VII

 

Le crépuscule suprême

 
 

L’hiver vint, tout de suite brutal et féroce. La neige tomba toute une nuit en flocons serrés et ne fondit plus, et les paysages reprirent leur apparence infinie et monotone, avec des horizons perdus dans une blancheur qui unissait le ciel à la terre. Puis le froid éclata : le Fleuve se couvrit de glace, et des icebergs se promenèrent sur la mer, toujours plus nombreux, se collant les uns aux autres, formant des îles monstrueuses qui dévoraient l’eau, effaçaient le bleu des vagues, immobilisaient leur fluidité en un vaste continent, blanc. Terre, mer, ciel, tout était blanc et mort pour de longues semaines.

Il fallait pourtant vivre, car la venue de l’hiver qui désolait Har et Fléa n’avait pas éteint dans leur âme la flamme immortelle, le désir ardent de vivre et de s’aimer. Ils tentèrent donc le prodige de vaincre une fois de plus la nature ennemie, confiants en la force de leur passion. Har descendit chaque jour vers le Fleuve percer la glace et pêcher le poisson. Puis il allait couper le bois, mais ses forces suffisaient à peine à ce travail, et Fléa ne pouvait l’aider. Qu’une tempête survînt, et la mort par le froid et la faim les saisirait. Malgré ce danger suspendu sur leur tête, malgré la fatigue de leur vie, ils ne désespéraient point et s’estimaient heureux.

La récolte du bois devenait plus difficile. Les arbres manquaient aux environs de la caverne ; Har devait s’éloigner chaque jour davantage et voyait avec terreur s’approcher le moment où la tâche dépasserait ses forces. Un soir, il dut diminuer le feu pour le faire durer toute la nuit ; le splendide foyer se réduisit à un modeste faisceau de flammes rouges qui jetaient une triste clarté et laissaient pénétrer le froid. Har et Fléa, blottis l’un près de l’autre au fond de la caverne, cherchaient à se réchauffer et à conserver quelque espoir, mais leur amour était impuissant contre la force aveugle des choses. Autrefois, aux premiers siècles de l’humanité, des êtres avaient aussi fui dans les grottes et s’étaient protégés par le feu contre le froid des glaciers quaternaires, mais ils étaient sauvages encore, inconscients de leur moi et de leur avenir sublime, tandis que ces deux malheureux des derniers temps connaissaient leur passé de gloire et souffraient de la décadence irrémédiable en leur âme perfectionnée par des siècles de grandeur.

La nuit passa, longue et douloureuse, entrecoupée de courts sommeils, de réveils inquiets, de caresses passionnées et de baisers où le sentiment de la mort mettait une brûlante fièvre. À l’aube, le feu agonisait. Ils étaient revenus, les jours de détresse et d’épouvante, où le fantôme de la mort errant sur la Terre dépeuplée s’approchait de la caverne comme le lion sentant une proie rôdait jadis autour des abris troglodytes ; et la mort, invisible et silencieuse, était plus terrible que le fauve rugissant et secouant son épaisse crinière. Har tenta un effort suprême : il saisit sa hache et s’élança au-dehors, courant sur la neige dure. Il se dirigea vers le nord, et son œil sondait les profondeurs de l’horizon, avide de découvrir l’arbre sauveur, mais l’immensité blanche s’étendait partout sans une ombre. Il allait toujours, précipitant ses pas, s’arrêtant parfois sur les collines pour inspecter les alentours, puis reprenant sa course haletante et fiévreuse. Le froid était vif, plus cruel encore grâce au vent qui chassait les nuages et montrait par places des taches d’azur, mais Har ne sentait pas la brûlure de l’air glacé, tout entier à son idée de sauver Fléa.

Tout à coup, dans une dépression entre deux collines, une silhouette noire se dressa, celle d’un jeune sapin ; Har s’élança, criant de joie… Ils n’étaient pas plus heureux, les antiques explorateurs, lorsqu’ils découvraient de nouveaux continents et voyaient l’océan se peupler d’îles d’émeraude ruisselantes de soleil. L’arbre misérable abaissait ses branches d’un air mélancolique, et les premiers coups de hache firent frémir le tronc amaigri qui bientôt vacilla, car le bûcheron travaillait avec une vigueur merveilleuse. Enfin, le sapin poussa un plaintif craquement et se coucha sur la neige ; Har le saisit par ses rameaux, comme un guerrier mourant traîné par la chevelure, et se remit en chemin. À sa joie sauvage succédait à présent une pesante inquiétude lorsqu’il songeait à Fléa. Aurait-elle pu supporter ces heures glaciales autour du foyer éteint ? Il aurait voulu voler vers la caverne avec la vitesse du vent, fuir comme le nuage emporté par la tempête ou comme le bolide qui, dans la nuit d’août, décrit un arc fulgurant ; que n’avait-il les machines anciennes qui soulevaient l’homme dans les airs ou les inventions miraculeuses de l’apogée qui supprimaient les lois de la pesanteur et transformaient la matière en énergie ! Mais une dure nécessité l’attachait au sol, et ses pieds fatigués n’avançaient qu’avec une désespérante lenteur.

