Avertissement. – Profitons du reste des vacances parlementaires. Et puisque le goût est aux voyages et aux études ethnographiques, nous ne saurions offrir à nos lecteurs une relation plus curieuse que celle de la découverte toute récente de l’île d’Anarche, qui forme un contraste assez singulier avec le congrès de Marseille.
 

I

 

Les personnes qui s’occupent de science géographique connaissent, au moins de nom, mon honorable ami, le célèbre capitaine van Clutterbuck, de Rotterdam. C’est à la sagacité de cet infatigable explorateur, l’un des membres les plus illustres des sociétés de géographie de Paris et de Londres, que l’on doit le relèvement de la véritable situation de l’île de Lilliput, dont Jonathan Swift avait, à dessein, interverti le point. J’ai autrefois reproduit les principaux incidents de cette exploration.

En me quittant, le capitaine van Clutterbuck m’avait annoncé, on s’en souvient, la résolution formelle de fréter un navire et d’aller à la découverte de l’île Sonnante, dont il est question dans le voyage de Pantagruel et de ses compagnons, et dont aucune relation n’a fait mention depuis.

C’était là, il faut en convenir, une de ces tentatives plus audacieuses que la recherche des sources du Nil, car maître Alcofribas Nazier, comme Jonathan, s’est moqué du lecteur.

Christophe Colomb a pressenti l’Amérique, mais ses inductions reposaient sur des données cosmographiques. Allez donc découvrir une île sur l’immensité des mers, quand, pour vous dérouter, celui qui l’a rencontrée semble indiquer qu’elle est du côté de La Rochelle !

J’estimai donc que le capitaine Van Clutterbuck, malgré son expérience consommée, s’était aventuré dans une entreprise téméraire.

« Qui sait, me disais-je hier, si je reverrai jamais ce savant et illustre ami ? »

Au même instant, la porte de mon cabinet s’ouvrit avec fracas et mon vieux Jean, d’une voix forte et joyeuse, s’écria :

« Monsieur le capitaine Van Clutterbuck ! »

Ce cher ami, avec son nez de tapir, son impassible gravité, sa face plus rouge que le soleil couchant vers l’équinoxe d’automne, entra pareil au soleil lui-même et me tendit la main, comme s’il m’eût quitté la veille au soir.

Lorsque le capitaine Van Clutterbuck fut installé dans un grand fauteuil de cuir, pourvu d’un flacon de madère et de ma plus vénérable pipe de Cummer, il me contempla un moment en silence avec un air de satisfaction.

« Il paraît, me dit-il, que vous renoncez à naviguer, car on vous trouve toujours ici, le nez dans quelque bouquin, ou mettant du noir sur du blanc. J’en suis fâché, car je vous aurais proposé quelque voyage plus intéressant que celui du pôle arctique. Vous n’ignorez pas que c’est de l’île Sonnante que je vous parle.

Or, si peu d’érudition que vous ayez pu recueillir dans votre existence vagabonde, il est impossible que vous ne sachiez pas que l’île Sonnante a été découverte par le seigneur Pantagruel. Malheureusement, maître François n’a laissé dans sa relation aucune indication précise. La première édition ne contient que ces mots : « On quatriesme iour, commenceans tournoyer le pôle, nous esloignans de l’équinoxial, nous apperceusme terre. » Les autres éditions sont encore moins explicites. C’est vague.

– Très vague, en effet,

– En vous quittant, reprit-il, et de retour à Rotterdam, je frétai une goélette. Le 4 septembre 18.., à deux heures de relevée, j’entrais dans la mer du Nord, vent arrière, par une jolie brise de nord-nord-est qui semblait souffler exprès pour moi.

Les narrateurs mentent toujours. J’estimai donc qu’au lieu d’aller au nord, je devais me diriger vers le sud. Or, dans l’état actuel de la science, il n’y a pas une acre de terre qui ne soit connue sur la surface de l’eau dans notre hémisphère. Je ne vois guère que le vaste espace de l’Océan compris entre les côtes de l’Amérique du Nord, l’extrémité du grand courant noir du Japon, la Micronésie et les Aléoutiennes, où il y ait chance de découvrir quelque chose. Et vous remarquerez qu’entre les 40e et 50e degrés de latitude, on ne rencontre sur la carte et les mappemondes aucun de ces petits points noirs qui figurent des îles.

– J’admire, répliquai-je, la puissance de votre méthode d’induction.

– Supposer l’île Sonnante dans la mer Tyrrénienne, reprit-il, formant quelque langue de terre séparée de la botte eût été à la fois une faute géographique grossière et en même temps une impertinence contre les ministres de la religion catholique, apostolique et romaine, impertinence dont maître François était bien incapable. Je n’hésitai donc pas dans mes conjectures. Je descendis jusqu’à Gibraltar, traversai la Méditerranée l’isthme de Suez, la mer Rouge. En sortant du golfe d’Aden, je filai entre les Maldives et Ceylan, et, après avoir heureusement franchi le détroit de Malacca, je me trouvai en pleine mer de Chine, précisément dans le courant noir du Japon qui me porta vers ces solitudes de l’Océan où j’avais de si fortes raisons de penser que je découvrirais l’île Sonnante.

Le courant me laissa dans une grande mer calme où ma goélette, à l’instar de votre pauvre flotte dans la Baltique, commença à faire des ronds dans l’eau. Pas de trace de l’île Sonnante ! Je courais des bordées depuis quinze jours, lorsque nous fûmes assaillis par un épouvantable cyclone. Cette fois, je pensai que mon voyage allait se terminer par la découverte de l’autre monde. Le ciel était devenu livide. Nous perdîmes le gouvernail. Secouée comme une coquille de noix, la goélette erra à l’aventure.

– Vous étiez, capitaine, dans une position véritablement inconfortable.

– D’autant plus que nous n’avions plus une lanterne à bord et que cette nuit furieuse était d’un noir de tous les diables. J’enfonçai sur ma tête le capuchon de mon caban, j’allumai ma pipe, et, m’étant étendu dans mon hamac, je repassai dans ma mémoire le Discours sur la méthode, de Descartes, afin d’arriver, par la triangulation, à la notion de l’être suprême devant lequel j’allais vraisemblablement comparaître. Mais, à force de méditer sur le triangle et sur les deux angles droits, je tombai dans un profond sommeil et j’oubliai l’île Sonnante, le cyclone et Descartes.

J’ignore depuis combien de temps je dormais, quand je fus réveillé par un homme de l’équipage qui criait : « Terre ! terre ! » Je sautai sur le pont ; il faisait grand soleil. Comme un bouchon sur un abreuvoir, la goélette flottait au milieu d’une de ces petites baies fort étroites, de la forme de celle que vous avez dû rencontrer au Finmark norvégien. Nous trouvâmes vingt-huit brasses et nous étions à quelques encablures d’une plage magnifique bordée de hautes falaises.

Je ne doutai pas que je fusse en vue de l’île Sonnante et je résolus d’explorer seul la contrée qui s’élevait devant nous.

Le canot m’ayant mis à terre, j’escaladai à grand-peine la falaise. J’étais dans une forêt semée de clairières et disposée en amphithéâtre, jusqu’à une altitude où régnait une température printanière. De temps en temps, je m’arrêtais, j’écoutais, je n’entendais point de cloches. Le chant des oiseaux, – mais non de ces noirs oiseaux de l’île Sonnante, nommés par maître François clergaux, abbegaux, monnegaux et papagaux, – égayait la verdure… Point de cloches ! – Je devins rêveur… Tant de combinaisons, tant de calculs, un si long et si rude voyage pour arriver peut-être à découvrir les Kourilles, les Aléoutiennes, ou peut-être même les Sandwich !

