IV

 

Le voyage de printemps

 
 

À l’heure de midi, ils s’en allèrent à la file, cheminant dans la neige fondante. Le Soleil élevé luisait, mélancolique, dans le ciel bleu pâle, et les nuages lointains et déchiquetés s’affaissaient aux horizons en masses blanches ; l’immense plaine ondulée, où les sapins semaient leurs taches noires, allait perdre son uniformité désespérante, et l’eau rendue à la liberté chantait de sa voix argentine, seule chanson de ce triste printemps.

Ils marchaient depuis peu lorsque Har, qui venait en tête, s’arrêta soudain, regardant quelque chose de sombre qui perçait la neige ; il s’y dirigea, suivi des cinq autres, et, à mesure qu’ils avançaient, l’objet précisait sa forme arrondie, son profil découpé et bruni ; bientôt, ils distinguèrent une tête humaine émergeant de la surface blanche, une tête aux paupières baissées et à la bouche contractée, qu’ils reconnurent pour celle d’un de leurs compagnons morts dans la tempête. Aussitôt, ils creusèrent la neige, et tout le corps apparut, durci comme une statue de marbre, les membres rigides et secs ; leurs recherches découvrirent ensuite les autres cadavres, tous parfaitement conservés, et ils résolurent de leur rendre les derniers devoirs. Des arbres furent coupés à quelque distance, amassés en un bûcher où l’on plaça les corps, que la flamme joyeuse et pétillante enveloppa bientôt de ses ondoiements pourpres.

Les vivants immobiles songeaient. L’image de la mort, plus présente à l’homme des derniers temps qu’à ses ancêtres, ne leur avait jamais paru plus sensible, et ils se demandaient où allaient ces âmes qui montaient avec la fumée ou se dissolvaient avec les cendres ; s’il fallait espérer un paradis lumineux et chaud, éclairé de soleils multiples, avec des brasiers que n’éteint pas le vent, et des forêts immenses, des eaux qui ne gèlent jamais, un ciel sans nuages, une terre tiède et mœlleuse comme un lit de mousse au matin. Mais le paradis n’était-il pas plutôt dans le passé, aux époques merveilleuses de l’apogée, où l’homme fut un dieu, tandis que l’avenir n’offrait plus que les tortures du froid et les vertiges du néant ?

Quand tout fut fini, quand les cendres mêlées des hommes et du bois eurent amoncelé leur masse grise que le vent disperserait, le soleil bas s’entoura de vapeurs incarnates, et des reflets roses et or coururent sur la neige en lueurs fugitives. Il était trop tard pour reprendre la course interrompue ; aussi revinrent-ils à leur caverne passer la nuit. Le lendemain, ils repartaient.

Bientôt, le Fleuve déroula devant eux ses sinuosités glacées ; il se tordait dans la plaine, serpent gigantesque d’un blanc éclatant, à peine différent de ses rives basses et plates. Le passage était facile, car la glace solide le permettait encore sans danger, et les voyageurs se trouvèrent sur la rive méridionale où ils se risquaient rarement autrefois. Trois routes s’offraient à eux : celle de l’ouest, aboutissant bien vite à l’océan ; celle du sud, conduisant à un pays plus froid, sans arbres, sans verdure, où la glace et la neige ne fondaient jamais ; enfin, celle de l’est, la voie mystérieuse qu’il fallait suivre, celle qui seule pouvait les rapprocher d’autres hommes et leur rendre le bonheur en les mêlant à une tribu prospère.

Ils poursuivaient leur route sans s’écarter du Fleuve qui leur fournissait la nourriture. Les mêmes paysages déroulaient autour d’eux leur monotonie infinie : à droite, une plaine blanche interminable, vaguement ondulée, où l’œil ne pouvait se reposer que sur les bosquets noirs des sapins et les silhouettes grêles des bouleaux ; à gauche, le Fleuve glacé, puis une autre plaine, blanche comme la première. Dans un ciel sans nuages, car l’été était sec, brillait le Soleil pâle comme la lune, et pourtant une lumière vive emplissait l’atmosphère, car tout était blanc, le sol, les eaux, l’horizon, et de cette blancheur universelle jaillissaient des étincelles et des rayons.

Au milieu du jour, ils s’approchèrent du Fleuve et creusèrent facilement deux trous dans la glace ; tandis que les autres allaient chercher le bois et allumer le feu, Jevr et Ghest restèrent à pêcher. Immobiles, le harpon dans la main droite, ils attendaient au bord de l’orifice, et quand un poisson passait, leur bras replié se tendait avec force, et la pointe du harpon plongeant dans l’eau traversait la proie nageante, rarement la manquait. Ils pêchaient ainsi de gros poissons osseux aux écailles argentées qu’ils jetaient sur la glace et achevaient d’un coup de hache.

