Cependant que la mer en fureur de noroît hurlait sur les silex en douleur d’arrondir leurs angles ; que le vent semait de pluie la plage au point qu’il était impossible, ce soir-là, de mettre un pied devant l’autre par les ruelles ravinées que bordent les villas de briques rouges, aux toits et aux flancs ardoisés ; cependant que les hôteliers geignaient leur désespoir, en cette fin d’août si peu balnéaire qui laissait leurs tables d’hôtes clairsemées de baigneurs – quelques brave-tout, dont je suis, s’étaient réunis, lassés, dans un petit salon ; et l’on parlait de tout et de rien. L’hôtesse accueillante, armée aussi de fortes bronches, tolérait nos pipes. Et dans les nuages bleus et gris que perçaient à peine deux ampoules électriques, se croisaient les propos de rage contenue ou de rire aigre sur le mauvais temps.

Des baigneurs parlèrent d’hydroaéroplanes : ils avaient, le tantôt, pris des torticolis à regarder vainement le ciel, car la course annoncée du Havre à Calais n’avait pu avoir lieu ; et, dans notre petit trou pas cher, nous n’avions pas été informés.

« Aviation ?… quelle erreur, après celle du dirigeable !… » dit tout à coup un monsieur d’âge qu’un grand bouc blanc distinguait d’abord. Puis je vis, au-dessus du bouc, une paire de lèvres minces presque sans arc, un long nez pointu, des yeux mi-clos, et, surmontant le tout, un haut front en tour d’ivoire où des rides profondes, horizontales et régulières, marquaient les étages, tandis qu’une autre ride, une seule, verticale, zigzagante, lézardait l’édifice ; et, sur la terrasse, c’était le désert propice aux méditations, avec une petite touffe au centre, une oasis de cheveux de neige.

Le silence s’établit, interrogateur ; et mon voisin me susurra à l’oreille :

« C’est le célèbre ingénieur futuriste Farcinetti. »

Celui-ci s’était levé, droit sec, de son smoking-chair ; et, ayant posé sa pipe, il alla, dominateur, prophétique, dans l’attention captée de l’assemblée :

« Oui, messieurs ! l’aviation, le dirigeable, le plus lourd ou le plus léger que l’air, sont déviation du véritable esprit scientifique. Nos ingénieurs modernes, imbibés de ce passé qu’il faut détruire, ont pris le problème à l’envers !

Je suis l’ingénieur futuriste…

De même que mon compatriote et ami Marinetti a révolutionné la littérature ; qu’en peinture et en sculplure, le cubisme a tué l’allégorisme et substitué à la forme erronée et conventionnelle, les réalités des lignes géométriques, les doctrines scientifiques futuristes feront du passé table rase…

J’ai, pour mon compte, et pour l’heure, résolu le problème de la navigation aérienne… en le supprimant !

Et cependant, par mon système, j’obtiens des résultats de vitesse de translation inconnus et irrêvés jusqu’ici.

Mon invention, messieurs, c’est l’autoimmobile.

Il me permet de faire passer mes voyageurs, sans déplacement, du point où ils se trouvent au point où ils veulent te rendre à la vitesse de 1,640 kilomètres et une fraction à l’heure !…

– Un peu de thé encore, monsieur Farcinetti ? » fit notre hôtesse.

L’ingénieur futuriste avait accepté. Il but et reprit :

« La Terre tourne : c’est un fait que le futurisme cosmogonique n’a pas encore détruit. Cela viendra, car tout viendra en futurisme ! De Pawlowsky [sic, pour Pawlowski] n’a-t-il pas déjà, et d’après Poincaré, ajouté une dimension aux trois connues  ? – Mais, en attendant, et pour vous faire comprendre mon système, j’accepte que notre globe terraqué tourne sur lui-même avec son atmosphère. La Lune, son satellite, tourne aussi. Or, il est évident que forces centrifuges et centripètes ne s’exercent que dans un rayon déterminable. Il y a un point d’annihilation – le point mort – entre les forces répulsives et attractive de la Lune et de la Terre ; sans quoi le système newtonien s’écroulerait : les astres se précipiteraient les uns sur les autres. La preuve existe, en outre, de cet équilibre intercosmique, dans quelque ruptures confirmant la règle : les chutes d’aérolithes  »