Hors de la forêt, je me trouvai dans une plaine parfaitement cultivée. J’avançai toujours. Enfin, j’aperçus quelques habitants et j’arrivai devant les premières maisons d’une grande ville.

« C’est pour le coup que vous dûtes entendre une sonnerie étourdissante ?

– Jugez au contraire de ma stupéfaction en m’apercevant que cette ville n’avait point de clochers !

– Quoi ! point de clochers ! m’écriai-je, vous voulez rire, capitaine. Comment peut-on vivre sans clochers ? »
 
 

–––––

 
 

(« Alceste, » in Le Voltaire, deuxième année, n° 495, mercredi 12 novembre 1879 ; Alberto Savinio, « Ulysse, » huile sur toile, 1928)

 
 

II

 

« Pas l’ombre de clochers ! répéta le capitaine Clutterbuck. J’ai vu Constantinoble, Madras, Bombay, Shangaï, tout ce que l’on peut voir sur ce globe, et partout j’ai rencontré à profusion des clochers, des minarets, des pagodes. On trouve ces monuments chez les peuples les moins civilisés. Il est même à remarquer que vous en compterez mille à Madras contre cent à Paris. Plus les peuples se complaisent dans une crasse ignorance, plus ils ont de minarets. Chose logique et naturelle, puisqu’à défaut des lumières qui leur manquent, ils ne peuvent compter que sur celles du ciel. J’ai aussi remarqué que plus les peuples sont abrutis, plus leurs dieux sont laids. Les Pelages, mangeurs de glands, avaient des dieux à tête de loup. Le dieu des Athéniens, du temps de Périclès, méritaient vraiment leur divinisation.

Quand l’homme a commencé à se débrouiller du milieu terrestre et à connaître quelque chose, il a éprouvé moins de crainte et il a adouci la figure de ses dieux. Ne dirait-on pas que l’amour de Dieu est une des formes les plus subtiles de l’amour de soi-même ? L’homme a idéalisé son égoïsme et ses terreurs et donné à ses dieux tantôt l’aspect le plus épouvantable, tantôt les plus beaux traits du corps humain.

– Voilà, dis-je, un aperçu d’anthropomorphisme d’un genre absolument neuf, mais vous ne me dites pas, capitaine, ce qui vous arriva dans cette ville sans clochers ?

– Il n’y avait même aucun de ces palais qui envahissent, peu à peu, nos villes capitales et qui, insensiblement, en éloignent la vie et l’air de la liberté. L’abus des palais crée des solitudes dans les foules et semble annoncer la prochaine décadence et la nécropole finale. Ils corrompent les démocraties et les révolutions semblent bientôt n’avoir plus d’autre but que l’occupation des palais. Les Américains, gens pratiques, se contentent d’un maison blanche.

Les habitations de cette ville sans clochers étaient élégantes et simples. La plupart n’avaient qu’un étage. Des balcons, des galeries entrelacés de feuillages, leur donnaient je ne sais quel air hospitalier qui me plut. Il y a des maisons qui ont, comme certaines gens, bon visage et figure honnête.

Cependant, ma présence avait provoqué un attroupement considérable. Les habitants accouraient de toutes parts. Ils avaient une belle physionomie, le teint méridional, et leur costume ne différait pas beaucoup de celui des anciens Romains et des Arabes de nos jours ; j’entends des Romains des beaux temps, et non pas de l’époque où la toge corrompue, comme ceux qui la portaient, perdit sa grâce et sa simplicité.

En me voyant, tous levèrent les bras au ciel et s’écrièrent avec admiration :

« C’est un jésuite ! c’est un jésuite ! »

Tel fut du moins le sens de leur geste et du mot jésuite, qu’ils prononcèrent en espagnol, quoique leur langue n’eût rien de commun avec celle de Cervantes. Leur ayant répliqué dans le même idiome que je n’avais pas cet honneur, ils rirent de tout leur cœur et témoignèrent qu’ils ne comprenaient pas un mot de mon allocution.

J’avais oublié d’abaisser le capuchon de mon caban. Cette coiffure me donnait sans doute quelque ressemblance avec un moine. Dans le même instant, j’entendis plusieurs fois répéter un nom qui frappa mon oreille. Les habitants semblaient se consulter. Tous répétèrent : « Cucuba-Cababeo ! » Quelques jeunes gens se détachèrent du groupe et coururent vers une maison de la place voisine.

Je compris qu’on allait chercher un personnage auquel appartenait sans doute le beau nom de « Cucuba-Cababeo, » à moins que ce vocable ne se rapportât à quelque fonction ou à quelque dignité. Quoi qu’il en soit, je vis bientôt arriver un vieillard vénérable qui, s’approchant de moi avec civilité, me dit en espagnol : « Seigneur, soyez le bienvenu dans cette île. »

Il m’invita ensuite à venir jusque dans sa maison, me disant qu’il serait heureux si je voulais bien accepter l’hospitalité qu’il m’offrait. Je le remerciai cordialement, et nous nous dirigeâmes vers sa demeure, suivis de la foule curieuse qui se retira discrètement dès que j’eus franchi le seuil. Il me dit qu’il se nommait en effet Cucuba-Cababeo, et il me présenta à sa famille, composée de Mme Cucuba-Cababeo, de leur fils et de leur bru, de plusieurs demoiselles et de cinq ou six petits Cucuba jolis comme des amours.

Un repas simple, mais délicat, me fut offert. Je remarquai que les mots ne différaient pas beaucoup de ceux de divers États de l’Europe. Et, sauf quelques fruits exotiques et une certaine gelée de lézard vert qui ne ressemblait nullement à vos confitures de Bar, ni même au raisiné de Bourgogne, j’aurais pu me croire à table dans l’arrière-boutique d’un bon épicier de Rotterdam. J’en fis la remarque, et mon hôte, à ce propos, me dit :

« Votre observation a d’autant plus de portée que cette île est absolument inconnue du reste du monde. On en peut donc tirer cette conclusion que partout où l’espèce humaine apparaît, elle fait de la cuisine et que cette cuisine, dont le fond est le même, ne varie que sur quelques points indiqués par la race, la contrée, la latitude. Un nègre des bords du Niger ne dédaignera jamais un excellent beefsteak ; mais comme hors-d’œuvre ou friandise, un coulis de petites souris grasses et faisandées lui sera particulièrement agréable. Au total, à part ces exceptions locales, on peut refondre l’humanité, la détruire et la faire renaître, elle fera toujours la même cuisine. »

Cette théorie de M. Cucuba-Cababeo me surprit et je le priai de s’expliquer.

« Je pense, répliqua-t-il, qu’on peut détruire la race humaine à l’exception d’un jeune homme et d’une jeune personne, leur couper la langue à tous deux et leur dire : « Croissez et multipliez. » Ils croîtront, multiplieront tant qu’ils le pourront, et peu à peu referont une humanité qui reparlera le conscrit, le grec, l’espagnol et le bas-breton ; qui reconstruira les mêmes palais, les mêmes villes, racontera les mêmes mythes et brûlera des hérétiques comme par le passé. Je vais plus loin, je soutiens que si une forte crise remettait le globe terrestre et son atmosphère en pâte, comme une forme d’imprimerie qu’un compositeur laisse tomber, et ramenait les conditions planétaires et atmosphériques de l’origine du monde, les lois de la nature suffiraient pour qu’en quelques centaines de millions d’années, le chaos se débrouillât et qu’on revît sur la terre des hommes, des petits cochons, des éléphants et des punaises. Aussi ne puis-je comprendre la ménagerie du paradis terrestre ni les précautions génésiaques des rédacteurs de la Bible, qui, pour mieux prouver la puissance de Dieu, lui font faire une foule de métiers. La matière étant, ne conviendrait-il pas pour attester l’infini de la puissance divine, de lui attribuer l’organisation des lois de la nature, ces lois seules suffisant pour produire toutes les combinaisons sidérales, atmosphériques, cosmogonies, minérales, végétales et animales que vous voyez aujourd’hui. Nous fumerions ce même tabac, ajouta-t-il en m’offrant une pipe, et je le crois aussi bon que celui de la Havane.