Après le repas, le voyage recommença, toujours le même, sans aventures, car que pouvait-il arriver dans une plaine inhabitée ? L’air sec et tranquille rendait le froid très supportable, mais la neige fondante qui se collait aux chaussures de bois et les pénétrait causait une sensation douloureuse. Les heures passaient, et le paysage blanc se répétait toujours, sans limite, enveloppant la Terre tout entière. Rien ne changeait dans les choses : partout la neige, la glace, les arbres rares, le silence ; seules les couleurs variaient avec le jour.

Quand le Soleil se fut affaissé à l’horizon occidental, tout le ciel prit une teinte lilas, et les ombres des sapins se peignirent violettes sur le sol rosé. Il fallut alors chercher un abri, mais la plaine désolée ne montrait ni caverne ni rocher ; un groupe de sapins offrit ses feuillages épais, seule protection que les voyageurs renforcèrent en élevant un mur de neige ; puis le feu brilla dans le crépuscule. Le froid restait modéré malgré la nuit tombée, et les hommes s’assemblèrent autour du foyer. L’obscurité s’appesantissait sur la Terre et noyait les choses dans un horizon rapproché, tandis que les flammes à l’odeur résineuse dessinaient sur le sol blanc des ombres mouvantes. Alors, une voix s’éleva dans le silence, voix triste chantant une antique complainte qu’accompagnait jadis une pauvre musique ; maintenant, tout instrument avait disparu, et la voix humaine restait la seule harmonie, le seul art des derniers temps. Et la voix qui chantait murmurait les douleurs finales, les agonies de l’hiver, les épouvantes des ténèbres et du froid… Elle se tut ; une autre s’éleva, disant les détresses futures, la Terre déserte, la glace éternelle et la mort du Soleil, toujours plus pâle, sans rayons, rouge orangé, puis rouge sombre, puis noir comme le tison qui s’éteint, laissant seules étinceler au firmament les étoiles lointaines.

La nuit enveloppait le ciel et la terre. Dans l’étendue bleu foncé scintillaient Altaïr, Antarès, le serpentant Ophiuchus, et des milliers d’autres points d’or, tandis que la Voie Lactée traînait son ruban nébuleux ; à l’ouest, Vénus brillait plus vive que tous les astres, et son éclat attirait les regards. Les hommes, assis autour du feu déclinant, contemplaient cette planète superbe, annonciatrice du soir et du matin, comme autrefois sans doute les habitants de Mars apercevaient la Terre à l’aube et à la brune et la nommaient la Porteuse de lumière ou l’Étoile vespérale. Tout à coup, un phénomène étrange et brusque illumina leurs yeux, et ils se regardèrent, incertains d’avoir vu une chose réelle ou d’avoir rêvé : en un instant aussi bref que la chute de la foudre, la face de Vénus avait paru toute rouge… Les minutes passèrent ; de nouveau, l’éclat blanc de la planète fit place à une lueur orangée qui s’éteignit comme l’éclair, puis tour à tour étincelèrent des rayons jaune, vert, bleu, indigo, violet, et l’éclat blanc recommença, immuable comme s’il ne s’était jamais interrompu. Ainsi, leur vision n’avait pas été le jouet d’un rêve, et la planète s’était illuminée successivement des sept couleurs de l’arc-en-ciel. Pourquoi ? Perdus dans un étonnement profond, ils interrogaient Har, tandis que celui-ci songeait, envahi de souvenirs troublants et de réminiscences ancestrales. Il dit enfin :

« La vie, comme la lumière, vole à travers l’espace. Là-bas, sur Vénus, existent des êtres semblables à nos aïeux, des êtres parvenus à leur apogée qui ne prévoient pas encore leur future décadence. Ils ont découvert tous les secrets de la matière et de l’énergie, ils ont appris à décomposer le rayon solaire en ses éléments colorés et ils illuminent à leur gré la surface de leur planète. Ainsi jadis nos ancêtres lancèrent leurs signaux dans l’espace pour correspondre avec les peuples de Mars ; maintenant, ceux de Vénus les imitent, mais trop tard pour nous qui ne pouvons répondre, et ils penseront que notre Terre n’est plus qu’un globe mort et glacé, un sépulcre promenant ses cendres et ses os autour du Soleil. »

Une mélancolie douloureuse saisit les hommes. Ils se voyaient entre Mars mort depuis des millénaires et Vénus à l’apogée, et ils concevaient la marche impitoyable de la vie qui allait d’une planète à l’autre sans hâter ni ralentir sa course : après Mars, la Terre ; après la Terre, Vénus ; après Vénus, ce serait Mercure, le petit astre perçu quelquefois à l’horizon matinal ou vespéral ; après Mercure, le Soleil lui-même verrait la vie resplendir sur son globe éteint mais tiède encore, et quand le rayonnement sidéral lui aurait arraché ses derniers effluves brûlants, la vie s’en irait dans d’autres mondes, à travers l’infini qui lui offrira toujours des asiles et des sanctuaires.
 

