Son pavillon en berne, le yacht à vapeur la Rieuse filait parmi les banquises dans la nuit lumineuse des mers du pôle. On eût dit d’un vaisseau-fantôme : mornes, front baissé, les matelots erraient sur le pont ; car le deuil régnait à bord ; le joli yacht ramenait un cercueil.

Il y avait trois mois juste que la Rieuse était sortie du Havre, gaiement bariolée de pavillons et emportant, au lendemain de leur mariage, le comte Roger de Mordane et sa femme, une petite poitrinaire, frêle comme une fleur. Sans doute, l’espoir d’une guérison sous la brise vivifiante du Nord avait présidé à cet étrange voyage de noces. Le comte s’était trompé : maintenant, tout était fini.

Dans la cabine battue des vagues, sous la lueur tremblante de deux bougies, la petite comtesse, parmi les dentelles blanches de sa couchette, semble dormir. Affaissé auprès d’elle, Roger ne pleure même plus ; il s’efforce de prier, fermant les yeux pour revoir, en une vision ineffable, sourire la blanche adorée.

Oh ! certes, cette âme d’enfant rayonnait ailleurs ! Mais le corps, le pauvre corps si frêle, qu’en ferait-on ? Le ramener dans la terre de France, impossible ; l’abandonner à la mer, en proie à tous les monstres d’en dessous, oh ! cela, jamais !

Une affreuse mélancolie envahit le cœur de Roger, à la pensée du cercueil. Il songe que la chair ne saurait être immortelle et qu’il faut sangloter un adieu sans espoir sur ces lèvres pâles et ces yeux clos, dont il se rappelle les câlineries et les sourires pour toujours envolés. La race des hommes futurs ne connaîtra pas les traits de cette morte.

Eh bien ! si. – La sépulture que Roger rêve, il l’a trouvée : une tombe de glace. Il la confiera, la pauvre morte, au seul élément qui assure une immortalité pour les corps.

En ce désert solennel du pôle, des siècles passeront sur la neige inviolée sans qu’une parcelle du cadavre se transforme. Et si, après des millions d’aurores, après des cataclysmes imprévus, la morte reparaît aux yeux des hommes, ils rêveront que, dans la nuit des vieux âges, cette femme-là fut aimée.
 

*

 

Un soir, comme Roger se promenait sur le pont, il aperçut à l’avant de la Rieuse une grande île. Sur son ordre, on aborda dans une anse qui échancrait la base d’un glacier.

Alors, devant les matelots rangés en haie, et le front nu, Roger fit porter à à terre le petit cadavre voilé d’un linceul. On le descendit dans une crevasse du glacier, que deux hommes comblèrent avec de la neige.

Quand tout fut achevé, Roger, très pâle, se rembarqua ; comme le yacht dérapait, il monta sur la hune d’artimon et, jusqu’à l’heure où la nuit se ferma, il resta debout, les cheveux au vent, regardant s’atténuer dans la brume le pic blanchâtre où la pauvre morte dormait pour son premier soir, abandonnée dans le silence du pôle en sa couche de glace.

Et Roger pensa de nouveau aux siècles futurs où elle apparaîtrait aux yeux des hommes. Mais une pensée secrète, inavouée, le consolait et l’hallucinait tout à la fois : la pensée que lui-même pourrait revenir, fouiller le pic de glace et la revoir !
 

André Godard.

(Revue des Journaux et des Livres)
 
 

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(André Godard, « Variétés, » in Le Petit Courrier, démocratie, autorité, huitième année, n° 261, mercredi 29 octobre 1890 ; in La Gazette de Château-Gontier, nouvelles de l’Ouest, journal politique, littéraire, agricole et commercial, dix-septième année, n° 3, jeudi 11 janvier 1894 ; « Variété littéraire, » in Stamboul, journal quotidien, politique et littéraire, quatre-vingtième année, n° 201, vendredi 2 septembre 1898)