Le soir, dès que venait de s’effacer sur l’horizon d’ouest la dernière gloire écarlate et triste du soleil, les bêtes verticales s’empressaient de regagner leur caverne, et là, sur le sable sec, parmi la tiédeur des fourrures et dans la douce chaleur projetée des flammes, elles goûtaient la joie de se repaître en paix et le bonheur dont elles s’émerveillaient d’avoir, tout un long jour encore, échappé aux innombrables dangers dont les avait menacées la nature marâtre et la vie plus impitoyable encore.

L’hostilité des fleuves, l’inclémence du ciel et de la terre, et la rage folle dont tant de monstres s’étaient acharnés après lui, la poursuite des chats et l’insidieuse attaque des reptiles, c’était ce que revoyait le mâle, assis devant le feu et songeur, tandis que la femelle maintenant repue s’endormait sur son lit de feuilles en allaitant ses petits, ou que ceux-là se roulaient en criant comme de jeunes bêtes ou venaient grimper sur ses genoux.

Puis lui-même glissait au sommeil et, la nuit, cependant que la pluie fouaillait de son monotone crépitement la robe des forêts ou bien que l’immense sérénité du clair de lune s’étalait en tapis de silence, brusquement il lui arrivait de s’éveiller, de se redresser, de 
courir à l’entrée de l’abri pour écouter longtemps la vaste et confuse respiration dont haletait le monde.

Derrière lui, près de la pourpre immobile des dernières braises, la femelle et les petits dormaient en tas ; en avant, sur le ciel étincelant d’une poussière d’astres ou tendu d’un rideau de pluie, 
la grotte découpait son porche étroit ; tout en bas, l’eau d’un fleuve clapotait inlassablement contre des récifs ; à travers les savanes, des bêtes prudentes se glissaient, en marche vers les 
abreuvoirs, des antilopes, des hémiones, des buffles, les chats qui vont par bondissements furtifs et les bruyants mastodontes qui voyagent par familles, sans peur, écrasant tout sous leurs pieds et la trompe en bataille. Plus loin, et là où s’étalait sur le monde la toison des forêts éternelles, il discernait le rugissement des lions en chasse, des rampements de reptiles, le cri d’agonie du cerf saisi par le saurien ou le hennissement du cheval fuyant devant le tigre.

Et frissonnant de toute la mystérieuse horreur éparse, sur la pointe des pieds, comme s’il eût redouté de déceler sa présence et d’ajouter un bruit à tout ce lointain tumulte des duels, des chasses et des meurtres perpétrés sous le ciel impassible, il se glissait vers l’entrée du refuge, incliné, ses deux mains crispées sur sa massue prête à s’abattre.

Tout était calme ou, du moins, coutumier. Le lion mangeait le buffle, le crocodile happait la biche et le python étouffait l’antilope, mais c’était là le rythme habituel de toutes les nuits qu’il avait déjà vécues, la tessiture bien connue des clameurs, des tumultes, des appels désespérés ou des hurlements de triomphe que la mort et la vie brodaient sur le silence des heures nocturnes, avec le grondement des eaux rapides, la chanson du vent dans les feuilles, la musique chuchotée des brises ou le fracas du tonnerre.

La tête en avant, l’œil agile sous la protubérance du sourcil, il scrutait tout cet inconnu de l’espace, puis, rassuré, il rentrait à reculons, jetait une brassée de bois sur les braises mourantes et se recouchait sur son lit de peaux où s’endormir dans un bâillement.
 

*

 

Une fois, pendant les derniers beaux jours, et avant que ne soit revenue la saison froide, un grincement bizarre le redressa sur sa couche. D’abord, cela s’était dessiné sur le fond de son rêve et sans qu’il y prît garde, un grattement coupé de souffles, de soupirs et de bruits de griffes glissant sur la roche.

Assis, il écouta. C’était dehors. Sur la berge du fleuve, dressant leur tête vers la caverne au porche auréolé des reflets du feu, des bêtes s’étaient rangées, terribles et redoutables, les seules qui, comme lui et les singes, savaient se tenir debout et se hisser au long des falaises : les ours des rochers, les grands fauves que la froidure ramenait vers les basses terres, qui revenaient vers leur logis, furieux de le trouver occupé. Déjà, l’un d’eux s’enlevait vers la grotte, retombant en lourdes glissades, grognant de ne point retrouver, à leur ancienne place, les saillies en gradins et les aspérités en paliers que l’homme avait passé des jours et des jours à ruiner, les battant sans répit de sa hache de silex.

Lui reflua, réveilla la femelle et disposa ses armes : la massue, les épieux à tête de pierre. Tremblants, les petits s’étaient terrés au fond de l’antre et la femelle se désordonnait, des larmes dans ses yeux et des cris déjà sur ses lèvres.

Lui négligea de parler mais, d’un geste, intima le silence. Assis dans la porte, assez loin pour n’être pas vu, il songeait que l’ours n’arriverait jamais jusqu’à lui, tout chemin aboli, tout passage praticable soigneusement détruit.


Reconnu pour un mâle énorme, la bête ne pourrait que retomber, usant sa fureur en impuissantes tentatives. Mais si les ours ne pouvaient s’élever jusqu’à lui, astucieuses et vindicatives, ces bêtes le bloqueraient dans la caverne. Et après qu’on aurait épuisé les provisions, ce serait quand même la défaite et la mort, par la faim, la soif et le froid. Et l’homme préféra lutter. Il rampa, s’assura que le fauve ne progressait point, revint, jeta du bois sur le feu et prit sa tête en ses mains. Immobiles, de leurs yeux d’épouvante, la femelle et les petits le regardaient.

