Le grand silence de l’appartement m’oppressait… Je craignais de le rompre et je rangeais, j’empaquetais, avec d’infinies précautions…
Cette nuit-là, je la commençais, seul, chez mon pauvre ami le compositeur Montalto, inhumé le matin même et dont j’étais exécuteur testamentaire. Je venais de réunir, pour les emporter le lendemain, toutes les ébauches musicales, mélodies inachevées, motifs de valses, fragments de marches, etc., que j’avais trouvées traînant un peu partout ; je devais les mettre en valeur pour les héritiers lointains et surtout pour la réputation posthume de Montalto.
Pourquoi hésitais-je à me coucher sur le lit de camp où, depuis deux semaines, je somnolais chaque nuit, souvent réveillé par la grêle clochette que, dans la pièce voisine, mon ami agitait de sa main fiévreuse lorsqu’il avait besoin de moi ?… Sans doute à cause de ce silence si profond, de cette demi-obscurité, de cette atmosphère morne… Il est naturel pourtant que, la nuit, un appartement où le matin il y avait un mort et où l’on est seul paraisse d’un glacial silence !… Mais quand la peur rampe autour de vous, tout devient anormal…
Un craquement de meuble, une plainte du vent sous la porte d’entrée, une goutte tombant d’un robinet étaient d’affreux bruits qui me faisaient sursauter… Je scrutais du regard les coins sombres. Non, je ne me coucherais pas !.. Éteindre, oh non !… J’attendrais le jour dans un fauteuil, en guettant… Ah ! la bonne lumière du jour !… Comme on la souhaite à ces heures pesantes !
J’allais m’assoupir, quand soudain… je ne peux me rappeler cela sans frissonner… soudain, la sonnette de Montalto résonna dans la chambre voisine !… Elle résonna, oui !… Je voulus croire que j’avais dormi, que je m’éveillais d’un cauchemar. J’écoutai, la respiration suspendue, certain de ne pas entendre. Mais, à nouveau, l’aigre appel argentin retentit, long, insistant… C’est ainsi que Montalto sonnait quand je ne me réveillais pas tout de suite !… Et je perçus, tout près, un autre bruit, saccadé, sec : mes dents qui claquaient…
La sonnette résonna encore… à peine, cette fois…. un triste tintement…
Comment parvins-je à me lever, à aller jusqu’à la porte de sa chambre ?… Jusqu’à la porte, oui, la main sur le bouton… mais ouvrir était au-dessus de mes forces…. Qu’y avait-il derrière cette porte ?… Enfin, je la tirai vers moi, soudain, du brutal effort d’un hésitant qui se décide…
Rien !… Rien que la plus noire obscurité !… Alors, absurdement, j’appelai : « Montalto !… » Je ne reconnus pas ma voix… Il me semblait qu’un autre avait parlé…
Puis j’osai… ce fut le plus difficile… j’osai tourner, d’une main qui se contracturait, le commutateur électrique… La chambre s’éclaira…
Je m’attendais à voir encore mon ami étendu sur son lit de douleur, à l’entendre me demander quelque soin… Mais non… le lit était, comme l’après-midi, sans matelas, ni draps… Sur la table de nuit, il y avait les deux bougies inachevées, l’eau bénite et la sonnette…
Quelle main l’avait agitée ?… J’étais incontestablement seul dans l’appartement. Donc, j’avais cru entendre ?… Oui. Ce n’était rien, rien…
Je respirai largement en faisant quelques pas… Il me sembla même que par réaction je souriais ; pour m’en assurer, je m’approchai d’un grand miroir accroché près du lit…
Je m’y aperçus, mais, horreur !… Mon visage ne s’y réfléchissait pas seul !… Montalto me regardait dans le miroir, par-dessus mon épaule, hâve, la barbe à demi poussée, les cheveux emmêlés, tel qu’il était à la dernière heure, mais les yeux ouverts…
Je me retournai éperdument, la tête rejetée en arrière par l’épouvante, pensant me trouver face à face avec lui…
Personne !… La chambre vide… Pourtant, j’avais bien vu… Une certitude, cette fois !… Donc, tout à l’heure, j’avais bien entendu… Je n’étais pas fou !…
Mes yeux revinrent au miroir. Ah ! Montalto m’y regardait toujours, mais de plus loin… Je le voyais dans le fond de la chambre, le corps vague, le visage terriblement net…
Et alors… Je jure que je ne me suis pas trompé, que ce n’était pas une hallucination !… Alors, il m’indiqua, des yeux, une petite armoire bretonne où l’on avait rangé ses vêtements… Oui, il me l’indiqua avec une extraordinaire force d’expression… Puis, une seconde fois, il la désigna, plus fortement, plus désespérément encore…
Je me retournai vers le coin où le miroir me le montrait : personne !…
Un miroir peut-il donc réfléchir des formes que l’œil humain ne discerne pas ?…
J’allai vers l’armoire, je l’ouvris et presque aussitôt j’y trouvai, entre deux vêtements, cette mélodie : Souviens-toi !… qui, plus que tout ce qui fut joué de lui avant sa mort, a rendu son nom fameux, cette mélodie qu’il avait composée juste avant son attaque…
Je l’avais cherchée en vain. Un domestique avait dû, par hasard, la ranger là…
Dès que je tins ces quatre à cinq feuillets, la chambre cessa de frémir. Je la sentais vide, définitivement, de toute force inconnue… Et la peur m’avait quitté net.
Je revins tranquillement au miroir : il ne m’offrit que mon image… J’appelai :
« Montalto, mon vieux, reviens !… »
Ah ! nulle réponse !… Cette fois, il était bien disparu, la raison de son retour ayant elle-même disparu…
*
On a essayé de m’expliquer :
La pensée est une chose matérielle, aussi matérielle qu’une onde de T. S. F. ; à l’instant de la mort, elle a une puissance considérable. Or, à demi dans le coma, Montalto avait pu voir ranger cette mélodie dans un endroit où je risquais de ne pas la trouver… Sa suprême inquiétude lui avait mystérieusement survécu et était restée là pour, en un instant de repos, avertir mon subconscient ; et il est prouvé que notre subconscient ne communique avec notre esprit pensant et ne lui traduit ce qu’il perçoit que grâce à des hallucinations.
Ce que j’ai vu et entendu serait donc décidément sans réalité objective. Mon subconscient ayant perçu une pensée demeurée là, une pensée spécialement forte puisque suprême, me l’aurait transmise de cette façon impressionnante…
… Ou bien, comme autrefois on l’aurait cru, mon vieil ami est-il « revenu » de là-bas pour me prévenir ?… Mais qu’est-ce que là-bas ?… Et en revient-on ?…
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(J.-Joseph Renaud, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, trente-septième année, n° 13391, mercredi 17 novembre 1920 ; in Le Petit Haut-Marnais, républicain quotidien, dix-neuvième année, n° 164, dimanche 10 & lundi 11 juillet 1921 ; « Contes et nouvelles, » in La Dépêche de Brest, trente-sixième année, n° 13920, jeudi 2 février 1922. Alfred Le Petit, « Autoportrait, » huile sur toile, 1893)

