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Repasserai-je par la rue de la Santé, maintenant que je connais l’homme de cette rue, maintenant que je l’ai suivi, cet être bizarre qui me guettait, je m’en rends bien compte à présent, chaque fois que je longeais cette allée triste de nuit, cette allée de couvents aux longs murs interminables, cette rue d’hôpitaux aussi, – hôpital de vénériens et hospice d’aliénés, – oui, la reprendrai-je jamais cette rue quand il fera nuit, quand l’œil des réverbères clignotera dans du noir de feuillages ou de baraquements ? Ah ! en vérité, je ne sais…

L’homme de la rue de la Santé doit, en effet, guetter tous les soirs quelqu’un ; il doit errer, aller et revenir, jusqu’à ce qu’il l’ait débusqué, celui qu’il conduira chez lui, son chez lui au bout de cette sente qui dévale le long d’un couvent de Carmes, son chez lui que je n’ai jamais pu retrouver au jour, dans ce fond du quartier de la Glacière, dans le régulier et sonore halètement des forges. Jardinets et cases s’espacent comme à la campagne, s’élargissent autour des ateliers, mais où est-il, ce jardin aux quinconces que j’ai parcouru ? ce jardin comique et solennel à la fois avec ses ifs taillés en forme de perroquets et de paons ; ce jardin aux véhémentes odeurs, exagérées ici, de verveine et de menthe ; cet Aranjuez de pacotille, avec les petites murailles de ses buis et de ses massifs de catalpas ? Ai-je imaginé de toutes pièces ce décor de la maison étrange ? J’ai patienté, j’ai guetté l’homme ; il m’avait halluciné et je voulais savoir, je voulais le rencontrer au plein jour ; il me semble que je l’aurais reconnu tout de suite, et si, cependant, j’avais hésité, je l’aurais fait parler pour entendre sa voix, sa voix blanche, étonnamment persuasive pourtant, qui m’avait dit l’autre soir :

« Ah ! monsieur se promène ! Les soirées sont belles encore, les soirées, en effet, d’un tout à fait exceptionnel automne. »

Et l’homme enveloppait ; de ses mains, il traçait dans l’air de petits gestes, et il était falot et précis, il sautillait sur ses pointes comme une poule blessée, et je n’avais vu ce soir là, de lui, dans la rue, qu’un bout de nez et un lobe d’oreille, mais il devait grimacer de contentement, car son étrange personne fluette ne cessait de baller, au point qu’il me donnait mal au cœur et l’envie furieuse de le battre, de le pousser plutôt et de le faire chavirer maintenant dans l’escalier noir de la maison, où il avait fini par m’entraîner, en escomptant bien ma soif des aventures.

Avec une délicatesse infinie, l’homme m’avait pris la main et il me menait, maintenant, le long d’un corridor large, comme il y en a dans les hospices, communautés de sœurs ou de moines ; et, pour me rassurer, l’inconnu me causait :

« Ah ! Ah ! vous allez la voir ; vous serez le troisième à la connaître : ils n’osent pas me suivre, les autres ; je leur fais peur. »

Et une lumière, brusquement allumée à sa porte, me révélait l’homme grimaçant et sautillant, remonté comme un automate, et si insupportable, si inquiétant, que je tentais un mouvement de recul et de dégoût ; mais, lui, s’inclinant tout à fait, me faisait passer sous sa porte et, avec une force inattendue et comme mécanique, me portait au beau milieu de sa chambre.

Elle fleurait toute la térébenthine.