– Souffrez que je vous demande pourquoi vous supposez que cette île est entièrement séparée du monde !

– Par la raison toute simple qu’elle est environnée d’une ceinture de récifs madréporiques infranchissables qui lui font, à plusieurs lieues de la côte, une fortification naturelle. Il n’existe qu’un seul passage étroit et tortueux à travers ces récifs. Il est seulement connu ici d’un petit nombre d’anciens. Aussi personne n’est encore venu dans cette île, excepté un jésuite et vous.

– Comment vint ce jésuite ?

– C’est ce qu’on n’a jamais pu savoir. La marée nous l’apporta sur une planche. D’où venait-il ? De quelque navire en perdition, d’une colonie espagnole peut-être. Mais il ne faut pas s’en étonner. Sur quelque point du globe que vous alliez, quelque inaccessible qu’il puisse être, vous trouverez toutous un jésuite. Le jésuite est comme certains petits êtres parasites, qui viennent et se propagent on ne sait comment, mais qu’on trouve sous toutes les latitudes et chez tous les peuples. Celui qui vint ici était presque honnête homme, et, grâce à la sagesse de la population, nous n’eûmes point trop à en souffrir. Mais il voulut nous convertir. C’est ce qui nous brouilla.

Il prétendait enseigner aux petites filles et aux petits garçons une foule de choses qui choquaient le bon sens naturel de ces enfants. Il voulut aussi les fesser, assurant que rien n’ était plus propre à développer en eux la mémoire, l’amour du travail et les bonnes mœurs. Il déployait un tel zèle dans cet exercice qu’on fut contraint de lui ôter ces innocentes victimes. Enfin, poussant plus loin l’abus de la langue du pays que j’avais pris la peine de lui enseigner, il essaya d’attirer les femmes dans un petit coin pour leur poser des questions délicates. Aucune ne voulut d’abord accepter ses propositions ; mais l’une d’elles s’étant risquée, le jésuite lui fit des demandes si impertinentes, qu’elle s’enfuit toute rouge et déclara que cet homme était un Coroto, ce qui, dans notre langue, signifie un polisson. Le mari de cette femme voulait battre le jésuite. Bientôt, ce jésuite devint, à lui seul, un danger public. Le peuple prit la résolution d’en débarrasser le pays.

– Expulser un jésuite n’est jamais une petite affaire ! » m’écriai-je.
 
 

–––––

 
 

(« Alceste, » in Le Voltaire, deuxième année, n° 501, mardi 18 novembre 1879)

 
 

III

 

« En France, lui dis-je, une commune qui se permettrait d’expulser par la force des hommes qui fessent les petits enfants et confessent les femmes, serait considérée comme une commune maudite. On lui enverrait un général, des soldats, des gendarmes, des gens de police. Le gouvernement l’accablerait de ses rigueurs. Les journaux bien pensants la couvriraient d’injures. Les habitants seraient déclarés en ennemis de la société, les tribunaux en condamneraient le plus grand nombre possible. On saisirait l’occasion du trouble qui en résulterait pour en fusiller et déporter autant que l’on pourrait. Le jésuite rentrerait triomphant et continuerait de confesser les femmes, à la satisfaction du gouvernement, des Chambres et des journaux honnêtes qui, tous les jours, répéteraient que la société est sauvée !

– Cela ne me surprend pas, répliqua M. Cucuba. Je suis le seul homme de ce pays qui ait voyagé. J’ai parcouru la surface de la terre et n’ignore rien de ce qui s’y passe. Il faut que la race humaine soit bien vivace, pour n’avoir pas entièrement disparu !

– Votre population, lui dis-je, est-elle donc exempte des maux qui affligent le reste de l’humanité ?

– Nous n’avons pas cette prétention, répliqua-t-il. La plupart des infirmités humaines nous sont communes avec les autres nations, mais nous n’avons ni les jésuites, ni cette maladie dont le nom ressemble à celui du secrétaire du prince Napoléon.

– Je vois, répliquai-je, que vous n’êtes pas encore sur le chemin de la civilisation, car il est de règle que toute peuplade que l’on commence à civiliser débute par ces deux choses auxquelles il faut joindre l’eau-de-vie et la poudre à canon. Encore trouve-t-on généralement le second des deux maux auxquels vous avez échappé installé depuis les âges les plus vénérables parmi la plupart des peuples innocents, qui vivent à l’état de nature. Les jésuites, l’eau-de-vie, la poudre à canon et le reste sont donc les premières bases de la civilisation, et je ne m’explique pas que vous ayez pu arriver à l’état confortable où vous êtes aujourd’hui sans avoir passé par là.

– Vous vous méprenez sur l’état de nos connaissances, répliqua-t-il en souriant. Nous sommes beaucoup plus avancés peut-être dans la science de la vie que vous ne le supposez et, pour vous parler en toute franchise, je puis vous dire que l’humanité dans ce qu’elle a de plus parfait me paraît en arrière sur les habitants de cette île. Voyez ces riantes maisons, ajouta-t-il ; voyez circuler ce peuple. Admirez son activité, son calme, sa noble aisance, et jusqu’à la coupe judicieuse de ses vêtements. Ne dirait-on pas qu’ils allient la gravité romaine à la grâce athénienne ?

– Toutes ces choses me frappaient, en effet, ajouta le capitaine Van Clutterbuck.

– Nous devons être, reprit Cucuba, l’un des plus anciens rameaux de la souche humaine ; aussi avons-nous fait toutes les découvertes dont l’humanité est capable jusqu’à ce jour. Dans notre coin, nous avons inventé la poudre, l’imprimerie et une foule d’autres choses. Mais la poudre ne nous sert qu’à nous divertir ou à faire peur aux oiseaux.

– Cependant, vous descendez comme le reste de la race humaine d’Adam, et d’Ève, nos premiers parents.
– Ma foi, répliqua le sage Cucuba-Cababeo, je vous avouerai que nous n’avons pas coutume en cette île de nous occuper de ce que nous ne pouvons savoir.

– C’est la doctrine de M. Littré. Mais votre religion vous enseigne…

– Nous n’avons pas de religion dans le sens que vous attachez à ce mot…

– Quoi ! interrompis-je, point de clochers ! point de cloches ! point d’églises ! point de prêtres ! point de culte établi ! Vous proscrivez donc les cultes…

– Nous ne proscrivons rien. Ce sont des usages auxquels nous avons renoncé ainsi qu’à beaucoup d’autres, pour des motifs divers. Mais il n’a pas fallu de loi pour cela. Les lois sont peu de chose. Toutes celles que nous avons ici tiennent sur quatre petites pages, et il est question de les abréger. Au lieu de lois, nous avons des mœurs. Les cultes sont libres. Mais nous n’aimons pas les monuments ni les fonctions. Les personnes qui éprouvent le besoin d’adorer l’inconnu mystérieux dont nous sommes enveloppés, élèvent des autels domestiques. Il n’est pas défendu d’avoir ses petits lares et de pontifier en famille…

– Vous me racontez d’étranges choses. Comment supposerai-je que votre gouvernement…

– Gouvernement ! interrompit mon hôte, qu’est-ce que cela ? Nous n’avons point de gouvernement céans, grâce aux dieux ; à moins que vous ne dormiez le nom de gouvernement à quelques individus désœuvrés qui se réunissent dans cette maison blanche, là-bas, et qui causent de la pluie et du beau temps, en se promenant dans le jardin. C’est à peu près tout ce qu’il nous reste de ce que vous nommez le gouvernement. Ils font un peu de statistique, raisonnent sur les prochaines récoltes et disent des choses oiseuses que quelques commis transcrivent et qu’on enfouit dans des cartons.

