Le mari d’Anna Vassilievna était mort la veille, à l’hôpital, elle ne savait de quelle maladie. Lorsqu’elle l’avait demandé au médecin, celui-ci avait répondu avec une brusquerie de nerveux surmené :

« Est-ce que ça ne vous est pas égal ? Il est mort, voilà tout. »

Et il l’avait laissée dans un coin de salle que cachait un paravent, seule et fragile barrière entre les cadavres et les malades encore vivants. Elle était restée longuement en face du corps roidi et du visage auquel la mort n’avait point enlevé sa famélique bouffissure. Elle était rentrée doucement chez elle, la nuque ployée, le regard vague et – bien qu’elle n’eût que quarante ans – avec l’air frileux et pauvre des petites vieilles.

Comme elle n’avait point dormi depuis plusieurs journées, elle s’était affaissée sur le lit et le sommeil l’arracha pour quelques heures à la souffrance.

Lorsqu’elle s’éveilla, le matin était déjà avancé. Des flocons glissaient paresseusement dans la lumière livide ; il lui sembla que là-haut on avait éventré quelque immense édredon d’où tombaient sans fin des plumes. Dans les autres chambres de l’appartement, des soldats – locataires imposés – criaient. Il faisait froid ; elle avait faim. Mais cette atmosphère était habituelle et n’arrivait point à expliquer la détresse dont elle sentait sa poitrine accablée comme d’un mal physique. Alors seulement, elle se souvint qu’elle était seule et le lit soudain lui parut d’une largeur terrible.

Elle ferma les yeux comme si le voile de ses paupières était une protection contre la douleur et s’interdit de réfléchir. Mais une langue rugueuse passa sur sa main. Anna Vassilievna tressaillit, puis sourit faiblement.

« Ah, Billy ! Viens près de moi, mon pauvre. »

Le grand chien-loup, aux yeux ardents, sauta d’un mouvement léger sur le lit et s’allongea près de sa maîtresse, posant sa gueule sur son épaule. Il soufflait sur elle une haleine chaude et sèche ; dans l’ombre rose de la gueule, les dents luisaient comme de petits cônes polis. Anna Vassilievna, tout en caressant la marque rose qu’il avait au sommet du crâne, entre les oreilles, contemplait le chien, très émue. Elle se rappelait la tendresse que son mari nourrissait pour la bête puissante et douce, les sacrifices qu’il consentait pour pouvoir la garder. Et vraiment, à le voir souple et à peine maigri, on n’eût pas dit que Billy était un chien de bourgeois.

Ils demeurèrent ainsi serrés l’un contre l’autre ; les yeux brûlés du chien clignaient parfois sous le regard bleu passé de la femme. Enfin, Billy bâilla longuement, ses crocs claquèrent en se rejoignant. Anna Vassilievna murmura machinalement :

« Tu as faim. »

Avec ces mots, tout le désespoir de la vie revint en sa conscience.

« Tu as faim, répéta-elle… Moi aussi. »

Il fallait trouver à manger.

Elle se leva péniblement, se mit à réfléchir. Qu’allait-elle vendre ? Elle jeta un coup d’œil sur les murs nus, les fenêtres sans rideaux, toute la misère de la chambre. Contre la porte cependant, un chapeau et un manteau pendaient à un clou. Tout ce qui restait de son mari.

Anna Vassilievna passa sa main sur son front, décrocha les hardes et s’en alla au marché.
 

*

 

Bientôt elle connut la pire détresse, celle où il n’y a plus de refuge ni d’espoir. Contre de la nourriture, elle avait tout échangé, les couvertures, les draps, la table, les chaises, le broc à toilette, les épingles à cheveux, tout. Elle ne se lavait plus, dormait enroulée dans une guenille de portière qui lui servait de manteau. Ses paupières prirent l’aspect élimé d’un vieux chiffon, des abcès lui vinrent aux commissures des lèvres ; une buée humide trembla dans ses yeux éteints.

Elle fut souvent dans les rues de Petrograd parmi les mendiants pitoyables, ombres timides et affamées qui pleurent sans oser ni savoir tendre la main.

Le chien l’accompagna d’abord, mais comme il l’irritait par son corps efflanqué et ses yeux suppliants, elle le chassa.
 

*

 

Un matin, elle eut à peine la force de se lever ; elle n’était pas sortie depuis une semaine, ayant vendu son unique paire de souliers. Il faisait très beau ; le soleil couchait sur la neige des ombres bleutées, la fenêtre scintillait sous le gel, mais dans la chambre le froid était si vif qu’Anna Vassilievna avait peur de toucher au fer de son lit qui brûlait comme de l’eau bouillante.

