« Si j’ai connu la peur ? dit Peter Meisselbach. Oui ; quand j’étais enfant, je l’ai connue. Pendant tout un hiver, un long hiver de Westphalie, elle m’a tenu sous son joug. J’ai vécu alors quelques mois d’une épouvante si étrange que je ne puis m’en souvenir aujourd’hui, du haut de mes cinquante ans, sans éprouver un trouble rétrospectif…
J’ai eu peur d’un bonhomme de neige qui se dressait sur la promenade publique de Kronenbrück.
Il y en avait d’autres parmi les huttes d’Esquimaux et les maisons de glace que les écoliers s’étaient divertis à construire. Mais celui-là me procurait une sensation extraordinaire ; il me fascinait et j’en avais horreur.
Pourtant, lorsque je me rappelle sa grosse tête ronde, son nez en pomme et la masse informe de son corps, il ne me semble pas plus terrible que n’importe quel bonhomme de neige…
Quand je le vis pour la première fois, ce fut comme si je m’étais trouvé soudain face à face avec un ogre, un géant cruel et sournois, quelque créature mystérieusement sinistre.
Qui l’avait pétri et façonné ? Qui l’avait planté, comme à l’affût, dans ce coin retiré de la Promenade ? Tous les jeunes garçons de Kronenbrück se donnaient rendez-vous sur les vastes allées, dès la première neige ; et, comme il neige chaque jour d’hiver dans ces contrées, la Promenade leur appartenait entièrement, de décembre à mars, pour leurs batailles à coups de boulets blancs, leurs constructions boréales et leurs sculptures éphémères.
Ceux qui avaient créé mon ennemi, mon oppresseur, s’étaient désintéressés de son sort. On le laissait là, massif et monstrueux, dans un abandon qui me semblait un exil bien mérité.
J’étais un enfant délicat et nerveux. Je ne savais m’amuser que seul, avec mes rêves, mes imaginations. Tout me retenait de me mêler aux jeux de mes camarades. Ma sensibilité souffrait de leur exubérance parfois brutale. Aussi, malgré les efforts de mon père et de ma mère, qui me poussaient à « faire comme les autres, » je ne me rendais pas souvent à la Promenade.
Phénomène paradoxal : à dater du jour où je connus l’existence du bonhomme de neige, j’éprouvai l’irrésistible besoin de jouer avec ma terreur, d’aller rôder autour de cette chose qui me semblait quelqu’un, de la surveiller de loin, à travers les arbres… Étrange, étrange peur, en vérité ! Peur intense, accompagnée pourtant de la sourde assurance qu’il n’y avait rien à craindre !
Du moins en était-il ainsi durant la journée. Car le soir, au sortir du collège, quand l’ombre descendait sur la ville silencieuse, je faisais des détours pour rentrer à la maison sans longer la Promenade. Je m’en écartais le plus possible, en recherchant la compagnie d’un ou deux condisciples. Et la nuit, souvent, je m’éveillais en sursaut et je restais longtemps, les yeux ouverts, à me demander si là-bas, à la faveur des ténèbres, la masse blanche ne s’était mise en route vers des besognes incroyables et confuses.
Il est vrai qu’à cette époque, la vie, chez nous, était particulièrement triste. L’atmosphère de notre foyer n’avait rien qui fût de nature à me remettre les nerfs en place. Mon pauvre vieux papa était sous le coup d’un profond chagrin, d’une atteinte grave à sa fierté d’honnête fonctionnaire. Son frère, mon oncle Gaspard, encaisseur au service d’une banque, était parti en emportant les recettes de toute une journée. Il avait touché, chez l’un et chez l’autre, une somme de deux cent mille marks, puis il s’était sauvé et n’avait point donné de ses nouvelles. On le savait dépensier et même joueur ; souvent mon père lui avait fait des remontrances. Et maintenant, le brave homme se désespérait. En vain ma mère l’exhortait à prendre courage. Il subissait de longues crises d’abattement ; et je l’entends encore s’exclamer, avec des yeux soudainement égarés : « Jamais je n’arriverai à payer ces deux cent mille marks pendant ma vie ! Il faudra que Peter achève de rembourser cette dette, quand il sera grand et que je serai mort ! » Et de m’attirer contre lui en pleurant et en disant : « Peter ! Mon petit, mon cher petit Peter ! »
Des scènes analogues se renouvelaient fréquemment, sous l’œil anxieux de ma mère. Une pesante mélancolie régnait sous notre toit ; et, en somme, tout concourait à me livrer sans défense à l’effroi de mes fantasmagories. Tout : ciel obscur d’où tombait si souvent une neige serrée ; mon âge, celui de mes parents, qui s’étaient mariés tard ; mon tempérament, ma solitude de fils unique, la fuite criminelle de mon oncle Gaspard, et aussi ce « je ne sais quoi » qui, à mes yeux, prêtait au bonhomme de neige une laideur redoutable.