– Comment ! m’écriai-je. Et c’est tout ? Vous avez une magistrature, une police, une armée ?

– Nous n’avons ni tribunaux, ni magistrature, ni police, ni armée.

– Il y a au moins un état-major permanent ?

– Il est vrai, répliqua-t-il ; c’est tout ce qu’il nous reste avec les inutiles de cette maison blanche.

– Mais cet état-major, que fait-il ? À quoi ses officiers s’occupent-ils ?

– Ils ont des bottes superbes, et ils les contemplent.

– Voilà qui est trop fort ! m’écriai-je. Comment pouvez-vous vivre heureux sans gendarmes, sans gabelou, sans mouchards et sans procureurs ? En quel diable de pays d’utopie la tempête m’a-t-elle jeté pendant que j’étais à la recherche de l’île Sonnante ? Où suis-je ? Quel roi régna sur cette contrée ?

– Nous eûmes nos monarques autrefois, répliqua tranquillement M. Cucuba, mais, depuis plusieurs siècles, nous vivons dans cet état que nous continuons de perfectionner.

– Et vous le chassâtes, votre monarque ?

– Nous l’expulsâmes avec égard. On le conduisit à une grande terre…

– Et celle-ci, cette terre où nous sommes, cette île où vous habitez, où la tempête m’a jeté, comment la nommez-vous ?

– Monsieur, répondit-il avec dignité, vous êtes ici dans l’île d’Anarche !

– À ce mot, s’écria le capitaine Van Clutterbuck, je frappai dans mes mains en m’écriant : j’ai rencontré votre dernier monarque !

– Comment ! il y a trois cent trente-sept ans ?

– Voyant bien que j’équivoquais d’abondance, reprit le capitaine, je rassurai M. Cucuba et lui dis que j’avais rencontré le dernier roi d’Anarche dans un ouvrage publié il y a trois cent trente-sept ans, par maître François Rabelais. Je lui racontai alors, à sa grande surprise et admiration, comment le dernier roi d’Anarche, réduit en esclavage par Pantagruel, fut vêtu d’un pourpoint de toile, de chausses sans souliers, coiffé d’un bonnet pers à plume de chapon. On lui mit ensuite une ceinture verte en souvenir de ce qu’il avait été pervers. C’est ainsi qu’il fut lancé dans le monde et fait par Pantagruel crieur de sauce verte.

Il devint honnête homme dès qu’il eut un métier et fut, par le sieur Panurge, marié à une vieille Lanternière.

– Ah ! la merveilleuse aventure ! s’écria M. Cucuba ; j’en veux faire le récit à tous les habitants du pays. »

L’ardeur du soleil commençait à diminuer. Mon hôte me proposa un tour de promenade. Je fus frappé de l’air d’aisance et de propreté qui régnait dans la ville. Les jardins particuliers étaient entretenus avec soin. L’eau, les fleurs et la verdure me parurent être le principal agrément de cette ville où, quoique les fortunes fussent évidemment inégales, je ne remarquais ni déploiement de luxe, ni dégradation ni misère.

Je remarquai l’absence de monuments publics. Cependant, j’aperçus un édifice d’apparence considérable, dans lequel régnait une grande activité. Je demandai à mon hôte quelle en était la destination. Il me répondit que cette maison commune était ce que l’on nomme chez nous la mairie. Je n’eus pas de peine à comprendre qu’elle était, dans l’île d’Anarche, un centre aussi important que le palais du prince et les hôtels des ministres dans tous les pays du monde où l’État n’est point considéré comme une dangereuse chimère.

Les barbares de l’île d’Anarche ne me frappèrent pas moins que leurs habitations. Ils n’étaient pas tristes, mais ils ne me parurent animés que d’une gaieté relative. Je croyais voir en eux des gens qui ne se font point d’illusion sur la condition humaine, qui ont pris leur parti de la vie, s’arrangent du mieux qu’ils peuvent pour subsister, mais ne sont pas précisément fiers de leur destinée. Les sentiments affectueux me parurent plus développés que tous les autres.

Je fis part de mes observations à mon guide.

« Je vous expliquerai plus tard la raison des faits qui frappent votre attention, me dit-il, mais j’aperçois la maison de mon ami M. Bonococo. Entrons ; je serai fort aise de lui serrer la main. »
 
 

–––––

 
 

(« Alceste, » in Le Voltaire, deuxième année, n° 505, samedi 22 novembre 1879)

 
 

IV

 

Nous entrâmes dans une salle du rez-de-chaussée dont les fenêtres ouvraient sur un jardin plein de fleurs et de fruits. La famille était réunie et paraissait agitée par quelque incident domestique. Un grand jeune homme, de tournure élégante, se tenait debout, la tête basse. Le père et la mère gesticulaient. Je compris qu’ils lui adressaient des reproches. M. Cucuba s’informa sans doute du sujet de la querelle, car aussitôt le père et la mère lui en donnèrent l’explication. Mon hôte parut compatir à leur chagrin et les exhorter à la résignation.

Quand nous fûmes dehors, je priai mon guide de me dire d’où venait le trouble de cette famille.

« Voici à peu près le sens de leurs paroles, répliqua-t-il : « Malheureux enfant ! tu étais donc décidé à rester fainéant toute ta vie ! Au lieu de te perfectionner dans un art ou un métier ; au lieu de fonder quelque établissement où tu aurais trouvé à employer ton activité et à augmenter ta fortune, tu sollicitais cet emploi ; tu as encore du mauvais sang du temps de nos rois dans les veines. Te voilà nommé Inutile de première classe !… »

– Quel est cet emploi ? demandai-je au capitaine Van Clutterbuck.

– Il correspond à vos préfets de l’Occident, répondit-il ; seulement, les fonction publiques étant fort peu honorées et plus mal rétribuées dans l’île d’Anarche, ils ne sont ordinairement recherchés que par les fainéants, les gens incapables de gagner leur vie dans quelque profession utile. Quand un jeune homme n’est bon à rien, on en fait un préfet. »

M. Cucuba-Cababeo m’expliqua que cette fonction serait bientôt abolie, ne servant à rien qu’à gêner les populations. Il m’avoua même qu’on ne conservait ces emplois que pour débarrasser les familles assez malheureuses pour avoir dans leur sein des enfants ineptes.

« Je pourrais vous citer tel inutile de première classe, incapable d’arriver à faire un employé passable dans une usine, qui n’a été qu’un libertin et un vaurien dans sa jeunesse. »

– Quel singulier pays ! m’écriai-je ; tout y est au rebours de celui-ci.

– Je faisais précisément la même réflexion, reprit le capitaine Van Clutterbuck, lorsque M. Cucuba, qui avait beaucoup d’amis, m’entraîna dans une autre maison, où notre présence parut aussitôt causer un trouble singulier. Les femmes s’étaient levées et écartaient leurs jupons, comme pour cacher quelqu’un, tandis que les hommes, venant à la rencontre de mon hôte, cherchaient à détourner son attention. Mais il était trop fin pour qu’on pût le tromper, et il voulut se retirer dans la crainte de causer un dérangement. On l’aimait, on l’estimait trop pour le laisser partir. Au même instant, un homme de l’aspect le plus respectable et de la physionomie la plus intelligente écarta les femmes et vint en souriant à la rencontre de M. Cucuba, avec lequel il échangea une cordiale poignée de main.

Ils causèrent un moment. J’étais fort curieux de connaître le sens de cette petite scène à laquelle il m’était impossible de rien comprendre. Mon hôte devina mes sentiments, et, lorsque nous fûmes seuls :

« Je vais commettre, me dit-il, une indiscrétion. Le personnage que j’ai si malencontreusement surpris dans cette maison, où il se cachait, est l’un des hommes les plus estimables que je connaisse.

