V
La fin du voyage
Har pleura longtemps ses compagnons perdus ; il pleurait de ne pas avoir brûlé leurs corps selon la coutume et de les sentir plongés dans cette eau glacée où ils devaient souffrir encore. Car, pour les hommes des derniers temps, le feu était l’élément bienfaisant et divin, le seul auquel on osât confier les cadavres des êtres chers, tandis que la terre, l’eau, l’air appartenaient à l’hostile puissance du froid. Et Har croyait voir à travers l’onde bleuâtre et lourde les cadavres couchés sur le sable du fond, frôlés par les grands poissons osseux et se plaignant d’un si misérable tombeau. Il se jugeait coupable de les avoir entraînés dans cette folle aventure, au lieu de mener la même vie dans la caverne paternelle, où du moins la mort les aurait saisis un à un, près du foyer brûlant devenu leur bûcher. La tribu devait périr sans doute, le destin inéluctable l’avait décidé ; autant valait attendre la mort chez soi que courir au-devant d’elle sur les routes trompeuses.
Puis Har songeait à lui-même, à son immense solitude. Que faire isolé ? Comment vivre ? Il pourrait encore pêcher, ramasser du bois, se construire un abri provisoire, subsister jusqu’au prochain hiver, mais ensuite ? Et quelle vie, celle de l’être privé de ses semblables, dont la voix se tait et la pensée s’engourdit ! Sans doute, on avait vu des hommes fuir dans les déserts par misanthropie, par désir de vivre face à face avec la divinité, mais ceux-là pouvaient toujours abandonner leur ermitage et rentrer dans le monde d’où ils étaient sortis. Pour Har, aucun choix n’était possible, à moins qu’il ne trouvât d’autres hommes, sinon son existence s’écoulerait solitaire et brève entre la neige du ciel et la neige de la terre, dans une tristesse effrayante que n’avait connue aucun de ses aïeux. Oh ! quel rêve horrible ! quel cauchemar ! Tout valait mieux que cet avenir de désespoir, tout, même la mort dans la rivière, même la mort dans la nuit glacée et ténébreuse. Mais, avant de succomber, il fallait tenter un suprême effort. Et Har songeait à son projet de naguère, plus nécessaire que jamais : trouver une autre tribu. Il regarda l’orient où montaient les premières ombres, l’orient d’où demain reviendrait encore la lumière et d’où pouvait venir le salut, et une fois de plus sa forte volonté triompha ; il se leva et reprit son pèlerinage vers la vie.
Désormais, la route fut triste et longue. Il ne pouvait plus échanger ses pensées, consulter ses compagnons, partager ses craintes et ses joies, mais il se traînait seul sur la terre fangeuse, dans les mousses inondées et les boues ruisselantes, et son ombre grise s’allongeait infinie sur la plaine comme un sapin mélancolique. La venue de la nuit surtout lui inspirait une violente appréhension, non qu’il craignît comme les races anciennes les bêtes féroces, les hommes ennemis ou les êtres surnaturels, car depuis des périodes séculaires tout animal terrestre avait disparu ; l’homme de la fin des temps ne cherchait plus le mal de son semblable, et ses vagues croyances religieuses ne divinisaient que les astres et le feu ; mais Har redoutait la solitude plus terrible dans l’obscurité, à l’heure où naguère la tribu se serrait autour du foyer.
Cependant, le Soleil s’enfuyait dans un horizon jaune tacheté de carmin, et le zénith se vêtait d’indigo ; Har s’arrêta près d’un groupe de sapins, brisa hâtivement les branches, alluma le feu, cuisit les poissons de la pêche matinale et les dévora, puis il contempla l’immensité noire et son feu solitaire, auquel répondaient les mille étincellements du firmament étoilé. Alors, sa misère lui apparut plus vive. Il se souvint des soirées tristes qui lui semblaient maintenant joyeuses, des récits et des mélopées, et de l’heure du sommeil où chacun s’enveloppait de ses habits et se serrait contre son voisin, tandis que la silhouette du veilleur se découpait noire et haute dans la nuit brune. Ce soir, il était seul ! Il essaya de s’endormir, étendu sur un lit de rameaux, les pieds vers la chaleur, et le sommeil vint lentement, escorté de rêves mauvais. Il rêva d’abord à la caverne abandonnée, revit les vieillards, Nomb aux paroles sages, les femmes si belles, les enfants joyeux, puis tout à coup la neige entra, les enterrant tous, sauf lui qui fuyait dans l’espace. Ensuite, il vit une rivière glacée qu’il franchissait lentement avec un désir fou de courir, mais retenu par une invisible puissance ; et la glace craquait, il s’enfonçait dans l’eau tout doucement, et le froid lui envahissait le corps. Il se réveilla en sursaut, secoué de frissons : le feu s’éteignait. Il dut se lever, ramasser encore du bois et le jeter dans le brasier renaissant.