J’avais vu, la veille, les créations de l’illustre Pickwill, et je savais tout ce qu’un mécanisme ingénieux peut faire « rendre » aux automates, les merveilles qu’ils peuvent réaliser ; j’en avais vu qui marchaient, non pas avec le saccadement dégingandé des mécanismes inférieurs, mais avec souplesse, avec résolution, avec l’inconscience même de la marche. Rire et chanter n’étaient aussi pour ceux-là qu’un jeu ; aussi, aux côtés précisément de l’homme, je l’avoue, je ne possédais plus maintenant une once de sang-froid. Lui, il avait repris ses grimaces de plus belle ; mais il ne sautillait plus, et je le voyais tout à coup poudré et la face vernie à souhait. Pourtant, au bout de quelques minutes, un certain ordre dans la chambre, une recherche de bibelots rares amassés là, me faisait me pencher avec intérêt vers la figure de l’inconnu, qui me poussait alors, du bout des doigts, dans une autre pièce.

Celle-là fleurait la naphtaline, l’odeur des greniers de province, la moisissure des défroques abandonnées par les morts. Je toussais un peu en considérant ces choses. Entre temps, l’inconnu avait tourné une clé et fait de la lumière, et, me voyant éplucher tous ses bibelots, je l’entendais qui riait de plus belle de son rire faux, tandis qu’il essayait de me happer avec ses mains, dont j’avais déjà senti, durant la marche dans le corridor, la sécheresse brûlante et rêche.

L’intérieur était, du reste, hoffmannesque et aussi bizarre que l’homme. Sous des lumières, dont la place avait été longuement cherchée, des objets sans nombre apparaissaient, effrayaient et retenaient. Des chats échaudés et maintenant tout nus, des grenouilles superbement verruqueuses et gonflées de pus, des masques affolaient. Il y avait là des lèvres à jamais muettes, pincées et dures comme celles de vierges sournoises, et aussi des yeux, des yeux verts et fixes qui vous perçaient. Tout à coup, l’homme avait pris ses bêtes, et, posées maintenant sur le tapis, elles avançaient sur moi en cohorte formidable et serrée.

L’odeur des moisissures montait ; il dominait un parfum d’éther et de coriandre ; le plus gros chat échaudé tendait désespérément son cou ; la canne à la main, un gros crapaud ambulait, spongieux et gras ; un masque vomissait du fiel, les paupières arrachées comme des persiennes battues par le vent et, avec des tortues aux carapaces pustuleuses, arrivaient maintenant les mauvaises odeurs de la mer, poivrées d’une pointe d’iode.

L’hôte ne ricanait plus. Il avait passé une lourde fleur à sa boutonnière, et il humait toute la bizarrerie du spectacle.

« Vous êtes le troisième à la voir, c’est bien ? Ça vous plaît ? »

– Ça, sa collection ! Mais comment toutes ces choses dégageaient-elles des odeurs si tenaces, si fortes !

L’éther, la persubtile odeur, heureusement, s’évaporait par bouffées ; je la respirais, les narines grandes ouvertes, et je considérais la béatitude de l’homme, ivre maintenant, qui avait pris le crapaud pour le baiser, au beau milieu de tous ses trous et de tous ses abcès.

Il riait de nouveau :

« La pourriture ! la bonne pourriture ! »

« Mais c’est un homme pour un conte de Rachilde, » m’écriais-je, et comme à ce moment j’esquissais cette fois un décisif mouvement de recul, l’homme ne me retenait pas, et il me semblait, – mais l’odeur de l’éther était évidemment cause de mon trouble, – il me semblait, dis-je, que l’automate se détraquait, que l’homme que je m’obstinais enfin à prendre pour un automate était au bout de son jeu, car je le voyais tomber tout à coup dans le creux d’un fauteuil, rouler convulsivement les yeux et allonger d’un coup sec ses jambes qu’il ne remuait plus…
 
 

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(Gustave Coquiot, in Gil Blas, vingtième année, n° 7321, dimanche 3 décembre 1899 ; repris dans Le Supplément, grand journal littéraire illustré, vingt-et-unième année, n° 2264, jeudi 11 février 1904 ; gravure sur bois de Louis-Joseph Soulas, « Empailleur solognot, » représentant Louis Beaufils, le père Touraille du roman Raboliot de Maurice Genevoix, et son épouse, dans son atelier de taxidermiste à Brinon-sur-Sauldre, 1930)