*

 

Les jours et les nuits passèrent. Le court été adoucissait les rigueurs du froid comme un foyer qui se ranime un instant, avant de s’éteindre pour toujours. La neige fondait partout et ruisselait vers le Fleuve dont la glace craquait ; par-ci par-là, le sol brunâtre apparaissait et se revêtait de mousse verte ou bleue, de lichens gris, de lichens mordorés, de lichens noirs et doux comme du velours ; aux branches des arbres se suspendaient les chatons poussiéreux et saillaient les bourgeons verts naissant ; tout cela se faisait dans un silence troublé seulement par le bruit de l’eau, car toute vie était absente de la Terre et de l’air.

En un de ces jours clairs et transparents, les hommes atteignirent la berge d’une rivière qui se jetait dans le Fleuve ; elle se couvrait encore d’une mince couche de glace, mais fondue en plusieurs endroits où l’eau apparaissait, lente et profonde. Que faire ? Remonter la rivière jusqu’à sa source eût fait perdre plusieurs jours, car on la voyait serpenter dès l’horizon à travers la plaine, et tous avaient hâte de découvrir la tribu espérée. Construire un bateau, un radeau, était travail bien long pour franchir un si faible cours d’eau, et d’ailleurs l’art de naviguer était oublié depuis de longs siècles, lorsque les hivers rigoureux avaient gelé les fleuves et les mers pendant la majeure partie de l’année. Restait la tentative de franchir la rivière sur la glace, tentative d’autant plus téméraire que les hommes des derniers temps ne savaient pas nager, car l’eau le plus souvent gelée et toujours très froide le leur interdisait.

Incertains, ils se tenaient sur la rive. Har mesura l’espace et s’assura de la solidité de la glace, puis il résolut de tenter le passage. Les autres l’en dissuadèrent, craignant le danger pour eux-mêmes et pour lui, car s’il traversait, ils devraient le suivre, et s’il mourait, ils se trouveraient sans chef. Ils lui représentaient la faiblesse de la glace, la profondeur de l’eau et l’horreur de périr ainsi, horreur d’autant plus grande qu’ils se privaient ainsi de la sépulture par le feu, la seule admise par leurs croyances religieuses ; mais Har dédaigna leurs avis et s’engagea sur la voie périlleuse, posant le pied avec précaution sur la surface transparente. Ses cinq compagnons, yeux et bouche grands ouverts, le regardaient avec effroi, suspendus à sa vie. Har redoublait de prudence, car au milieu de la rivière la glace s’amincissait encore, et l’on voyait les bulles d’air courir au-dessous comme le sang des veines bleuit le délicat épiderme ; des craquements éclataient de tous côtés, sinistre voix de la mort invisible et sardonique. Cependant, la berge opposée approchait ; Har se vit hors de danger, il précipita sa marche, glissant sur l’étincelant miroir, et enfin sentit le sol ferme et dur sous son pied triomphant.

Alors, il se retourna. Les autres, qui l’avaient suivi d’un œil anxieux, redoutant à chaque instant sa disparition, poussèrent un cri de joie, vite réprimé par l’angoisse qui les étreignit de devoir eux aussi suivre le même chemin. Har les appelait du geste et de la voix, à demi rassuré, mais sentant qu’il fallait se hâter, que chaque minute perdue rapprochait la débâcle, l’effondrement qui rendrait tout passage impossible. Varr, le plus jeune et le plus confiant, se risqua le premier ; Kéol ne voulut pas paraître plus craintif et s’engagea sur la rivière un peu en amont ; les trois derniers, craignant de rester seuls, de voir la glace se rompre après le passage de Varr et de Kéol, se lancèrent aussi sur la perfide étendue, malgré les signes et les cris de Har, qui leur disait de passer un à un. Trop tard ! Le désir et la peur les poussaient ; ils allaient vite parmi les craquements et l’eau qui perçait ; vers le milieu, là où la glace était la plus mince, l’accident terrible et prévu se produisit et fit se fermer les yeux de Har comme quand l’éclair déchire la nue : brusquement, la glace avait cédé sous les pas de Kéol qui avait disparu avec un râle d’angoisse, et la fente s’élargit, monstrueuse, ensevelissant dans l’eau sépulcrale ses quatre compagnons. Varr seul se maintint un instant à la surface, battant l’onde de ses mains convulsées et hurlant de détresse, puis il disparut aussi dans un léger remous, tandis que Har désespéré regardait de la rive mourir sa tribu sans pouvoir lui porter secours.
 

(À suivre)

 
 

–––––

 
 

(Ch. de L’Andelyn, in La Semaine littéraire, trente-cinquième année, n° 1730, samedi 26 février 1927 ; repris en volume, Genève : Alexandre Jullien Éditeur, 1931)