*
Deux jours se passèrent ainsi. Au matin du troisième, comme Har marchait depuis une heure environ, il aperçut un paysage étrange : sur la plaine couverte de lichens gris de fer s’élevaient cinq ou six tertres de forme arrondie ; nulle part, il n’avait vu la nature créer des monticules si réguliers ; il supposa dans ce travail la main de l’homme, un rayon d’espérance enflamma son visage et un cri jaillit de sa poitrine. Debout, il brandissait son harpon et répétait son appel vibrant dans l’air sonore : aucune réponse ne vint. Inquiet, frémissant de désir et de crainte, il s’avança d’un pas rapide vers le tertre le plus proche. Du côté méridional, une tache noire se peignait sur la terre grisâtre, indiquant une entrée ; les derniers doutes se dissipaient : c’étaient là des demeures humaines, et leur nombre présageait une tribu plus importante que celle du Rayon rouge. Mais Har s’étonnait du silence absolu qui pesait sur ce village : si les hommes s’en étaient allés à la pêche ou à la coupe du bois, on aurait dû voir les femmes vaquer aux affaires domestiques et entendre les cris des enfants libérés de l’emprisonnement hivernal, mais nul bruit, nul mouvement n’impressionnait l’ouïe ni la vue. Ou bien les habitants avaient-ils émigré en masse, abandonnant ce pays pour une cause inconnue ou cherchant ailleurs un climat plus doux ? Dans ce cas, il faudrait reprendre encore le voyage vers l’orient…
Cependant, Har atteignit le premier monticule ; l’entrée noire s’ouvrait, béante et silencieuse. Vite, il alluma une branche de sapin et s’avança dans le couloir étroit ; celui-ci ne descendait pas comme dans la seule demeure qu’il avait connue, mais s’enfonçait de niveau avec le sol extérieur, puis faisait un brusque contour. À la lueur incertaine, Har entrevit une caverne spacieuse, des cendres éteintes, quelques restes de bois à demi-consumés, des amas de feuilles sèches, des pierres taillées, des vases grossiers. L’homme avait donc vécu là, mais tout attestait qu’il était parti pour longtemps, peut-être pour toujours. Si les autres habitations ressemblaient à celle-ci, la joie de la découverte aurait été vaine, et cette hypothèse s’affirmait la plus probable, puisque rien ne bougeait dans le village abandonné.
Mais Har ne voulut pas perdre courage avant d’avoir visité tous les tertres ; le second et le troisième lui offrirent aussi le même spectacle désert, mais devant le quatrième il vit les cendres éparses d’un foyer qu’il jugea éteint depuis peu de jours ; alors, le cœur lui battit plus fort, et une crainte religieuse le saisit lorsqu’il pénétra dans le couloir obscur, élevant dans sa main gauche la lumière résineuse ; au contour, il s’arrêta, n’osant aller plus avant, tant il redoutait d’être déçu et de trouver la caverne vide ; il poussa un léger cri d’appel, attendit en vain la réponse… décidément les habitants étaient partis. Et pourtant, comme il avançait, une faible odeur de fumée piqua ses narines : le feu brûlait donc encore ou venait de s’éteindre, et la tribu n’avait quitté les lieux que la veille ; il était possible de la rattraper. En songeant ainsi, Har parvint dans la demeure même et, d’un coup d’œil, embrassa un spectacle inattendu : un foyer vaste s’étendait, couvert de tisons rouges encore, et derrière, dans une ombre trouée de reflets fauves, gisaient des corps humains. Quelle énigme ! Était-ce là les débris de la tribu ? Avait-elle péri au lieu de partir ? Tant de chemin parcouru aboutissait-il à la mort ?
Har bondit par-dessus les tisons, et leur lueur lui montra trois femmes jeunes et belles étendues sur la mousse desséchée. Vivaient-elles ? Il n’osait s’en assurer et cherchait à découvrir ce secret bizarre : comment ces trois femmes se trouvaient-elles ici, car la tribu n’avait pas pu les abandonner ? Et pourquoi la mort se serait-elle emparée d’elles, puisque le feu protecteur brûlait encore et que du bois s’entassait contre les parois ?
Enfin, Har se baissa vers les dormeuses ou les mourantes : deux d’entre elles n’étaient plus que des cadavres glacés, mais la chair de la dernière offrait encore la chaleur et la souplesse de la vie. Un enthousiasme délirant saisit le cœur de Har, le faisant sauter dans sa poitrine trop étroite : il avait trouvé un être humain, une femme, et, sans réfléchir davantage, il jeta du bois dans le feu qui crépita et resplendit. Il fit cuire les poissons, remplit d’eau un vase de métal qu’il chauffa, car la caverne abondait en outils et en ustensiles de bois, de pierre et d’acier. Puis, à la clarté plus vive, il contempla la femme dormante, ou plutôt la jeune fille, car elle ne comptait guère que dix-huit à vingt ans ; elle était jolie comme la plupart de ses contemporaines, car des milliers d’années de décadence n’avaient pu détruire entièrement la radieuse perfection des races de l’apogée ; une chevelure brun foncé où le feu jetait des reflets d’or rouge encadrait son visage aux paupières abaissées, à la bouche close, un peu grande, sanglante sur la peau mate. Har admirait cette beauté délicate échappée aux rigueurs hivernales et vit enfin ses yeux s’ouvrir et leur regard de velours noir s’élever vers lui, et les rayons du Soleil lui semblèrent emplir toute la caverne.
(À suivre)
–––––
(Ch. de L’Andelyn, in La Semaine littéraire, trente-cinquième année, n° 1730, samedi 26 février 1927 ; repris en volume, Genève : Alexandre Jullien Éditeur, 1931)


