Quand la mère Martin sentit qu’elle allait plus mal, elle supplia son homme d’acheter une concession au cimetière, car cela l’aurait chagrinée de penser qu’on la mettrait dans la fosse commune.

Le père Martin ne fit pas trop la grimace. Il se rendit chez le maire et signa un acte qui lui donnait trois mètres carrés de terrain, moyennant trente francs.

Huit jours après, on enterra la vieille. Le père Martin la vit descendre dans le trou, puis il alla prendre un verre, pour se remettre le cœur d’aplomb, et il se hâta de regagner son hameau pour donner à manger ses vaches, car il ne faut pas que les morts fassent oublier les vivants.

Quelques mois s’écoulèrent. Un beau jour, le fossoyeur, en s’occupant d’arracher l’herbe qui envahissait une allée, remarqua quelque chose qui sortait de terre, juste au milieu de la concession où reposait la mère Martin. C’était un chou.

Petit chou devint grand. Un matin, le fossoyeur ne le vit plus, mais il en vit deux autres qui poussaient à côté, et qui se dépêchaient de le remplacer. Alors, il alla informer le maire de sa découverte.

Le maire, gros rougeaud à la fois paternel et bourru, bon enfant, mais autoritaire, fit appeler le père Martin, et, le regardant dans les yeux :

« Voyons, lui dit-il à brûle-pourpoint, qu’est-ce que c’est que ça ? Il vient des choux sur la tombe de ta femme, à présent ?

– Il vient des choux ? répéta le vieux. Je ne sais pas, moi… C’est possible… mais je ne sais pas.

– Allons, pas de blague ! s’écria le maire. Il pousse des choux, parce que tu les plantes, et tu les plantes pour les manger, voilà !

– Eh bien, après ? dit le père Martin, sentant venir l’orage et s’apprêtant à défendre ses légumes.

– Eh bien, après, je t’ordonne, moi, de cesser cette culture, tu entends !

– Oui, j’entends, monsieur le maire. Mais, sauf vot’ respect, le terrain est pas à vous, il est à moi, et vous le savez bien, puisque c’est vous qui me l’avez vendu. Et j’ai payé le prix, j’ai la quittance. Donc, c’est ma propriété, et, dans ma propriété, j’ai le droit de faire ce que je veux. »

Le maire, malgré tous ses efforts, ne put le faire sortir de là. Le vieux répétait toujours, avec une obstination inébranlable :

« C’est ma propriété. J’ai le droit d’y faire ce qui me plaît. »

À la fin, impatienté, rouge de colère, le maire s’écria :

« Mais, sacré cochon, tu ne comprends donc pas que c’est dégoûtant ce que tu fais ? Ces choux, c’est le cadavre de ta femme qui les nourrit, et quand tu les manges, c’est ta femme que tu manges. »

Le père Martin resta quelques secondes interloqué et un peu effrayé, non que le reproche du maire le touchât d’un remords, mais, pendant un instant, il se demanda si un pareil argument n’était pas capable de le faire poursuivre en justice. Mangeur de sa femme ! Diable ! Qui sait si les juges condamnaient ces choses-là ?

Heureusement, une idée qui lui sauta dans la tête le rassura soudain, et, se campant devant son adversaire, il s’écria :

« Ah ! je mange ma femme ! Et toi, bougre de cafard, tu vas bien à l’église manger ton Dieu, tous les ans, à Pâques !… Si tu manges le bon Dieu en cérémonie, moi, je peux bien manger ma femme sans cérémonie, peut-être ! »

Le maire était en effet le dernier catholique pratiquant de sa commune. Il vit qu’il n’aurait pas le dernier mot, et, ne voulant pas se disputer :

« C’est bon, dit-il ; fiche-moi le camp, vieil entêté ! Mais si tu continues avec tes choux, sois sûr que ça ne se passera pas comme ça ! Je ne veux pas sévir sans consulter d’abord mon conseil municipal ; mais après, gare à toi ! »

Justement, les conseillers devaient se réunir le dimanche suivant. Dès qu’ils furent à la mairie et que la séance fut ouverte, le maire fit le procès des choux funéraires du père Martin. Les conseillers furent d’accord pour trouver que cette culture était un scandale, qu’il fallait faire cesser. Mais à ce moment, on vit le délinquant entrer dans la salle.

Sur sa demande, il fut autorisé à s’expliquer.

« Mes bons messieurs, commença-t-il, voici l’affaire. Vous savez que je ne suis pas bien riche. Cette concession au cimetière m’a coûté trois belles pistoles bien sonnantes. Or, quand on met l’argent quèque part, faut bien qu’il rapporte ; ça, c’est la règle, pas vrai, mes bons messieurs ? Je sais que l’habitude n’est pas de planter des choux sur les tombes. Mais moi, je me suis dit : On y sème bien des fleurs, qui sont bonnes à rien. Pourquoi qu’on n’y sèmerait pas des légumes, qui, au moins, servent à quèque chose ?

M. le maire a été jusqu’à me dire que je mangeais ma femme. Eh ! mon Dieu, si elle pouvait savoir, la pauvre vieille, croyez-vous qu’elle serait pas contente, de penser qu’elle est encore utile dans son trou ? Si, si, elle serait contente, car c’était une brave travailleuse, et qui avait de l’ordre, mes bons messieurs. Enfin, même si on n’est pas de mon avis, on peut pas m’interdire de cultiver mon terrain, car alors y aurait plus de propriété. V’là mon acte d’achat, v’là ma quittance, avec la signature du précepteur. La concession est à moé, et personne peut dire le contraire. Regardez ! »

Il agitait ses papiers, il les mettait sous le nez des conseillers. Et ce geste lui assura la victoire, car ils étaient tous propriétaires et cultivateurs, et ils avaient non seulement la religion, mais la superstition de la propriété.

Le maire eut beau expliquer qu’il y a une police des cimetières, ils furent d’avis que le père Martin avait tort, mais qu’on ne devait pas l’empêcher de planter des choux, parce que c’eût été porter à son droit de propriétaire une atteinte grave et donner ainsi le mauvais exemple.

Le père Martin, vainqueur, continua donc. On allait voir ses choux par curiosité. Ce qui d’abord avait choqué amusa, et l’on riait de bon cœur en en parlant. Bientôt, certains convinrent tout bas qu’après tout, ce sacré père Martin n’était pas si bête.

Un jour, une femme s’enhardit : sur la tombe de son vieux père, elle sema de la salade, et elle disait, pour s’excuser, que ce n’était pas pour elle, mais pour ses lapins.

Puis une veuve, sur le corps fraîchement enseveli de son cher mari, fit pousser des oignons. Cette plante lui avait paru la plus décente et la moins répréhensible, parce que les oignons font pleurer et conviennent au deuil.

L’exemple fut suivi par d’autres, et maintenant, il ne choque presque plus les habitants de la commune. La plupart, il est vrai, s’abstiennent encore. Mais on a pris l’habitude de voir des tombes potagères ; et l’on se dit, comme le père Martin, que, si les morts savent ce qui se passe à quelques pouces de terre au-dessus d’eux, ils sont sans doute satisfaits d’être encore bons à quelque chose.
 
 

 

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(Louis Mandin, « Contes de Paris-Journal, » in Paris-Journal, cinquante-troisième année, n° 1390, samedi 27 juillet 1912 ; illustrations de Charles G. Leland pour Johnnykin and the Goblins, Londres : Macmillan & Co., 1877)