Rapidement, aussi rapidement que le lui permettait son esprit lourd et lent, mais pourtant rompu aux gymnastiques de la ruse, il envisageait l’action possible. Fuir ? C’était possible, mais où, vers quels périls nouveaux, vers quelle constante incertitude ? Le monde hostile, la forêt, ses embûches, les dangers à chaque pas renouvelés de la vie errante, sous le froid, la pluie et la neige… La force ? Il n’y fallait pas songer. Alors restait la ruse…

Mais laquelle ?… Il chercha. Et, avec l’eau du fleuve, le temps coula. Et à ses yeux distraits, sans qu’il parût s’en apercevoir, sur ce morceau du ciel que découpait le porche, les constellations s’effacèrent, noyées dans le rayonnement blême de l’aube. Ce fut l’aurore saluée des oiseaux, puis le plein jour, la méridienne éclatante, le soir doré. Quand l’ombre de la falaise s’allongea sur le rutilement du fleuve, il se montra sur le seuil. En bas, les ours veillaient, leur œil faux si mobile aux aguets.

L’homme mangea, jeta des bribes à sa nichée, puis s’empressa. Les peaux de bêtes sur quoi l’on dort, avec la pierre qui coupe, il les morcela en lanières qu’il noua, qu’il tressa en corde, à mesure s’assurant qu’elle était solide. Un nœud coulant la bouclant par un bout, il la fixa par l’autre à une pointe de roc et se frotta les mains.

Quand vint la nuit, sur le feu il disposa un savant échafaudage de branches et de rondins. Et, la tête au ras du sol, il commença d’attendre. Avec la lune au ciel reprit la vie de chaque soir, les aspects coutumiers et les drames habituels ; des lions rugirent, des plongées brusques agitèrent l’eau des mares, des courses éperdues froissèrent les herbages.

Les ours se levèrent, le mâle grogna de fureur et se reprit à la tentative d’escalade. Et, de la sorte, il put atteindre le palier qu’il n’avait pu dépasser la veille et duquel il lui faudrait encore retomber. Et il était là, droit, ses babines troussées sur ses crocs, et cherchant quelque aspérité de la pierre à quoi se cramponner, quand quelque chose, en sifflant, passa devant lui, qu’il voulut saisir : une forme longue et molle qui semblait un serpent. Sur sa patte, cela se serra brusquement et une chose nouvelle et pareille arriva, noire et souple, qui se posa sur ses épaules, remonta autour de son cou, se tendit brusquement d’une saccade dont il perdit le souffle. Il jeta un cri, dressa sa tête, tenta de se soulever d’un élan vers la forme humaine qu’il voyait s’agiter là-haut.

Mais, tout d’un coup, il ferma ses yeux. Une pluie rouge venait de s’abattre sur lui, des mouches incandescentes, des pierres, il ne savait quoi, qui s’arrêtèrent dans ses poils, imprimèrent dans sa chair des douleurs lancinantes et fugaces comme des piqûres d’abeilles, ou tenaces et profondes, horribles, jamais ressenties, et dont il hurla. Dans sa gueule ouverte, une poudre chaude s’engouffra, ardente, qui sécha sa langue, mordit son mufle, et brûla sa gorge.

Dans un grondement, il chancela, battit l’air, perdit pied, s’écroula.

Ah ! l’eau du fleuve, l’eau du fleuve coulant sous lui où se guérir de souffrir ainsi ! Dans sa chute, un choc l’arrêta, brutal, dont sa tête résonna, dont ses vertèbres faillirent se rompre. Et autour de son cou, il sentait la chose mystérieuse qui se resserrait insensiblement, qui l’étranglait, sciait sa peau, interdisait à l’air qu’il voulait boire avidement le chemin de sa gorge et la route de ses poumons. Il hurla, dansa, gémit. Chacun de ses mouvements resserrait l’étreinte. Bientôt, l’air lui manqua, un bruit de tempête emplit son crâne, paré de couleurs bizarres ; le monde se mit à tourner autour de lui, et bientôt il resta inerte et immobile, son dernier spasme apaisé.

Et cependant que, fous de terreur, fuyaient sa femelle et ses petits, d’en haut, la face plissée d’un rire silencieux, la créature le regardait se débattre et puis mourir, lui l’ours des rochers, l’ennemi formidable, dont le cadavre pourrirait à cette place, épouvantail qui éloignerait à jamais ses pareils du repaire où gîtait la plus terrible d’entre les bêtes : l’homme dont le corps est chétif, 
mais de qui la force est dans la tête…
 
 

–––––

 
 

(Charles Hagel, « Les Contes inédits de l’Écho d’Alger, » in L’Écho d’Alger, dix-neuvième année, n° 7446, mercredi 26 février 1930. La première version de ce texte est parue sous le titre : « Aux Temps premiers » dans L’Afrique du Nord illustrée, grand journal hebdomadaire, vingt-et-unième année, nouvelle série, n° 254, samedi 13 mars 1926. Illustration de Zedněk Burian)

 
 
 

AUX TEMPS PREMIERS

 

–––––