– Lui serait-il arrivé quelque malheur ? serait-il obligé de se dérober à des ennemis ?

– Rien de plus, répliqua M. Cucuba-Cababeo, que d’être en ce moment recherché pour la députation. On le veut, pour la cinquième fois, nommer député. Il se cache pour échapper aux recherches des électeurs. Je lui ai promis de ne point trahir son asile, tout en lui faisant observer que sa décision était regrettable. Il m’a répliqué que notre système électoral était défectueux, qu’il avait pour inconvénient de faire incomber la charge de la représentation nationale à un trop petit nombre de personnes ; que l’état de l’instruction est bien suffisant, aujourd’hui où tout le monde possède les notions élémentaires, pour que l’on substitue le tirage au sort au choix…

– Le tirage au sort de la députation ! m’écriai-je. Quelle extravagance me dites-vous là ?

– C’est là une idée un peu avancée, répondit tranquillement M. Cucuba ; mais elle fera son chemin. En France, en Angleterre, notamment, vous accumulez les lois. En dehors de vos codes, vous entassez règlement sur règlement, arrêt sur arrêt. Chez nous, au contraire, le nombre des lois est si peu de chose qu’on les apprend aux enfants comme vous leur enseignez le catéchisme. On les change peu. Quand une modification est nécessaire, c’est un bruit qui court de ville en ville, de village en village. On en cause à l’ombre des chênes. Quand l’idée est mûre, elle se condense. L’esprit résume toujours ce qu’il conçoit bien. On l’inscrit ensuite sur le mandat du député.

– Avez-vous de grands orateurs ?

– Non, monsieur, grâce au ciel ! Nous sommes des hommes simples. L’art de parler n’est pas cultivé chez nous, excepté pour conter des histoires, au bord des sources, après le souper. Chaque député arrive avec son mandat. On voit de suite la position des questions dans l’Assemblée. Ce n’est pas plus difficile que de fixer un cours de compensation à la Bourse de Paris, quand les agents de change dépouillent leur carnet.

– Je ne finirais pas en une séance, continua-t-il, si je devais vous rapporter les choses prodigieuses que me raconta mon hôte pendant le temps que je passai sous son toit. J’aurais voulu connaître la constitution de son pays, mais sur ce terrain comme sur le reste, je me heurtais contre ce rien qui paraît être le fond des doctrines politiques, religieuses, philosophiques de ces braves gens. J’appris seulement que les groupes que l’on nomme en Europe commune jouissaient d’une telle indépendance qu’il en existait de toutes les sortes, depuis les communes telles que nous les comprenons dans notre vieille Europe, jusqu’à l’antique commune slave et asiatique, où le sol est réparti tous les neuf ans. Ces dernières étaient situées, fort judicieusement d’ailleurs, dans les parties de l’île susceptibles de défrichements. Enfin, ce tout anarchique se soutenait par le lien de la liberté, c’est-à-dire par ce que les gouvernements de nos contrées considèrent comme le pire des dissolvants.

– Ce peuple était un paradoxe vivant.

– Précisément. À tel point que l’île n’avait ni tribunaux, ni juges, ni exécuteur des hautes œuvres ; que tout se réglait par des arbitrages, à la maison de ville ; qu’il n’existait que deux pénalités : l’expulsion de la commune et le bannissement de l’île.

Un homme chassé de sa commune trouvait difficilement asile dans une autre. S’il ne s’amendait pas, il était bientôt obligé de demander lui-même son exil. De temps en temps, un navire chargé de bannis quittait l’île d’Anarche. Les coupables étaient jetés sur une grande terre voisine des Kourilles, et que je suppose être ces côtes du Japon, où la piraterie paraît être l’unique occupation des habitants. M. Cucuba avait longtemps dirigé ces transportations. C’est dans une de ces expéditions que lui vint la pensée de visiter les diverses partie du globe. On le croyait mort depuis longtemps, lorsqu’il revint dans son île par cette passe dont il avait le secret.

Au surplus, me dit-il en résumant ses impressions, d’après tout ce que j’ai vu dans les diverses parties du monde, j’ai lieu de croire que nous sommes, sur ce petit coin du globe, le peuple le plus déniaisé et le moins scélérat de la terre. Nous avons plus de mœurs que de lois, peu de passions, pas d’illusions sur nous-même ou sur les choses que nous ne pouvons pas connaître. Nos mœurs sont libres, et pourtant la débauche n’existe pas ici. On n’y connaît pas ces maisons de prostitution qui déshonorent toutes les parties du monde. Nous n’avons ni mendiants, ni voleurs, parce que la vie est facile à qui veut travailler, et que la base de notre éducation et de nos mœurs repose sur le travail. Nous ne connaissons pas de très grandes fortunes ni de très grandes misères. C’est ici le pays de la médiocrité. Nous n’avons ni grands hommes, ni sauveurs.

Les habitants du pays d’Anarche sont d’honnêtes gens, mais fort sceptiques. Si un de ces messieurs de la maison blanche qui causent de statistique, venait déclarer aux députés qu’il se dévoue pour la patrie, il serait accueilli par un immense éclat de rire t regardé comme un fripon sans pudeur et sans esprit. Nous avons renoncé aux belles phrases dont l’homme couvre son égoïsme et marque ses passions. Chez vous, un individu qui a sué sang et eau pour arriver au pouvoir, peut venir déclarer à une tribune qu’il se sacrifie pour son pays et l’on battra des mains. Pourquoi ? parce que chacun est disposé à admettre ces notions et à en faire usage pour son propre compte. Violer ces conventions, c’est se mettre au ban de tous les partis. C’est être pire qu’un criminel : un trouble-fête, un homme qui dérange l’ordre moral. Nous penserions ici tout le contraire. Notre bon sens nous dit que si un homme se condamne au labeur de certaines fonctions, c’est qu’il y trouve un agrément, soit qu’il y arrondisse sa fortune, soit que sa vanité soit satisfaite et qu’il prenne plaisir à se figurer qu’il dirige la société. J’ai remarqué en Europe que plus les gouvernements appuyés sur l’armée, sur la police et sur la magistrature complaisante, parvenaient à molester les peuples, plus ils se sentaient fiers de leur destinée. Plus ils vexaient les populations, plus ils se prétendaient les vrais soutiens de l’ordre. Leur puissance et leur prestige vis-à-vis des autres nations semblaient même croître en raison de leur usurpation des libertés publiques. Ma qualité d étranger m’a fait rechercher dans les cours. J’ai vu de près les hommes qui parviennent à s’élever au-dessus des autres ; c’est là où j’ai trouvé le plus de duplicité, le plus de sécheresse d’âme. Usant de la franchise que ma qualité de barbare me permettait de montrer, je fis un jour à l’un de ces hommes part de mes observations. « Que voulez-vous, me répliqua-t-il, dans un moment d’oubli ou de sincérité, les hommes d’État ne sont pas des rosières ; nos vices nous servent mieux que nos vertus. L’élévation est proportionnelle à l’intensité de l’égoïsme. » Combien je fus heureux de rentrer dans mon île après avoir été rassasié de pareils propos !

Vous pensez bien, cher Alceste, reprit Van Clutterbuck, qu’à toutes ces idées subversives, je me gardais bien de témoigner le moindre étonnement. Je marquais seulement un intérêt vif et soutenu, qui encourageait M. Cucuba-Cababeo à s’exprimer en toute sincérité.

– Vous n’êtes pas tout d’un coup, répliquai-je, arrivés à cette perfection. Quand vous eûtes congédié votre monarque, il vous resta diverses institutions politiques, religieuses, militaires, judiciaires, administratives et autres. Qui vous détermina à vous en débarrasser ?