Enfin la demeure apparut, ouvrant sur la neige environnante son couloir obscur ; au-dedans, des ténèbres froides régnaient. Har ralluma le feu et vit Fléa étendue immobile sur un lit de mousse, telle qu’il l’avait aperçue pour la première fois au début de l’été ; à genoux auprès d’elle, il toucha ses mains glacées, écarta ses cheveux aux reflets d’airain, et les yeux de la jeune fille s’ouvrirent, fixant sur son sauveur un regard empli de tendresse et de reconnaissance. Ses lèvres mêmes remuèrent faiblement, mais aucun son ne s’en échappa. Elle hésitait ainsi entre la vie et la mort… Har, épouvanté, jeta tout le bois dans le brasier, et les flammes crépitèrent, le froid chassé s’enfuit de la caverne qui s’anima comme en été, mais trop tard. Ni la chaleur du feu, ni les paroles passionnées de Har, ni ses caresses ne réveillaient dans la jeune fille la vie finissante. Sa bouche ne pouvait s’ouvrir, ses mains ne pouvaient bouger, et sa tête reposait inclinée sur ses cheveux magnifiques ; seuls ses yeux brillaient encore, dernier signe de la vie : ils exprimaient en leur langage muet ses regrets de partir et son indestructible amour. Puis les paupières alourdies tombèrent, les longs cils frémirent et la poitrine cessa de se soulever et de s’abaisser en un rythme toujours égal.

Har comprit que la mort avait triomphé. Éperdu, il se jeta sur ce corps chéri qui n’était plus qu’un cadavre, pressant contre son cœur ce sein qui avait palpité pour lui, couvrant de baisers et de larmes ce visage adoré, ces paupières transparentes, ces lèvres, ces mains douces et si fragiles. Il pleurait, il sentait tout son être s’amollir et se fondre, il croyait lui aussi quitter la vie odieuse de la Terre ; mais la mort ne voulait pas le prendre encore, et, après la première douleur, il se retrouva vivant auprès de Fléa inanimée. Alors, une rage le saisit, une haine contre toutes les choses, car toutes étaient cruelles, ennemies de l’homme, associées pour sa perte, et surtout il détestait cette caverne redevenue un cercueil. Fou de colère, ils se précipita au-dehors. Le vent avait cessé, et un ciel bleu pâle couvrait la Terre de sa transparence ; le Soleil descendait vers l’occident, énorme disque orangé sans rayons.

Har ne voyait rien de tout cela. Morne et abattu, il marchait vers l’ouest, incapable de penser, souffrant seulement comme un animal blessé. Il traversa les collines et les plaines blanches jusqu’au rivage de la mer et s’arrêta. La mer immense et glacée ne différait de la terre que par l’absence de toute ondulation, et le Soleil plus proche de l’horizon rougeoyait, amassait autour de lui des vapeurs violettes et jetait sur la glace des nuances éphémères roses et bleues qui chatoyaient comme des cascades de gemmes. Har regardait ce dernier coucher de l’astre sans en voir la beauté, car en lui vivait une seule idée, celle de la mort de Fléa.

Peu à peu cependant, son esprit s’élevait au-dessus de ce malheur, au-dessus de sa propre infortune, jusqu’au sentiment de la mort de l’humanité. Et les récits du vieux Nomb renaissaient de sa mémoire, les siècles et les millénaires déroulaient leurs tableaux innombrables et précipitaient leur course en un éblouissant vertige : forêts luxuriantes, naissance de l’homme, découverte du feu, usage des métaux, conquêtes de la science, splendeur des arts, guerres atroces, paix universelle, perfection de l’âme, paradis de l’apogée, amertumes de la décadence… tout passait en un défilé héroïque, cortège des choses disparues qui ne renaîtront plus et qui périront à jamais avec la pensée de celui qui les évoque. Har se posait alors la question primordiale : « À quoi bon ? »

Il voyait l’homme misérable, avide de créer des enfants, répandre la vie autour de lui comme le pollen qu’emporte la brise, et la vie pullulait sur la Terre, innombrable et fourmillante, et les races se multipliaient, insatiables dans leur désir de produire… À quoi bon ? Il voyait l’homme s’unir par troupes plus nombreuses que les bandes des loups et les vols de corbeaux pour attaquer ses frères, verser à flots ce sang estimé si précieux, se battre avec rage, souffrir la faim et des blessures horribles pour changer le maître de quelques champs… À quoi bon ? Il voyait l’homme décomposer la matière, arracher ses secrets à la nature, commander à l’énergie, asservir l’espace et braver le temps… À quoi bon ?

