, le dos accoté à un poteau télégraphique, un homme était assis sur la neige.

Il était vêtu d’une pelisse entièrement déboutonnée et laissant voir la poitrine. Il n’avait pas de chapeau. Il se tenait très droit, les jambes allongées et croisées, les bras pendant le long du torse, de telle sorte que ses mains plongeaient dans la neige. Sa tête était légèrement renversée en arrière.

« Qui êtes-vous ? » demandai-je.

Ma voix était lointaine, faible comme un murmure. Ainsi les malades perçoivent-ils, dans la minute qui précède une syncope, les conversations de leur entourage.

Je n’obtins pas de réponse.

« Qui êtes-vous ? » répétai-je.

Rien.

« Il doit être gelé ou assassiné, » me dis-je. Cette idée en quelque façon me calma. La peur, qui me comprimait le crâne et courait en ondes glacées sur mon échine, fit place à un autre sentiment, celui de la nécessité de secourir un malheureux.

Je m’avançai vers l’inconnu et le considérai. Il avait un visage long et maigre, des lèvres minces, un grand nez busqué. Une petite barbe de bouc et des sourcils relevés aux extrémités complétaient cette étrange figure de satyre.

Brusquement, je vis ou crus voir son regard suivre le mien.

« Il est vivant ! » pensai-je.

Contre mon attente de tout à l’heure, cette pensée me fit frémir. La peur recommença s’emparer de moi. Mes dents s’entre-choquèrent.

« Qui êtes-vous ? » demandai-je pour la troisième fois, d’une voix entrecoupée. J’avais l’impression d’une boule dans ma gorge. Mes nerfs étaient à leur limite. Et voilà que je remarquai ceci : sur la neige, autour de l’homme, il n’y avait aucune trace de pas…

L’inconnu se taisait toujours, et me regardait fixement. Je le regardais aussi. Et je compris qu’il m’était impossible désormais de me détourner, de m’arracher de ce regard. Une épouvante intraduisible, surhumaine me figea le cerveau, le sang, le corps tout entier. Mes doigts se contractèrent.

Je regardais l’homme. Je ne pouvais pas ne pas le regarder… Combien se passa-t-il alors de secondes, de minutes, d’heures peut-être ?… Je l’ignore. Le temps semblait s’être arrêté. Soudain, – ici la voix du narrateur changea, – soudain j’aperçus cette chose effroyable : l’inconnu, ostensiblement, sans doute possible, se mettant à cligner de l’œil gauche, me faisant signe, un signe railleur, démoniaque… et sa face de satyre, aussitôt après ce signe, se tordant en une affreuse grimace, mélange absurde et cynique de rire et d’horreur.

Je sentis à l’instant même que mon visage, à moi, répétait cette grimace monstrueuse.

« Tu es le diable ! hurlai-je, saisi d’une fureur de dément. Tu es le diable, voilà qui tu es !.. »

Et, de toutes mes forces, je le frappai du pied, en pleine figure…

Il tomba – comme tombent les morts – lourdement et tout d’une pièce. Je voulus m’enfuir. Mes jambes, bottées de plomb, me refusèrent tout service. Impression de cauchemar. Je tombai à mon tour, me redressai, et finalement retombai, ne pouvant plus, cette fois, me relever.

« Tu es le diable !… le diable… le diable… »

Puis toute conscience m’abandonna.

Je ne devais reprendre mes sens que des semaines plus tard, chez moi, à l’issue d’une maladie qui faillit m’emporter. »

Et l’homme au plaid se tut.

« Qui donc était cet inconnu ? demanda, après un silence, l’étudiant en médecine.

– Toute cette affaire s’élucida par la suite, répondit le narrateur. Il fut démontré qu’un certain marchand autrichien avait, au début de la soirée, pris la même route que moi pour se rendre à la gare. Chemin faisant, il eut une attaque de paralysie ; il se traîna tant bien que mal jusqu’à un poteau. Là, pour comble, il fut aux trois-quarts gelé et de manière à ne pouvoir remuer ni bras ni jambe. On le découvrit à dix pas de moi. Nous étions tous les deux sans connaissance.

Telle est mon œuvre, ajouta l’homme au plaid. Mais je ne saurais vous rendre la centième partie des émotions qu’elle m’a fait éprouver. En voici du reste la meilleure preuve. »

Il souleva son bonnet de fourrure. Ses cheveux étaient d’un blanc de neige.

« L’œuvre d’une nuit, » conclut-il, avec un sourire mélancolique.

 

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(1) Allusion au genre de chauffage et d’éclairage d’un grand nombre de wagons russes (N. d. t.).

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(Alexandre Ivanovitch Kouprine, traduit du russe par Paul de Chèvremont, in La Revue politique et littéraire, n° 10, 17 mai 1924)