– Le bon sens et la force des choses. Les institutions dont vous parlez, basées sur un principe d’autorité unitaire centralisateur, ennemi des libertés publiques et de toute indépendance, en perdant la monarchie, perdirent leur chef de route. Les efforts que firent ces grands corps constitués pour ramener le roi d’Anarche nous éclairèrent. Nos prêtres nous menacèrent de la colère divine. Nos militaires déclarèrent qu’ils veilleraient au maintien de la sécurité publique et nous protégeraient contre les éternels ennemis de l’ordre et de la société. Quant à nos magistrats, ils mirent en prison tout ce que l’autorité administrative leur envoyait. Un jour, le peuple d’Anarche s’aperçut que ses protecteurs constituaient en quelque sorte une société dans la société, que nos sorciers, nos héros, nos magistrats, nos administrateurs se tenaient comme se tiennent les doigts de la main. Ces nobles institutions nous apparurent comme de simples moyens de vivre sans travailler et de porter des habits extraordinaires.

– Eh quoi, m’écriai-je, n’avez-vous jamais vu la perruque du lord-chancelier et ne vous inspira-t-elle point de respect ?

– En fait de perruques, répliqua-t-il, je ne connais rien de supérieur aux nôtres. Elles tombèrent pourtant.

– Sous les coups des révolutions ?

– Non pas ; sous le simple effort du bon sens public et de l’accord des volontés. On ne vota plus de dépenses de guerre, ni de frais de justice, ni de subventions au culte. Tout tomba graduellement comme une ruine que sa vétusté achève. Quand nous eûmes un jésuite, il voulut un jour s’assurer du progrès de ses doctrines, et, rencontrant une jeune femme, il lui dit :

« Que pensez-vous de l’immaculée conception ?

– Je pense, répliqua cette aimable personne, que le moment est venu de planter les pois chiches. »

Vous devez imaginer, monsieur, ajouta Cucuba-Cababeo, que lorsque chez un peuple les dames en sont là sur une question aussi intéressante, il n’y a rien à faire pour la propagation des mystères et pour les doctrines d’État qui en sont le développement. »
 

ALCESTE

 
 

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(Ici s’arrête assez brusquement le manuscrit d’Alceste. Nous ignorons le reste des observations du capitaine Van Clutterbuck sur les lois, mœurs et doctrines de l’île d’Anarche et comment il quitta cette contrée originale. Si le public y prend quelqu’intérêt, l’auteur se décidera peut-être un jour à publier la suite de cette relation.)
 
 

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(« Alceste, » in Le Voltaire, deuxième année, n° 512, samedi 29 novembre 1879)

 
 

 

LETTRES DE PARIS

 

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XCIII

 

Paris, le 8 février 1881.

 

J’étais hier d’humeur bien sombre. Quoiqu’il me soit permis de m’abandonner ici, au jour le jour, aux impressions qu’autorise la familiarité de ces lettres, ce n’est pas une raison pour en abuser. J’étais donc bien résolu à me dérider un peu ce matin, eussè-je dû imiter l’individu qui se pinçait dans l’espoir de rire.

Le hasard me vint en aide en m’envoyant un de mes plus anciens amis, M. le capitaine Van Clutterbuck, membre de diverses illustres sociétés de géographie. La science doit à ce hardi navigateur la découverte de l’île de Lilliput, dont j’ai donné le récit jadis au Corsaire, et, plus récemment, l’exploration de l’île d’Anarche, que l’on croyait n’avoir existé que dans l’imagination de l’auteur de Pantagruel.

J’ai communiqué au Voltaire la relation complète de ce voyage, il y a environ dix-huit mois. Mais il s’en faut que la matière soit épuisée et, chaque fois que j’ai le plaisir de voir mon honorable ami, M. le capitaine Van Clutterbuck, l’île fameuse dont le roi fut chassé et réduit à devenir marchand de sauce verte revient dans nos entretiens.

Quand nous causons des incidents du jour, je ne manque jamais d’adresser au capitaine cette question : « Que se passait-il, en pareil cas, dans l’île d’Anarche ? »

C’est pourquoi, ce matin, la conversation étant naturellement tombée sur la question du divorce, je m’empressai de demander au capitaine Van Clutterbuck quels étaient, à ce sujet, l’opinion et les mœurs des Anarchiens.

« Je ne puis mieux faire, répliqua-t-il, que de vous répéter, mot pour mot, la conversation que j’eus sur cette intéressante question avec un des plus éminents personnages de l’île, M. Cucuba-Cababeo. »
 

*

 

« J’ai souvent fait cette observation, disais-je un jour à M. Cucuba-Cababeo, que les protestants étaient moins concubinages et moins brelandiers que les catholiques. Je ne voudrais pas affirmer que l’état des mœurs est une conséquence de tel ou tel culte, parce que ce langage n’est pas conforme aux usages de la bonne compagnie et pourrait, dans certains pays, m’attirer le désagrément de la corde ou de la prison.

Je puis cependant relever des faits connus. L’Italie, tout le monde le sait, est le pays le plus galant et le plus dévot de la terre. La madone y est vénérée avec concupiscence. La débauche, il est vrai, sous ses formes antiques et modernes, semble s’y élever à l’état d’aimable institution. Le ruffain y florit, comme il florissait sur votre boulevard italien aux beaux jours du dernier règne. Depuis Casanova, à qui les proxénètes de son temps offraient indifféremment une beauté parfaite ou un piccolo abbato, jusqu’à ce jour, c’est à peu près la même chose.

Comment se fait-il donc qu’en votre île d’Anarche, où il n’existe ni clochers, ni jésuites, ni bons frères, ni bonnes sœurs, ni cardinaux, vous ayez des mœurs ? Comment peut-on se permettre d’avoir des mœurs sans aller à l’église ? Vous avez donc ici quelque Saint-Office mystérieux, quelque Vehme occulte, qui veille sur l’honneur des maris ? À moins que vous n’ayez du petit-lait dans les veines…
– Du petit lait ! s’écria M. Cucuba avec indignation ; apprenez, monsieur, qu’il n’y a pas de peuple plus amoureux que le peuple d’Anarche ! Si vous aviez eu le bonheur d’épouser une dame d’Anarche, vous ne parleriez pas comme vous le faites. Je ne prétends pas nier absolument qu’il n’y ait dans l’homme un peu de polygamie, mais pas autant, au sens matériel, que le croit le vulgaire. On n’aime bien qu’une femme. Le tout est de rencontrer sa vraie femme… »
 

*

 

« Bon ! m’écriai-je, nous voici, jusqu’en Anarche, à la femme de mes rêves !…

– Non pas, cher Alceste, répliqua le capitaine, M. Cucuba m’expliqua ingénument la chose. Il s’agissait, au contraire, de la femme des réalités. Les Anarchiens sont gens positifs et de droit sens. J’en fis l’observation à mon interlocuteur. »
 

*

 

« Précisément, dit-il, et c’est à cette simple cause, à cette heureuse conformité que nous devons nos bons ménages et nos mœurs honnêtes. Mais comment êtes-vous parvenus à cette perfection ? me direz-vous… Nous avons, en cette île, un antithéologien. S’il était ici, il vous expliquerait qu’un des meilleurs moyens de ne pas perdre le sens moral et le sens commun est de ne pas placer sa conscience en dehors de soi ; de ne pas subordonner ses pensées, sa direction, ses actes à l’idée d’un être que l’on imagine, mais pour lequel, au besoin, on fait rôtir son prochain…

Notre habitude de vivre en dehors des hypothèses et des rêveries des thaumaturges et des métaphysiciens, de ne nier ni d’affirmer ce que nous ignorons, de nous incliner modestement devant ce que nul ne peut connaître et de cultiver notre jardin n’altère pas notre bon sens. Elle n’introduit pas dans nos veines le poison des surexcitations mystiques. C’est déjà beaucoup.

