BIBLIOGRAPHIE
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La grande muraille de Chine,
par M. l’abbé LARRIEU,
ancien missionnaire apostolique en Chine.
OÙ IL EST PROUVÉ QUE CETTE MURAILLE N’EXISTE PAS
ET N’A JAMAIS EXISTÉ.
MESSIEURS,
À l’époque où j’étais sur les bancs du collège – peu de temps après le déluge – je possédais une érudition murale des plus étendues.
Je savais que Sésostris, pour préserver ses États des incursions des Arabes pillards, avait fait bâtir un mur qui allait de Peluze à Héliopolis.
Je savais que le mur de Trajan, dont on trouve encore des vestiges sur les bords du Danube et de la mer Noire, était une œuvre merveilleuse.
Je savais qu’Adrien avait séparé la Grande Bretagne de la Calédonie – aujourd’hui l’Écosse – qu’il n’occupait pas encore, au moyen d’une muraille ayant 125 kilomètres de long, et aussi que Septime Sévère, ayant étendu sa conquête, en fit construire une autre de même longueur et située à 60 kilomètres en avant de la première.
Mais je savais surtout que, vers l’an 220 avant Jésus-Christ, un Empereur de la dynastie des Tsing, nommé Che-houang-ti, voulant préserver son vaste empire des déprédations des Kirghiz et des peuplades féroces du Turkestan, fit élever une muraille qui devait être considérée comme la huitième merveille du monde, car elle avait quelque chose comme 800 lieues de développement, enjambant les vallées et les cours d’eau, couronnant de sa masse cyclopéenne les crêtes des collines et des montagnes.
Vous voyez que, pour un élève de sixième, je pouvais me considérer comme très ferré en fait de maçonnerie historique. Aussi ne serez-vous pas étonnés en apprenant que je décrochai le huitième accessit de géographie, accessit qui flatta d’autant plus mon petit amour-propre que c’est le seul que j’aie jamais décroché.
Hé bien, non ! Il paraît que, malgré mon accessit, je n’étais qu’un âne et que mon érudition n’était qu’une fantasmagorie. La science, cette grande moissonneuse d’illusions, qui nous a déjà démontré que les sirènes, ces divinités aquatiques et fallacieuses,
Mulier formosa superne…,
dont les attraits et les chants mélodieux entraînaient les navigateurs au fond de l’abîme, n’étaient que des morses ou des phoques vulgaires, ignorant le maquillage et n’ayant jamais suivi les cours du Conservatoire, la science inexorable essaie de nous prouver aujourd’hui, par la plume d’un vénérable ecclésiastique, qui est en même temps un habile écrivain, que la fameuse muraille de la Chine, non seulement n’existe pas, mais n’a même jamais existé.
Que croire, alors ?
Mais reprenons les choses ab ovo.
L’un de ces derniers jours, j’allais voir notre excellent Président, qui veut bien être en même temps mon ami. Je le savais malade et je voulais prendre de ses nouvelles. J’eus la grande satisfaction de le trouver presque complètement rétabli. Avec un mouvement plein de cordialité, il me tendit sa main droite, tandis que la gauche allait chercher une brochure habillée de jaune, qui gisait près de lui dans une attitude languissante. Des deux alités, c’est elle qui paraissait le plus malade.
« Tenez, me dit-il, prenez ceci, lisez-le attentivement, sans parti-pris, et rendez-nous en compte à notre prochaine réunion. »
Ce n’est pas impunément qu’on a dépensé plus de quarante ans de sa vie à se soumettre aux lois de la discipline et aux exigences de l’obéissance passive. Je pris respectueusement la brochure jaune qu’il me fallait présenter à la Société. Mais je n’eus pas plus tôt jeté un coup-d’œil furtif sur le titre de l’ouvrage, que je sentis un souffle glacé glisser le long de mes épaules.
« Grand Dieu, me dis-je, je suis perdu ! Je suis tombé entre les griffes d’un apôtre de la démolition et de la controverse, d’un adepte de cette petite église qui s’est donné pour tâche de faire table rase de toutes les traditions consacrées par l’assentiment de plusieurs siècles et l’admiration de vingt générations d’hommes. »
N’ai-je pas lu, il y a une vingtaine d’années, dans une Revue dont la modestie de ses rédacteurs a abrégé les jours, que la vierge de Domrémy, l’héroïne qui sauva la monarchie française et la France, que Jeanne d’Arc, enfin, n’est pas morte sur un bûcher ? qu’après la défaite des Anglais, elle a épousé un gentilhomme lorrain, et qu’elle, a rendu l’âme longtemps après, chargée d’ans et de gloire, léguant à sa Patrie une descendance aussi nombreuse que les étoiles du firmament ?…
Plus récemment, un écrivain qui ne manque ni de talent ni de notoriété, s’est amusé à noircir plusieurs mains de papier blanc pour nous prouver que Charlemagne n’était qu’un poltron et que ses prétendues victoires doivent être considérées comme des défaites.
