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Elle aurait pu être heureuse, mais elle ne le fut point, parce qu’elle avait beaucoup de poitrine.

Toute jeune, elle était chétive et maigrelette. Sa figure, assez ordinaire, ne rachetait pas cette absence de formes potelées indispensables à l’enfant. Aussi passa-t-elle inaperçue. Dans les jardins publics, les dames admiraient et caressaient sa sœur Charlotte. Eux-mêmes, les parents, établissaient une différence marquée entre leurs deux filles.

Il en résulta chez elle une grande timidité. Elle se troublait les rares fois où on lui adressait la parole. Elle prit en haine les personnes qui la favorisaient de quelque attention. Chaque jour apportant encore un peu d’ombre à l’obscurité où la maintenait sa nature, son besoin se fortifiait de vivre à l’écart, en dehors des jeux et des entretiens d’autrui.

Cette sauvagerie se compliquait d’un instinct qu’exaspéra la première communion, une pudeur maladive. Tout ce que la religion, en son langage vague, offre aux jeunes âmes, de mystères, de réticences, de sous-entendus, son esprit le considéra comme une exhortation à la réserve et à la modestie. Elle détesta la chair, objet des anathèmes ecclésiastiques. Elle en eut honte. Elle la cacha. Son image dans la glace la gênait. Partageant la chambre de sa sœur, elle ne se couchait que la lumière soufflée. Jamais l’autre ne vit ses bras nus.

Ni la réflexion ni l’âge n’atténuèrent cet excès de pudibonderie. Volontiers, dehors, elle se fut masquée la figure de tissus épais. Elle ne quittait point sa voilette. Des gants vêtissaient ses mains.

Un regard jeté sur elle par quelque promeneur indifférent l’emplissait de confusion, la révoltait comme une souillure. Son but constant était de s’effacer, de n’attirer les yeux par nulle couleur, de ne captiver l’attention par nulle parole, de n’offrir au toucher nulle surface.

Et elle y réussissait à merveille. Elle semblait bien une créature de demi-teintes, de nuances mortes, une silhouette, un être inexistant. Il n’était point jusqu’à son prénom de Louise qui n’évitât de la faire remarquer.

Elle se confectionnait ainsi une sorte de bonheur fort agréable. Le renoncement a ses charmes comme l’ostentation. Et elle eût vieilli, elle fût morte contente, si une catastrophe n’eût bouleversé le cours de son existence.

Vers dix-huit ans, elle prit de la poitrine.

Elle avait bien constaté le développement tardif de son corps. Les formes s’arrondissaient. Néanmoins, il restait dans des proportions convenables. Tout de suite, au contraire, sa poitrine grossit de façon inquiétante. Elle n’osait la regarder, mais elle la sentait en effervescence, pleine d’une sève généreuse qui affluait de tous les membres, par toutes les veines. Le sang bouillonnait. Une onde lourde gonflait la chair.

Il lui fallut se munir de corsets plus larges. D’une saison à l’autre, ses robes se faisaient trop étroites. On s’en aperçut, et ce fut des allusions égrillardes ou admiratives, autant d’insultes ignominieuses à sa modestie.

Dès lors, elle compta pour les gens qui l’entouraient. Elle ne pouvait plus, chez elle, se tenir dans un coin du salon comme un meuble inutile. On allait l’y chercher. On l’interpellait. Tout cela eût suffi pour la martyriser, mais combien son supplice était décuplé par la cause évidente de cette empressement, la croissance de sa poitrine ! Dès quelle levait les paupières, elle surprenait, braqués sur son corsage, des yeux d’homme étonnés et luisants, des yeux de femme inquiets et jaloux.

Derrière les phrases banales, elle devinait la pensée secrète de son interlocuteur. Le rouge lui montait au front. Elle balbutiait, la voix en larmes.

Ah ! cette chair, cette chair abominable qui jaillissait malgré elle, comme elle l’exécrait ! Elle y songeait comme à un ennemi, à quelque chose de vivant qui lui voulait du mal. Elle l’aplatit, elle l’écrasa, elle l’enferma dans des corsets bardés d’acier. Mais la chair s’insurgeait. Nulle entrave qu’elle ne brisât.

Alors, elle se priva de nourriture. Elle mangeait des légumes et buvait du thé. À quoi bon ! Le peu d’aliments absorbés ne profitait qu’à la poitrine, le corps dépérissait, et le contraste devenait d’autant plus choquant entre la sveltesse de l’un et l’exagération de l’autre. Il fallut renoncer à la lutte.

Et la poitrine grossit encore. C’était une masse imposante.

Elle tendait l’étoffe du corsage, s’y appliquait hermétiquement comme s’applique à son écorce la pulpe d’un fruit.

Au moindre geste, elle bougeait, agitée d’un petit remous qui s’apaisait ensuite, ainsi que l’eau d’un étang troublé par une pierre. Cela, néanmoins, semblait ferme et de bonne tenue.

Elle n’en savait que faire ; elle en était aussi honteuse qu’une fille coupable dont la faute ne peut plus se dissimuler.