– Soit, mais pas assez, répliquai-je.

– La liberté fit le reste… Ici, le mariage est plus libre qu’ailleurs. Jamais un de nos contemporains de cette île n’aurait le mauvais goût de tuer sa femme, s’il s’en trouvait une qui eût la sotte fantaisie d’enfoncer une porte ouverte.

– Qu’appelez-vous porte ouverte ?

– La simple faculté de divorcer.

– La belle affaire !

– Vous en parlez, monsieur, fort à votre aise. Savez-vous bien qu’ici la chose ne fut pas aisée à arracher. C’était au temps où nous avions encore des rois et des sorciers. Ces derniers invoquèrent les rites et furent aidés par les juristes. J’ajouterai même qu’une certaine partie de la population se montra fort opposée à cette nouveauté…

– Quels étaient ces partisans des liens indissolubles ?

– Les hommes auxquels le plus spirituel des peuples occidentaux a donné un nom d’oiseau et qu’ils désignent sous le vocable harmonieux de coucou ou, par abréviation, cocu…

Je dois dire, ajouta-t-il avec modestie, que le nombre de ces oiseaux était considérable alors dans l’île d’Anarche. Nous avions le coucou sentimental, le coucou diplomate et le coucou effronté. Ceux de la première catégorie auraient craint de contrarier leur femme et de perdre ses bonnes grâces en acceptant la réforme. Les seconds la repoussaient en hommes trop fiers pour laisser croire qu’ils pouvaient avoir besoin de ce soulagement. Les troisièmes se trouvaient, au contraire, si heureux de leur condition qu’ils ne voulaient à aucun prix en sortir. Bref, le grand parti des coucous menaça un moment de l’emporter.

– Pour vous dire toute ma pensée, monsieur le capitaine, je gagerais que, partout où les peuples arriérés voudront introduire cette réforme, ils auront à lutter contre cette puissante faction. Les gens qui feront obstacle au projet de loi ne pourront être que des coucous des diverses catégories que je viens d’avoir l’honneur de vous indiquer. »
 

*

 

Le capitaine Van Clutterbuck me parut avoir été singulièrement frappé de la sagacité de son interlocuteur et de la profondeur de ce point de vue. Il ne put s’empêcher de m’avouer qu’il avait franchement adhéré à cette conclusion un peu hardie.

Tournant vers moi sa face pareille au soleil couchant septembral et son nez semblable à la petite trompe du tapir, il ajouta :

« J’ai regret de n’avoir pas communiqué à M. Léon Renault l’observation de M. Cucuba-Cababeo. Il en eût certainement tiré le plus puissant argument de son remarquable discours. »
 
 

–––––

 
 

(« Alceste, » in La Vérité, organe de la république démocratique, cinquième année, quatrième série, n° 1169, jeudi 10 février 1881 ; Alberto Savinio, « Pensiero ed Azione, » huile sur toile, sd)

 
 

LETTRES DE PARIS

 

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Paris, le 22 juillet 1882.

 

Quelque peu décontenancé par la tournure que prennent les événements, je cherchais quelque sujet d’entretien en dehors des incidents actuels, lorsque le hasard amena chez moi mon honorable ami le capitaine Van Clutterbuck. Je ne l’avais pas rencontré depuis sa découverte de l’île d’Anarche. Il m’en avait fait le récit. Mais comme les feuilletonistes, qui mettent au moment le plus intéressant le mot sacramentel : « La suite au prochain numéro, » le capitaine Van Clutterbuck m’avait laissé au milieu d’une conversation avec l’un des indigènes les plus distingués de l’île, M. Cucuba-Cababeo.

« Rien ne m’est plus facile, répliqua l’éminent navigateur, que de satisfaire votre curiosité. Voici en quels termes s’acheva cet entretien :

« En étudiant la civilisation en homme qui n’a pas l’honneur d’en faire partie, me dit cet insulaire, j’ai cru m’apercevoir que vos sociétés vivent, contrairement à ce qui se passe en Anarche, sur un ensemble de conventions. Des commentateurs de chimères qui prennent, je crois, chez vous la qualité d’Athéniens, assurent que la vérité de vos théâtres n’est pas la vérité vraie. C’est une vérité apparente, ajustée aux exigences du lieu et aux préjugés du public. Il m’a paru que la civilisation ressemblait sous ce rapport à une vaste scène. Elle vit sur des vérités conventionnelles.

Si je ne craignais de blesser vos oreilles occidentales, je dirais que la plupart de vos institutions ne sont que d’immenses boutiques où le trafic social…

– Permettez-moi, monsieur Cucuba-Cababeo, interrompis-je, il me semble que vous sautez d’une branche à l’autre. Qu’appelez vous, s’il vous plaît, nos vérités conventionnelles ?…

– Le fard dont se couvre la joue de vos femmes, le mystère qui enveloppe vos dogmes, l’appareil dont vous marquez vos vices et vos injustices. J’étais venu plein de foi et de sincérité parmi vous. Mon âme s’ouvrait à l’admiration. Mais à peine me fut-il donné de fréquenter vos rues, vos salons, vos temples. vos écoles, vos ministères, vos assemblées. vos cours, que je m’aperçus que cet ensemble de choses : mœurs, institutions, doctrines, n’étaient qu’une série de conventions. L’honneur n’était pas l’honneur, la charité n’était point la charité, la justice n’était point la justice, la probité n était pas la probité, la grandeur n’était pas la grandeur, la richesse n’était pas la richesse, la beauté n’était pas la beauté, l’amour n’était pas l’amour, la religion n’était pas la religion, la conscience même n’était pas la conscience.

– Qu’est-ce donc alors que tout cela ?

– Ce que vos grammairiens nomment des prosopopées. Ce sont des figures qui représentent des personnes absentes. L’honneur est tantôt le code du duel, tantôt un succédané de ce que vous nommez les honneurs. Votre charité est une profession ou une réclame. Quelquefois, comme en Angleterre, elle devient le palliatif à l’aide duquel le monopole masque ses rapines et ses spoliations. La justice est un arrêt bien ou mal rendu ; parfois une complaisance ou une insulte pour les pouvoirs publics. La probité consiste à s’abstenir de voler et à payer ses billets. La grandeur n’est qu’une situation ou un titre. La richesse, c’est avoir un hôtel, des chevaux, des gens, et souvent tirer le diable par la queue… La beauté, c’est une couturière, l’amour un négoce ou un plaisir, la religion une messe, et la conscience l’aliénation de son moi au profit de l’obéissance à quelque polisson qui vous gouverne…

– Ce que vous dites là…

– Au pays d’Anarche, nous n’avons pas comme vous deux consciences, une conscience humaine et une conscience théologale.La première nous suffit. Elle forme la base de nos mœurs, du petit nombre de nos institutions et du sentiment religieux qui remplacé chez nous les religions révélées. J’ai rencontré à Bucarest un savant qui prétendait que révélé signifie revoilé. Il faudrait donc dire : religions revoilées. C’est toujours comme au temps d’Isis. J’ai cru entrevoir que ces revoilations qui commencent aux temples et qui finissent dans les cartons de vos contributions indirectes, absolument comme les langes hermétiques qui cachaient la divinité, dissimulaient quelque chose que le vulgaire ne devait point pénétrer. »

Ici, je crus devoir interrompre le capitaine Van Clutterbuck.