Ne croyez pas que je cherche à m’excuser d’avoir, étant enfant, cédé à l’épouvante. Qui donc n’a pas tremblé quand il était petit ?… D’ailleurs, ce qui est intéressant dans ce cas de psychologie infantile, ce n’est pas du tout que ma peur fût sans cause. C’est d’abord la persistance de cette peur.
Je vous répète que, tout l’hiver, j’eus – ou je crus avoir – conscience d’un danger, d’une menace, constitués par l’horrible bonhomme de neige qui cependant, peu à peu, perdait son aspect humain et devenait, sous ses manteaux d’hermine superposés, un bloc évidemment de plus en plus quelconque.
Évidemment. Quelconque. Pas pour moi.
Mon aversion et ma crainte ne faisaient que croître. J’aurais voulu détruire cet odieux simulacre, mais je frissonnais à l’idée de m’en approcher ; et je n’osais pas non plus, par timidité, organiser quelque entreprise qui, sous prétexte d’un divertissement, eût jeté contre lui tout un bataillon d’écoliers.
En somme, j’étais lâche, n’est-ce pas ?
Quand la température s’adoucit, quand vint le dégel, une joie féroce m’envahit. J’assistai voluptueusement à la fonte du monstre. Un soleil rose dardait sur lui ses rayons meurtriers. Dans le chuchotement innombrable qui s’égouttait autour de moi, je voyais, en retenant des rires de triomphe, le mauvais bonhomme rapetisser et maigrir de jour en jour.
Un matin, levé tôt pour jouir du spectacle de sa disgrâce et mesurer les progrès de son anéantissement, je fus bien surpris d’apercevoir quelque chose de sombre au fond d’un trou qui s’était foré dans sa poitrine épaisse.
Un sentiment nouveau dompta ma peur. Je trouvai la vaillance de m’approcher, de regarder…
Le cri que je poussai fit accourir les passants.
Affolé, je leur désignai le trou et la chose sombre.
Ils regardèrent à leur tour, méfiants ; et tout de suite, des mains et de la canne, s’attaquèrent à la neige fondante.
J’entends encore leurs exclamations de stupeur et de pitié, bientôt suivies d’un silence impressionnant. Ils ôtèrent leur chapeau. Je tremblais de tous mes membres.
Débarrassé de son sarcophage congelé, le cadavre de mon oncle Gaspard venait d’apparaître, debout, soutenu par un piquet, portant en sautoir la sacoche vide de l’encaisseur.
La vérité se fit jour sur-le-champ.
Mon oncle avait été assassiné. Le dernier client de sa tournée l’avait étranglé pour le voler. Et si les perquisitions étaient restées infructueuses en tous lieux et notamment chez l’assassin, – qui depuis des semaines avait quitté Kronenbrück, – c’est qu’il s’était avisé, par une nuit noire, de transporter ici le corps de sa victime et de l’emmurer dans un bonhomme de neige.
Voilà surtout en quoi ma peur fut étrange. »
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(Maurice Renard, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, quarante-sixième année, n° 16393, mardi 5 février 1929 ; repris sous le titre : « La Révélation inattendue, » dans Le Bien Public, journal quotidien, soixante-dix-neuvième année, n° 245, lundi 2 septembre 1929)