Elle devait aller en ville, sans quoi elle mourrait de faim et de froid. Elle enveloppa ses pieds d’une mince bandelette et se dirigea vers le marché. Elle savait bien qu’elle n’y pourrait rien obtenir, mais un instinct obscur la poussait vers l’endroit où l’on se procurait de la belle farine coulant comme un sable neigeux, du maïs doré, des pommes de terre…

Au marché, elle remarqua une agitation particulière. Les acheteurs plus nombreux discutaient avec moins d’âpreté. Les moujiks avaient sur le dos des sacs plus lourds que de coutume ; à leur air de supériorité narquoise se mêlait une apparence de douceur. Les denrées étaient plus abondantes, plus variées, et lorsque Anna Vassilievna aperçut un gros homme fourrer avec précaution une oie sous sa pelisse, elle se souvint que la Noël devait être proche.

Ses pieds ardents ne lui permettant point de rester en place, elle erra parmi les groupes. Il y avait là une étonnante humanité, mélange de toutes les classes, de toutes les races. Des Chinois communistes, vêtus de cuir, se promenaient paisiblement, une longue pipe à la bouche ; des femmes aux mains fines et aux lèvres pâles proposaient, d’une voix brisée, des fourrures, des médaillons, des serviettes. Un spéculateur trustait les poulets tandis qu’un gamin de seize ans, au visage déjà flétri, faisait la même opération sur le beurre. Une paysanne avait pendu à son cou, en guise de sautoir, trois montres-bracelets, dont les pierres précieuses scintillaient au soleil. Tous avaient des visages avides et inquiets. Le marché, toléré mais non permis, pouvait conduire à la mort. Aussi les volailles les plus grasses et la farine la plus soyeuse étaient-elles pour les policiers secrets qui, accompagnés de leurs amies empanachées, endiamantées et peintes, passaient en maîtres dédaigneux devant les éventaires. La terreur, la rapacité, la misère et la corruption se côtoyaient sur la place.

Anna Vassilievna écoutait les marchandages rapides, suivait d’un regard douloureux les denrées qui passaient de mains en mains. Les marchands toisaient cette pauvresse déguenillée, branlante, et se détournaient avec mépris. L’un d’eux murmura même :

« À la poubelle, la vieille. »

Mais l’injure fut pour Anna Vassilievna comme un conseil. Elle se rappela qu’en effet il y avait au bout de la place, une sorte d’énorme récipient en zinc où l’on jetait les arrêtes de poisson, la viande par trop avariée, les détritus de légumes. Elle pourrait sans doute trouver quelque chose. À cet espoir, elle se retourna peureusement, comme si quelqu’un avait pu entendre sa pensée et en profiter avant elle.

Elle se mit en marche, à pas menus et pressés. De ses poumons usés s’envolait un souffle pénible ; elle avait oublié que la neige brûlait ses pieds presque nus ; tout son corps frémissait d’un désir animal.

Lorsqu’elle parvint à l’endroit qu’elle connaissait, un tremblement de joie la saisit. Il n’y avait personne. Elle allait pouvoir se rassasier tranquillement. Elle s’approcha de la poubelle et tendait déjà les mains lorsqu’une masse grise, couchée le long du récipient, et que ses yeux troublés par la faim et l’espoir n’avaient point distinguée, se leva devant elle et poussa un grognement.

Anna Vassilievna recula et ne reconnut point d’abord un chien dans la bête farouche en présence de laquelle elle se trouvait. La peau lui collait à l’échine, aux côtes, pendait du ventre flasque. Le poil était si rêche qu’il semblait du foin coupé court et durci. Les crocs s’alignaient en bataille dans la gueule entrouverte ; les yeux étaient boueux et sanglants.

L’animal grondait, dressé devant sa poubelle, et n’entendait point qu’on y touchât. Mais Anna Vassilievna ne pouvait plus partir. Il fallait qu’elle mangeât, dût-elle mourir. Elle avança.

La bête, les babines retroussées, se ramassa pour bondir.

Mais, brusquement, ses reins tendus mollirent, une sorte d’inquiétude passa dans son regard flambant. Elle vint poser son nez sur les pieds nus de la femme et renifla, avec attention. Alors, entre ses oreilles, Anna Vassilievna aperçut une marque rose.

Le chien recula, comme à regret, s’accroupit à quelques pas. Il cédait sa place.

Sans s’occuper de lui, Anna Vassilievna se courba sur la poubelle et, sous les yeux tristes de l’animal, elle se mit à fouiller, à fouiller… Ses cheveux gris dénoués se mêlaient aux ordures.
 
 

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(Joseph Kessel, « Contes de la Liberté, » in La Liberté, cinquante-sixième année, n° 21347, vendredi 23 décembre 1921 ; repris en volume dans le recueil La Steppe rouge, Paris : Éditions de la Nouvelle Revue Française, 1923. Alfred Agache, « Étude de vieille femme, » huile sur toile, 1880)