« J’ai souvent, lui dis-je, constaté ces désinences. Mais je n’avais pas dépassé le domaine théologique, tandis que votre insulaire paraît établir en principe que nos civilisations reposent sur une série de revoilations. Après la revoilation de l’Église, viendrait la revoilation de l’État. Toutes les revoilations successives jusqu’aux contributions indirectes qui ne sont indirectes qu’afin que le contribuable, qui ne sait plus au juste où est sa conscience perdue dans la conscience théologale, ne sache pas exactement ce qu’il paie, quand le dogme des impôts lui a indirectement soutiré le plus clair de son revenu net.

– Je crois, en effet, répliqua le capitaine Van Clutterbuck, que telle était la portée de l’observation incongrue de M. Cucuba-Cababeo. Dans nos nobles patries, presque jusqu’à ce jour, les trois quarts des habitants étaient soigneusement entretenus dans la plus crasse ignorance. Les conservateurs comprenaient que toutes les revoilations sont emboîtées, comme les germes de Leibnitz, et ne voulaient rien déranger à ce bel ordre.

– Si l’on démaillotait votre civilisation, disait M. Cucuba-Cababco, il en résulterait une perturbation profonde parmi les revoilateurs. Ils seraient naturellement troublés dans la paisible jouissance des richesses mal acquises et des grasses fonctions qu’ils possèdent. C’est pourquoi, au temps de mes voyages, on tenait autant que possible à ce que les petits garçons ne fussent fessés que par les frères ignorantins.

– Mais nos pays protestants ?

– Valent un peu mieux. Le libre examen permet d’espérer que la revoilation de l’État y est moins absolue. On peut soulever un coin du voile. Avec patience et longueur de temps, ils pourront arriver à ce que la probité devienne la probité, la justice, la justice, etc., etc., etc.

– Certes, » répliquai-je.
 

*

 

« Quand je passai à Londres, reprit M. Cucuba-Cababeo, j’y fus présenté à un manufacturier de Manchester qui faisait quelque bruit dans le monde. Ce négociant avait entrepris de soulever un peu les langes de la revoilation en commençant par en bas, ce qui est parfaitement insignifiant, parce que le démaillotage montre toujours la même chose. Il avait entrepris de démontrer que la charité n’était pas la charité. Il prétendait même que c’est un moyen de mieux voler le pauvre monde en le bernant de phrases philanthropiques sur l’extinction du paupérisme et en lui distribuant des soupes sportulaires. Il prétendait que ces protecteurs du peuple n’étaient que des spoliateurs, et que la revoilation économique du système conservateur n’était autre chose que l’exploitation méthodique des travailleurs par les oisifs et les politiciens. Chiffres en mains, il prouva que le peuple mourait de faim et s’exilait parce qu’un certain nombre de gentlemen éprouvaient le besoin d’entretenir beaucoup de chevaux, de laquais et de danseuses, de vivre en princes et de pourvoir leurs cadets de sinécures coloniales. Bref, il ameuta contre les voleurs du grand monde qui enlevaient bon an, mal an, plus de deux milliards au peuple, tous les honnêtes gens du royaume. Il arracha un lambeau de la revoilation. En France alors, on l’eût emprisonné ou envoyé périr de la fièvre dans quelque contrée inhabitable. En Russie, on l’eût jeté aux mines de la Sibérie… »
 

*

 

« Ce négociant n’était pas d’ailleurs homme à reculer devant la vérité. Il démontra que les hautes classes de son pays se composaient généralement d’hommes fort peu au-dessus de la médiocrité, ligués pour la spoliation de leurs concitoyens. Il démontrait non moins clairement que la gloire n’est pas la gloire, que la protection n’est pas la protection ; que l’armée permanente, la marine militaire, ne servent qu’à élever des généraux célèbres et retombent, d’un poids accablant, sur le peuple. Les pauvres diables que l’on jette aux canons paient de leur sang les galons de l’illustre guerrier qui a conduit beaucoup d’hommes à la boucherie.

Après avoir excité de toutes ses forces à la haine des citoyens contre les aristocrates, bravé les puissances et attaqué la gloire de Wellington lui-même, ce vaillant débrideur de vérités fit capituler le gouvernement et le Parlement, obtint une réforme et reçut une récompense nationale de trois millions pour réparer ses petites affaires négligées pour une telle entreprise.

– Voilà ce qui me surprend, répondis-je. Je m’attendais, comme de juste, à ce que votre homme fût pendu. Comment se nommait-il ?

– Richard Cobden. Il fit école. Son idée traversa le détroit. Mais, en France, pays de révoilation intégrale, ces doctrines manquaient de saveur. Le populaire croit beaucoup plus aux vertus de l’eau de la Salette pour guérir la fièvre qu’au sulfate de quinine. La multitude était d’ailleurs occupée à d’autres affaires. La République troublait l’ordre moral en soulevant les bandelettes de la révélation monarchique. Elle prétendait, comme un Italien du nom d’Alfieri, qu’il n’y a aucune différence entre tyrannie et monarchie, que le dernier terme masque le premier, et que les lois, n’ayant jamais une autorité indépendante de celle du prince ou du dictateur parlementaire, ne servent qu’à tromper le peuple en le faisant douter de son esclavage.

Les révélateurs, ou conservateurs, profitant du malheureux goût du peuple français pour les miracles et les doctrines subversives que cette tournure d’esprit introduit jusque dans les questions économiques, résolurent de sauver la société, c’est-à-dire la révélation de ses mystères. Les armées permanentes, dont parlait M. Cobden, ont leur utilité dans ces occasions. Elles servent à nous suicider, disait un original du nom de Paul-Louis Courier, vigneron à la Chavonnière, et quelque peu cousin, j’imagine, de ce manufacturier de Manchester, dont je vous parlais tout à l’heure. L’armée fit son devoir. La France avait un sauveur que je laissai en train de l’étrangler lorsque je quittai cet aimable pays.

Vous m’avez dit que depuis elle avait été battue, selon les lois de la logique, qu’elle avait recommencé d’arracher les voiles, mais que, parmi les braillards qui criaient le plus fort, on apercevait un gros garçon qui déjà se préparait au rôle de sauveur. Sous couleur de réforme, il travaillait avec fureur à remettre en place les voiles de l’État. Il cherchait, comme toujours, par quel moyen, à l’aide du Parlement et de l’armée, il pourrait proprement égorger les gens qui ne veulent pas se laisser protéger…

– J’aimais assez le ton simple et aisé de cet honnête insulaire, ajouta le capitaine van Clutterbuck. J’aimais sa manière d’envisager les conséquences des religions révélées, engendrant une série de revoilations successives, depuis la monarchie jusqu’aux Parlements et aux armées, depuis les traités de commerce jusqu’aux impôts. Il y a dans les castes administratives, judiciaires et policières des États européens des révélateurs de première force. Saint-Arnaud et Morny furent aussi des révélateurs. Le comte de Chambord, qui parlait jadis de rassurer les bons et de châtier les méchants, s’exprimait comme Moïse lui-même. Et M. Gambetta renvoilera tout ce qu’on voudra.

– Mais enfin, dis-je en terminant cet entretien, qu’y a-t-il, à votre sens, sous la revoilation religieuse, politique et sociale ? »

– J’ai ouï dire, répliqua M. Cucuba-Cababeo, que les prêtres égyptiens ne démaillotaient jamais Isis. Si l’Isis moderne était décousue, comme une momie du temps des Pharaons, je pense qu’au lieu d’une déesse, on trouverait sous les bandelettes sacrées une simple pièce de monnaie, symbole plus exact du monde tel qu’il est qu’une statue de la Justice ou de l’éternelle Beauté… Sous toutes les latitudes, la terre et les cieux crient à l’homme : PAYEZ !

– Nous le verrons bien dans quelques jours à la discussion du budget, » dis-je en prenant congé de l’illustre capitaine Van Clutterbuck.
 
 

–––––

 
 

(« Alceste, » in La Vérité, organe de la république démocratique, cinquième année, quatrième série, n° 1696, lundi 24 juillet 1882)