Les nuages de nos pipes et ceux de nos cerveaux s’épaissirent. Mais M. Farcinetti continuait sans trouble et dans la clarté de son esprit futuriste. Sa voix s’enflait, grondait parfois comme un tonnerre, et nous n’entendions plus la mer déferlante ni le vent siffleur.

L’ingénieur Farcinetti martela :

« … Où est le point mort ?… Jeu de collégien. La colonne de mercure… Poids de l’air 10.470 fois moindre que nos 76 centimètres de l’outil de Torricelli, d’où l’équation simplette :

10.470 x 76 = 795.720 centimètres. Mais densité diminue avec altitude. Connu, n’est-ce pas ?… Biot puis Humboldt ont calculé : 47 puis 43 kilomètres, l’épaisseur de notre atmosphère.

Je vais donc placer là-haut, au point mort, ma bouée aérienne !…

Comment j’irai la fixer ?… Et vous vous attendez à quelque histoire farce empruntée à Ésope défié de construire une tour en l’air. Non, messieurs. Je suis sérieux. Vous n’aurez pas à envoyer les matériaux à des travailleurs que portent des aigles dressés. Ma bouée est lancée et montée par ses propres moyens : moteurs ; alimentation automatique ; oxygène pour la carburation ; réchauffeurs électriques, et le reste. Elle s’élève et se fixe au point d’équilibre ; les moteurs, là, s’inaniment…

Maintenant, pour voyager ?… Un aérobus hélicoptère, avec tout le confort moderne, monte en 20 minutes jusqu’à ma bouée fixe, l’atteint, s’y retient le temps voulu, par un guide-rope ad hoc ; – je laisse tourner la Terre à son gré ! – un dispositif spécial – c’est mon secret, emprunté à la méthode de chute des aérolithes – permet, quand je veux, de lâcher la bouée d’amarrage et de rentrer dans l’aire d attraction terrestre. Six heures d’immobilisme… et je vous descends en spirales gracieuses, à Pékin !… »

Nous nous retenions d’applaudir…

Monsieur l’ingénieur futuriste prit un dernier temps, engorgea le fond de sa tasse de thé, puis termina :

« Laissez-moi mourir, messieurs… car je ne veux ni du prix Nobel, ni de la croix qu’on donna à Wright, ni de la fortune que m’offriraient les financiers… L’Académie des Sciences a reçu mon testament qu’elle n’ouvrira qu’à mon décès. Il contient la réfutation de toutes les objections que vous formulez in petto ; il contient tous mes calculs, toutes les formules, les dessins des appareils. Pas un point n’est resté dans l’ombre… J’ai dit. »
 

*

 

Le vent avait cessé de souffler en tempête ; le sol, dans les rues empentées qui mènent au Casino, s’était un peu séché ; et la mer descendante avait laissé les galets ahuris d’arrondissement se reposer un peu, après qu’elle les avait rangés, en s’en allant, sur des gradins de cirque, pour les retrouver à la marée suivante.

Ahuris, nous aussi, nous nous levâmes. La porte entrouverte laissait passer, atténués, les flons-flons d’un orchestre appeleur.

Un salut discret et respectueux à M. l’ingénieur Farcinetti qui s’était renfoncé dans son smoking-chair et dans ses rêves. Et bientôt, par peur de « perdre la boule, » nous perdions copieusement notre argent, autour des tapis verts de l’autre boule, celle du Casino.
 
 

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(Édouard de Franciade, « Contes de Paris-Journal, » in Paris-Journal, cinquante-troisième année, n° 1486, jeudi 31 octobre 1912 ; gravure de Karel Vereycken, « Chute d’Icare, » 2013)