À quoi bon tout ce qui avait été fait, tous les efforts, toutes les pensées, toutes les douleurs, toutes les inventions ? Et les dieux adorés dans les temples, les rois flattés dans les palais, le luxe inouï et les sanglots de l’indigence, les rêves des philosophes, les tortures des passions et des maladies, et l’argent, l’or, la justice, l’ambition, l’amour, la jalousie, le vrai, le beau, le bien… À quoi bon ? Toutes ces choses aboutissaient au tombeau. Les hommes, à l’heure où la mort les appelle, avaient souvent compris le néant de leur vie, mais ils se consolaient en songeant à la postérité. Har, lui, savait bien que c’était là vanité, suprême illusion, rêve d’un rêve, car il était le dernier homme, et après lui rien ne subsisterait. Rien ! Pas même le génie, pas même l’innocence. L’âme de celui qui avait mesuré le ciel ou créé la matière vivante se retrouvait avec l’âme de l’idiot et du débauché aux portes du néant, et tout disparaissait dans le gouffre noir, dans la gueule vorace qui engloutit les mondes. Pourquoi ? Pourquoi cette monstrueuse iniquité ? L’homme divin avait cru résoudre l’énigme du sphinx… Insensé ! L’homme agonisait, et l’énigme demeurait éternelle. Nul ne saurait pourquoi quelque chose existait, à quoi servaient la pensée, la force, la matière, le temps, l’espace.

Har regarda autour de lui. Le Soleil atteignait l’horizon. Alors, la surface immense de la glace s’enflamma, et toute la mer parut rouge, comme un océan de rubis ; le flamboiement se perdait dans l’infini, et la neige rosissait, le ciel s’empourprait, toute la nature resplendissait d’une fantastique lueur rouge. Puis l’astre qu’aucun œil humain ne verrait plus s’enfonça sous la glace qui pâlit, devint rose, blanche, comme le linceul de neige ; le ciel aussi modifia ses couleurs, se vêtant de pourpre foncé et de violet éclatant, enfin de lilas et d’indigo. Alors, Vénus flamboya à l’occident, et une à une les étoiles étincelèrent, Aldébaran, les flammes orangées de Bételgeuse, et les scintillements de Sirius. Har sentait la nuit descendre en son cœur comme sur le monde. Il n’avait pu deviner l’énigme universelle, pas plus que ses milliards d’aïeux, et comme eux il allait mourir désespéré. Alors, il se coucha sur la neige et s’endormit dans le froid épouvantable. Il s’endormit, et jamais le réveil ne souleva ses paupières.
 

*

 

Ainsi mourut l’humanité. Mais la vie palpitait encore dans le monde des végétaux et dans les abîmes de la mer. Le froid s’accrut, les hivers devinrent si terribles qu’ils tuèrent les pâles étés, une seule saison régna, et plus jamais les neiges et les glaces ne fondirent. Les poissons périrent alors, et avec eux les races inférieures des mollusques, des brachiopodes, des spongiaires, des amibes ; là-haut, le froid fendit les troncs et gela les sèves, les arbres cessèrent de croître et furent des cadavres debout dans la tempête ; toute vie disparut, et la Terre morte se promena comme un immense cercueil.

Rien n’avait arrêté la merveilleuse ascension de l’homme vers la perfection, rien n’arrêta les progrès du froid conquérant. L’atmosphère se liquéfia, et de nouveaux océans d’oxygène, d’hydrogène et d’azote, furent la robe bleue de la Terre, mais océans sans vie, jamais parcourus par d’intrépides navigateurs, ni par la phosphorescence des salpes ou l’arc-en-ciel des méduses. Et ces mers, elles aussi, se couvrirent d’une glace étrange et se solidifièrent jusqu’en leurs abysses, et la Terre fut alors une sphère très dure à la surface transparente, un diamant roulant sur son orbite inchangée. Là-bas, dans Vénus et dans Mercure, la vie subit le même sort, et dans le Soleil obscur naquirent et resplendirent des civilisations parfaites qui connurent à leur tour la décadence et la mort.

Ainsi le système solaire, plongé dans les ténèbres et le silence, continuait dans l’espace ses mouvements mécaniques éternels. Et plus loin, au travers de l’immensité, brillait toujours la Voie Lactée et les flammes des astres, ignorants de la Terre et de son histoire, et dans l’infini les mondes naissaient et mouraient par myriades, jouets impuissants de la Vie aveugle et formidable, étincelles éphémères jaillies du feu de l’Éternité.
 
 

FIN

 
 

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(Ch. de L’Andelyn, in La Semaine littéraire, trente-cinquième année, n° 1732, samedi 5 mars 1927 ; repris en volume, Genève : Alexandre Jullien Éditeur, 1931)