Hier enfin, M. Cartier, un écrivain de tempérament, mais chez qui la passion obscurcit parfois l’objectif, a publié un gros in-octavo pour nous démontrer que Raphaël Sanzio était un peintre païen, qui n’avait jamais rien compris à la peinture hiératique, et que ses figures de saintes et de madones n’étaient que de charmantes petites mondaines, dûment enguirlandées d’un nimbe en papier doré.
Naturellement, M. Cartier a fait des prosélytes qui propagent sa doctrine et essaient de prouver que Raphaël n’était qu’un Grévin perfectionné.
Naturellement aussi, les disciples sont plus fervents que le maître, à telles enseignes qu’un de mes bons amis, un poète s’il vous plaît, dont j’ai eu souvent l’occasion d’apprécier l’incontestable talent, a failli dernièrement m’arracher les yeux parce que je ne partageais pas les idées de son chef de file.
Cette tendance à tracer des routes nouvelles pour atteindre la notoriété, à la poursuivre même à travers les ruines amoncelées de la tradition et de nos croyances les plus autorisées, est une des plaies de notre époque. Voilà pourquoi une inquiétude mortelle envahit mes esprits lorsque je lus le titre de l’œuvre dont j’avais à rendre compte.
Eh quoi ! cette célèbre muraille de la Chine, admise dans l’enseignement scolaire, cette muraille dont l’existence était pour moi une conviction que j’appellerais séculaire, si j’avais l’âge de M. Chevreul, cette muraille n’existe pas, elle n’a jamais existé ! Mais alors, que dire des descriptions minutieuses données par les voyageurs apostoliques, que nous devons mettre en dehors de toute suspicion de hâblerie ? Comment admettre que des hommes qui s’appelaient Stanislas Julien, Abel de Rémusat, Rourboulon, d’Escayrac de Lauture, se soient joués à ce point de la crédulité publique ? Vraiment, c’est à supposer qu’il ne faut plus croire à rien, qu’on doit se méfier du témoignage de ses sens, et comme ce grotesque personnage de Molière, décréter que l’affirmation est interdite, le doute étant le seul mobile qui doive diriger l’homme dans ses agissements et qu’il faut douter de tout, même de volées de coups de bâton qui pleuvent sur votre échine.
Là-dessus, je lus la brochure tout d’une haleine et d’un bout à l’autre.
Vingt pages environ ; ce n’est pas la mer à boire.
Quand la lecture fut achevée, l’effervescence de ma tête s’était calmée et je tombais dans une profonde méditation.
« Non, me dis-je, l’abbé Larrieu n’est pas inféodé à la secte de la controverse et de la dénégation perpétuelles. Avant de l’accuser de parti-pris, j’aurais dû songer au caractère sacré dont il est revêtu, qui lui imposé l’obligation d’être sincère, et de répudier un renom mensonger basé sur le subterfuge ou l’erreur. Mais alors, faut-il accuser ses devanciers qui, pour la plupart, appartenaient aussi à la grande famille évangélique et qui affirment catégoriquement avoir vu, de leurs propres yeux vu, cette légendaire merveille dont M. l’abbé Larrieu nie obstinément l’existence ? »
Après mûre réflexion il m’a semblé comprendre que cette grave question, mise aujourd’hui sur le tapis pour la première fois, pivotait sur un malentendu.
Que M. Larrieu me permette de lui demander s’il a parcouru, dans tout son développement, la ligne que devait suivre la fameuse muraille dont il a constaté l’absence ? Il me répondra évidemment non, puisqu’il déclare, dans son consciencieux travail, qu’il n’a traversé cette ligne qu’en quelques endroits, sans jamais apercevoir, il est vrai, la moindre trace de muraille.
Je me permettrai ensuite d’adresser la même question à à l’ombre du R. P. Martini, l’illustre missionnaire qui vivait au XVIIe siècle, et qui nous a laissé une si mirifique description de la grande muraille ; haute de trente coudées, large de quinze, et qui courait, sans interruption, du Nord au Sud en formant vers le pays des Kirghiz un angle saillant. Il y a gros à parier que l’ombre aurait argué de son essence vaporeuse pour ne pas répondre à ma question.
D’où je conclus que le R. P. Martini, ainsi que le vénérable abbé Larrieu, ont été tous deux trop affirmatifs. Ils ont fait comme ces habitants des Czours sahariens qui, n’étant jamais sortis de chez eux et n’ayant pas même entrevu les grandes solitudes sablonneuses qui s’étendent au-delà de leurs jardins, s’imaginent que le Sahara est une immense oasis ombreuse et fertile calomniée par les Européens.