Toujours, qu’elle marchât ou qu’elle fût assise, s’étalait sous ses yeux cet avancement formidable.

Dans la rue, elle en apercevait le profil ridicule aux glaces qui la reflétaient.

Le matin, les nécessités de la toilette et de l’habillement forçaient ses mains à des besognes qui leur répugnaient.

Mais surtout, le regard des passants la renseignait sur son infortune. Inévitablement, à sa suite, elle en traînait deux ou trois, affriolés par un tel spectacle.

C’était sa souffrance la plus aiguë de voir la stupéfaction des hommes, leur arrêt brusque, puis leurs allées et venues autour d’elle dans l’intention manifeste de repaître leur curiosité.

Et cette anomalie allait en s’aggravant. Elle se sentait la proie d’une maladie mystérieuse, d’un chancre dévorateur qui pompait toutes les gouttes de son sang, toutes les parcelles de sa chair, toute la vie de son corps, et s’en emplissait sans jamais être assouvi.

C’était indécent, malpropre, elle le devinait. Malgré ses efforts, la robe se creusait dans l’intervalle et l’on distinguait nettement les deux proéminences, rondes, énormes, colossales, invraisemblables. Elles bombaient, pointaient, se jetaient au visage des gens, aveuglaient, barraient le passage, encombraient, éblouissaient. Elles étaient fières et superbes. En société, elles accaparaient l’attention aux dépens des autres femmes. Elles devenaient instantanément le centre de toute réunion. On ne parlait que d’elles, on ne voyait qu’elles. On défilait en leur présence, on les examinait, on les auscultait, on les soupesait. Les adolescents rougissaient et les vieillards piaffaient.

Elle fut horriblement malheureuse. Chaque minute apportait sa part d’opprobre. Tout la blessait, au plus profond de sa pudeur de femme, de ses instincts ombrageux, de ses croyances religieuses, de sa chasteté de vierge. Elle eût voulu s’anéantir.

Une joie lui échut, consolante. Elle aima, fut aimée.

C’était un grand jeune homme, fade et gauche. Longtemps il n’osa se déclarer ; son embarras donna de la hardiesse à Louise. Par lambeaux, elle lui arracha l’aveu définitif. Il fut admis à faire sa cour.

Tout de suite, elle lui voua de la gratitude pour sa réserve et sa délicatesse.

D’une nature également timide, ils restaient l’un en face de l’autre, presque silencieux, presque immobiles. À intervalles éloignés, l’un articulait une phrase ; l’autre, le front baigné de sueur, bégayait une vague réponse. Jamais ils ne se regardaient. Une ébauche de poignée de main constituait leur seul contact.

Et Louise pensait à de douces choses. Son existence paisible ressuscitait. Rien ne l’effarait dans cette union. Sa naïveté lui permettait de croire qu’elle vivrait auprès de lui, comme elle avait vécu près de sa sœur, en des relations aussi distantes et aussi pures.

Or, un jour, en une minute de folie, sans un mot qui pût mettre Louise en garde, il s’abattit brusquement sur elle, déchira son corsage, et il empoigna la grosse poitrine débordante.

Suffoquée d’abord, elle ne bougeait point, comme paralysée. Puis soudain, elle se dégagea. Il s’enfuit.

Elle a prononcé ses vœux. Au fond d’un cloître, sous la robe de bure, Louise, en religion sœur Prudence, a enseveli sa gorge inconvenante. Mais elle n’a point abdiqué sa haine contre elle, cette partie polluée de son être. En guise de corset, elle porte un cilice, étroitement adapté à ses formes. Parfois, le sang coule d’où n’aurait dû couler que le lait maternel.

Heureuse ? Non. La raison de sa détresse est toujours là, vivace et triomphante. L’ennemie tend les vêtements grossiers, comme elle crevait les étoffes de soie.

Pour s’agenouiller, pour frapper du front les dalles de sa cellule, sœur Prudence ne sait où placer son fardeau. Il lui faut écarter les bras de son corps, et, pour marcher, porter le buste en arrière. Tout lui rappelle le fléau de sa vie.

Et puis, elle n’est pas, comme elle l’espérait, à l’abri du regard qui outrage. Souvent, elle s’aperçoit avec épouvante que les yeux de quelque compagne scrutent le gonflement prodigieux de sa robe.

Et la supérieure la traite avec dureté, comme si elle avait contre elle un motif de mécontentement.

Alors, une angoisse l’étreint. Avait-elle le droit de profaner une sainte maison ? N’est-elle pas une cause de scandale ? Elle passe des nuits à sangloter. Mais partout, toujours, jusque sur les marches de l’autel, son obsession la poursuit. Il lui semble que sa gorge est une insulte à Dieu. Et elle n’ose plus prier, car la prière attirerait l’attention du Seigneur sur sa poitrine sacrilège.
 
 

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(Maurice Leblanc, in La Lanterne, supplément littéraire paraissant deux fois par semaine, onzième année, n° 840, 30 septembre 1894 ; illustration originale)