L’absolu et la réalité font souvent mauvais ménage, et les bonnes gens disent que qui veut trop prouver ne prouve rien.
Si les investigations des deux savants sinologues avaient été plus complètes, ils ne se seraient pas retranchés, l’un dans ses affirmations enthousiastes, l’autre dans ses dénégations absolues, et la vraie vérité se serait fait jour en présence de renseignements plus précis, car un investigateur qui transmet ses investigations à la postérité doit tout voir de ses propres yeux.
Or, il me paraît constant que l’édification de l’immense rempart rêvé, – non par Che-houang-ti, – mais par un empereur de la dynastie des King – du XIVe au XVIIe siècle – a reçu un commencement d’exécution ; M. Larrieu lui-même en convient. Toute la ligne que devait occuper la fameuse muraille, depuis Leao-Tong jusqu’à Kan-Sou, province traversée par le fleuve Jaune, a été tracée et même jalonnée par de grosses tours pour la plupart revêtues de maçonnerie, dont M. Larrieu a pu constater l’existence. Ces tours, formant de lourds bastions, devaient être par de longues courtines, et toute cette maçonnerie, prise dans son ensemble devait constituer le système de défense projeté.
On commença par le Nord et, après avoir tracé la ligne en édifiant les tours dont nous venons de parler, on se mit à bâtir les courtines qui devaient les relier.
Cet effort se prolongea pendant dix ans et ne s’arrêta que lorsqu’on eut atteint le point topographique où le Hoang-Ho, se recourbant à angle droit, pénètre dans le territoire de l’empire chinois.
Quel fut le mobile de cette brusque suspension des travaux ? D’aucuns prétendent que ce fut le manque d’argent. D’autres, la lassitude des populations riveraines, fatiguées de travailler depuis dix ans, sans autre rémunération que des coups de bâton sur la plante des pieds, mode de paiement dont le gouvernement chinois s’est montré partisan à toutes les époques. D’autres, enfin, penchent pour la version suivante, qui me paraît seule vraisemblable :
L’Empereur, convaincu que le cours d’un grand fleuve est un obstacle bien autrement efficace qu’une muraille quelconque contre les incursions Tartares, ordonna de suspendre les travaux qui lui coûtaient, outre les coups de bâtons dont je viens de parler, des sommes assez considérables pour l’achat des matériaux nécessaires, sommes dont les fournisseurs ne touchaient pas la moindre parcelle, et dont les mandarins seuls auraient pu indiquer l’emploi.
Tout ceci, bien entendu, n’est qu’une hypothèse à laquelle j’engage tous les hommes calmes, désintéressés, ennemis d’une vaine polémique, à se rallier sans hésitation.
Donc, la grande muraille de la Chine n’a jamais été achevée. Mais de là à affirmer qu’elle n’a jamais existé, il y a loin, et si M. l’abbé Larrieu, au lieu de franchir la ligne en trois ou quatre endroits distants seulement de quelques lieues, s’était donné la peine d’étendre ses investigations plus loin, il se serait assuré que ce fameux mur, dont le R. P. M. Martini, le Père Duhalde, M. de Beauvoir et tant d’hommes honorables ont constaté l’existence, n’était pas une chimère ou une mystification.
La brochure de M. l’abbé Larrieu n’est qu’un extrait de l’ouvrage important qu’il publie en ce moment sous le titre de La Chine telle qu’elle est. Elle dénote un écrivain de la bonne école. Le style net, substantiel, incisif, dépouillé d’artifices littéraires, a trouvé la tonalité qui convient au sujet. De plus, l’auteur est sincère, et la sincérité est une vertu qui devient de plus en plus rare dans le monde des lettres.
Et cependant, malgré un formidable entassement de preuves plus ou moins réfutables, il n’est pas parvenu à faire entrer la persuasion dans mon esprit réfractaire. Que voulez-vous ? Une conviction ne s’acquiert pas par condescendance, et l’orateur le plus éloquent peut vous catéchiser pendant de longues heures sans vous persuader :
Amicus Plato, sed magis amica veritas.
En terminant, que M. Larrieu me permette de lui faire observer qu’il avait à sa disposition un argument topique dont il a eu tort de ne pas user. C’était de dire aux incrédules comme moi :
« Si vous ne le croyez pas, allez-y voir ! »
Général SÉATELLI.
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(in Bulletin archéologique et historique de la société archéologique de Tarn-et-Garonne, tome XV, Montauban : Imp. et Lith. Forestié, 1887)

